Gangs of New York. Juifs et Noirs aux Etats-Unis

Comment expliquer la convergence, apparemment si spontanée sur les campus américains, entre antiracisme et antisionisme ? Suivant le processus de radicalisation du mouvement des droits civiques, Christian Voller retrace dans ce texte la genèse du lien entre Black Lives Matter et Free Palestine. L’histoire qu’il nous fait suivre passe par Brooklyn, où la rencontre entre Afro-Américains et juifs traditionalistes prit parfois la forme d’une guerre de gangs.

 

 

Quelques jours seulement après les pogroms meurtriers du 7 octobre 2023, des protestations propalestiniennes ont commencé à se former dans les universités américaines, prenant rapidement de l’ampleur jusqu’à acquérir un rayonnement international. Outre les comités de solidarité avec la Palestine existants, le ton a été donné par des groupes antiracistes, qui s’étaient jusqu’alors surtout consacrés à la cause afro-américaine. Ainsi, la liquidation de l’État juif sur les rives de la Méditerranée est manifestement devenue une revendication fondamentale pour de nombreuses initiatives qui s’étaient organisées sous le slogan Black Lives Matter : d’un coup, presque immédiatement après les événements, elles ont pris position de manière radicale, et souvent avec un manque total de tact, voire de décence. En écoutant leurs analyses et leurs appels, on a l’impression d’un lien quasi naturel entre les luttes des Noirs en Amérique et celles des Arabes dans l’ancien mandat britannique de Palestine. Cette connexion entre l’activisme antiraciste et l’antisionisme n’est pas nouvelle, mais elle marque d’une manière inédite les protestations et les débats actuels, tant sur la forme que sur le fond, et ce de plus en plus jusqu’en Europe.

Cette connexion ne va pourtant pas de soi. Quiconque voulant la comprendre doit détourner un instant son attention de l’actualité au Proche-Orient et se pencher sur les années 1970. Ou, plus précisément, sur cette période qui a débuté aux États-Unis le 2 juillet 1964 avec la signature du Civil Rights Act. Cette loi symbolise la pérennisation du succès du mouvement des droits civiques, mais sa signature a également scellé la fin de ce mouvement. L’égalité juridique était acquise et même si la discrimination raciale n’appartenait pas au passé, elle était interdite. Au sein du système libéral, ce qui devait être obtenu l’a été, et la réalisation de l’égalité acquise incombait désormais à la police. De nombreux protagonistes et partisans du mouvement considéraient ainsi avoir obtenu gain de cause, et les protestations perdaient de leur force. Mais d’autres doutaient, à très juste titre, que la pleine égalité puisse être réalisée dans une société majoritairement blanche. Le racisme semblait trop profondément enraciné dans cette société et ses institutions. De plus, il semblait probable que le capitalisme d’inspiration libérale-américaine veillerait à ce que les personnes sans capital ni patrimoine restent pauvres pendant des générations. Pour les descendants d’esclaves, cela signifiait un désavantage structurel considérable dans une société où on ne devient qu’exceptionnellement millionnaire en faisant la plonge, et où l’argent ancien détermine le destin et la politique.

Le rabbin Abraham Joshua Heschel défilant avec d’autres leaders des droits civiques de Selma à Montgomery, en Alabama, le 21 mars 1965.

C’est dans ce contexte que le mouvement des droits civiques a connu une radicalisation en termes de politique identitaire qui allait marquer l’agitation politique et intellectuelle qui s’était emparée des États-Unis dans le sillage de la guerre du Vietnam. Les groupes de Black Power qui se formaient alors se réclamaient de la révolution sociale, détestaient le libéralisme, et ce qui avait commencé comme un mouvement pour les droits civiques, et donc comme un projet authentiquement libéral, se poursuivit par un activisme militant. Des étudiants blancs, dont beaucoup étaient juifs, se sont montrés solidaires et ont formé le Weather Underground, des parties du mouvement hippie se sont engagées dans la lutte aux côtés des Black Panthers sous le nom de White Panthers et, dans l’ensemble, les actions dirigées contre le gouvernement, la police et l’impérialisme américain ont d’abord bénéficié d’un soutien considérable parmi les Américains libéraux. Le judaïsme libéral en particulier, qui s’était déjà révélé un allié important du mouvement des droits civiques, sympathisait avec la lutte des Afro-Américains, avec lesquels il semblait partager une histoire de privation de droits et d’oppression. L’alliance était toutefois fragile.

Cela se voyait dans les quartiers appauvris des grandes villes américaines comme New York, Chicago, Détroit ou Boston. Les différents groupes de population qui se considéraient, et étaient vus, comme allogènes à la fin du XIXe siècle– des Irlandais, des Polonais, des Juifs, des Russes, des Allemands, etc. – s’étaient en grande partie fondus dans cette couche sociale blanche dont seuls les White Anglo-Saxon Protestants pouvaient auparavant faire partie. Leurs communautés étaient largement devenues une affaire folklorique du passé, et cet effort d’adaptation s’est avéré payant pour la grande majorité. Commença alors la fuite des centres-villes vers les suburbs. Des quartiers entiers se sont trouvés à l’abandon ; y restaient surtout les pauvres et ceux qui n’étaient pas prêts à se fondre sans réserve dans la population majoritaire, et donc à devenir des Américains sans trait d’union. Il s’en est suivi un éloignement entre les assimilés et les traditionalistes, qui s’est manifesté de manière particulièrement crue dans les milieux juifs. En effet, alors que pour une partie importante de la population juive, l’assimilation était directement liée à l’ascension sociale et à l’emménagement dans de meilleurs quartiers, les représentants des communautés du centre-ville, dont beaucoup étaient des survivants de la Shoah, refusaient d’abandonner leurs traditions et restaient reconnaissables en tant que juifs par leur langue, leur habitus et leurs habits. Ils étaient significativement plus pauvres que la majorité des Juifs assimilés, et ils ont attiré l’antisémitisme. Cependant, ils étaient bien organisés dans les quartiers où ils vivaient. Ils étaient surreprésentés dans le système scolaire, bien intégrés dans l’administration et la police, et de nombreux immeubles locatifs appartenaient à des familles juives.

Lorsque les grands mouvements migratoires intra-américains du Sud vers le Nord ont commencé et que des millions d’Afro-Américains sont venus chercher travail et fortune dans les métropoles industrielles du Nord, les nouveaux arrivants ont d’abord rencontré ces Juifs. Ils constituaient souvent le plus grand groupe homogène de Blancs restés dans les quartiers pauvres, et ils semblaient prospères du point de vue de ceux qui montaient, sans ressources, du Sud. Ceux-là même qui avaient refusé de se fondre dans la société majoritaire blanche sont ainsi devenus les représentants directs de celle-ci. Harlem ou Brooklyn, des quartiers new-yorkais à la fois très juifs et dont la population afro-américaine a fortement augmenté depuis les années 1950, sont des exemples emblématiques de ce cas de figure. La cohabitation dans l’espace restreint de quartiers de plus en plus délabrés a très tôt provoqué des tensions, et un antisémitisme spécifique s’est établi, qui s’adressait aux Juifs locaux en tant que Blancs, ou du moins en tant que Blancs potentiels. En effet, selon l’argument, les Juifs pouvaient à tout moment se fondre dans la population majoritaire, un privilège que les Noirs n’avaient pas en raison de la couleur de leur peau.

Les six premiers membres du Black Panther Party (1966) : De gauche à droite : Elbert « Big Man » Howard, Huey P. Newton, Sherwin Forte, Bobby Seale; en bas : Reggie Forte et Little Bobby Hutton. Wikipdia Commons.

Cet antisémitisme très spécifique, lié à un milieu et à certaines expériences non généralisables, est bien attesté. Par exemple, le Harlem que James Baldwin a dépeint dans ses romans et ses essais, et qui deviendra rapidement une métonymie du ‘ghetto’ aux États-Unis, est peuplé de personnages secondaires grotesquement exagérés. Certains d’entre eux se laissent trop facilement décrypter comme des caricatures antisémites, mais doivent en même temps être compris comme l’expression authentique de l’expérience de vie afro-américaine à Harlem et dans des quartiers résidentiels similaires. Baldwin constate et explique l’existence d’un antisémitisme spécifiquement afro-américain, mais il ne voulait pas être considéré comme l’un de ses représentants. En effet, sous le titre Negroes Are Anti-Semitic Because They’re Anti-White, il a abordé le phénomène en 1967. Son essai attribue l’antisémitisme des Noirs avant tout à l’expérience d’être exploités dans les ‘ghettos’ par des Juifs, qui, dans le contexte historique particulier des États-Unis, sont devenus des Blancs : « In the American context, the most ironical thing about Negro anti-Semitism is that the Negro is really condemning the Jew for having become an American white man »[1]. L’assimilation réussie, ou potentiellement réalisable avec succès, à l’Amérique blanche devient ainsi le motif d’un ressentiment que Baldwin reproduit et critique en même temps, l’argument décisif étant que la souffrance subie par les Juifs en tant que groupe est une expérience essentiellement européenne, et donc pas véritablement américaine, contrairement à l’oppression des Noirs : « It is not here, and not now, that the Jew is being slaughtered, and he is never despised, here, as the Negro is, because he is an American »[2]. Baldwin répond finalement à l’antisémitisme afro-américain par un universalisme qui lui est propre, fondé sur le christianisme, et par un refus de tout racisme : une conciliation est en perspective si l’Amérique réussit l’intégration de tous au sein d’une American Identity dans laquelle la souffrance et les contributions des Afro-Américains trouveront enfin leur pleine reconnaissance.

Cette profession de foi emphatique en faveur du melting-pot américain a été une source d’inspiration pour beaucoup, mais elle a également valu de sévères critiques à Baldwin. Dans son ouvrage polémique The Crisis of the Negro Intellectual (1967), Harold Cruse attaque Baldwin en le qualifiant de « rather innocent and provincial intellectual », « bending over backwards to avoid criticism of Jews pretending to be angry with whites »[3]. Et il lui reproche de minimiser le pouvoir des Juifs en Amérique. Si ce n’est pas en tant que « Jew-lover », ce serait du moins en tant qu' »apologist for the Jews »[4] que Baldwin se serait laissé entraîner dans une intrigue où les Juifs s’engagent, certes, pour l’intégration des Afro-Américains, mais dans le but d’entraver leur lutte pour une identité, une culture et finalement une nation qui leur seraient propres, alors qu’ils ont précisément créé tout cela pour eux-mêmes. En tant que « nationalismes » rivaux au sein des États-Unis, dont le destin commun consiste à ne pas pouvoir et vouloir se fondre sans résidu dans l’Amérique intégrée des Blancs, les Juifs et les Afro-Américains deviennent pour Cruse des antipodes, dont la lutte pour une identité collective propre est modélisée de manière essentiellement agonistique. Mais là où l’identité juive, en tant qu’identité culturelle, semble clairement définie pour Cruse et où la fondation de l’État d’Israël en 1948 a créé une patrie pour les Juifs qui leur confère une grande capacité de s’affirmer, y compris aux États-Unis, l’unité culturelle des Afro-Américains ainsi que leur demande d’un État national propre sont restées lettre morte. Et c’est justement l’exigence d’intégration et d’assimilation des Noirs américains – également et surtout défendue par les Juifs américains – qui, selon Cruse, s’opposent à la réalisation de ces deux idéaux d’unité culturelle et d’État-nation appartenant à la nation noire.

Contrairement à Baldwin, dont l’utilisation littéraire d’images et de tropes antisémites est souvent ambiguë, Cruse présente ainsi un récit qui est dans son ensemble fondé sur l’antisémitisme. À l’arrière-plan du pluralisme ethnique en faveur duquel il plaide, l’exigence d’une intégration des Noirs sur le mode de leur assimilation à la société majoritaire américaine ne peut être conçue que comme une trahison de la cause d’une identité et d’une culture résolument afro-américaines ; et c’est avant tout le judaïsme américain que Cruse identifie comme la sinistre puissance qui favorise cette trahison, précisément parce qu’il a accompagné solidairement et soutenu activement les efforts d’intégration des Noirs lors du mouvement des droits civiques. Ce qui est décisif ici, ce n’est pas tant le ressentiment antisémite que Cruse a manifestement nourri en tant qu’individu, et qui constitue le fil rouge de sa puissante polémique, mais plutôt le fait que ce ressentiment se manifeste dans le contexte d’une conception fondamentalement différente de celle de Baldwin de ce que signifierait en fin de compte une émancipation des Noirs en Amérique. Là où l’universalisme de Baldwin reste attaché à l’idéal de la production d’une identité américaine intégrée et intégrante, Cruse rejette ce projet d’intégration multilatérale au profit d’un pluralisme ethnique.

James Baldwin, 1969. Wikipedia Commons.

L’antisémitisme de Cruse n’est pas passé inaperçu et a été très tôt critiqué[5], mais son diagnostic de la crise du modèle d’intégration américain a été précurseur. Et alors que l’universalisme ‘innocent’ de Baldwin semblait romantique et dépassé face à l’aggravation des tensions entre Noirs et Blancs, le pluralisme ethnique tel que Cruse le défendait devint le paradigme d’une agitation politique identitaire au sein du mouvement Black Power. Des groupes issus du Black Nationalism ainsi que les Black Muslims, notoirement antisémites, ont rapidement gagné en influence au sein du mouvement, et le ressentiment anti-juif, que l’on retrouve à de nombreux endroits dans les écrits correspondants, a eu des effets qui ont surtout été ressentis par ces Juifs des quartiers pauvres qui, d’une part, étaient reconnaissables en tant que Juifs et qui, d’autre part, vivaient parmi les Noirs, ce qui n’était pas le cas des Juifs assimilés dans les banlieues. À la fin des années 60, les États-Unis ont connu une vague de violences urbaines, lors de laquelle la colère contre la ‘classe blanche exploiteuse’ dans les quartiers mixtes se déchaînait régulièrement contre les Juifs et leurs biens.

C’est dans ce contexte qu’a été fondée en 1968 à Brooklyn la Jewish Defense League, aujourd’hui presque oubliée, mais qui n’est pas sans importance pour l’histoire du judaïsme aux États-Unis. Regroupés autour du charismatique rabbin Meir Kahane, qui représentait un mélange particulier et profondément américain de conservatisme culturel, d’affirmation de soi militante et de politique identitaire juive, s’est formé tout un milieu de jeunes hommes juifs particulièrement belliqueux et souvent armés. Le fait que Kahane se soit manifestement inspiré des Black Panthers, auxquels il avait emprunté non seulement le logo de sa troupe (complété par une étoile jaune), mais aussi une grande partie de sa rhétorique, lui a valu le surnom de Panther Reb. Ses hommes, avec leurs jewfros, leurs vestes en cuir et leurs bérets, imitaient eux aussi avec assurance le style des Panthers. Mais, dans le même temps, c’est précisément avec les groupes urbains appartenant à la mouvance Black Power qu’ils étaient d’emblée et durablement en conflit. La raison n’en est pas tant à chercher dans le racisme de Kahane, qui n’est devenu un élément prépondérant de sa pensée que dans les années 1980, mais alors en Israël, que dans les désaccords locaux concrets qui se sont fait jour autour des questions de politique scolaire. Dans les quartiers désormais majoritairement afro-américains, telle était la revendication politique de leurs habitants noirs, la scolarisation devait être assurée par des enseignants afro-américains – une revendication qui bénéficiait d’un grand soutien parmi les libéraux et même les juifs libéraux. Sa réalisation s’est toutefois heurtée aux plans de vie et de carrière des enseignants qui avaient jusqu’alors exercé à Brooklyn et dans des quartiers démographiquement similaires, et qui étaient en majorité juifs. Kahane s’est rangé de leur côté et s’est fait le porte-parole d’un milieu juif économiquement arriéré et traditionaliste, au nom duquel il a polémiqué puissamment et en usant d’une rhétorique de lutte des classes contre l’establishment juif qui, au nom de la cause noire, n’avait cure des juifs pauvres et attachés à la tradition habitant ces quartiers et y gagnant leur pain quotidien. Dans le même temps, il est devenu le défenseur militant d’une politique identitaire juive qui a souvent été accusée d’être raciste, parce que les Juifs dont il cherchait à organiser l’affirmation étaient conçus et perçus par les militants du Black Power comme des Blancs, et donc comme faisant partie de cette société majoritaire qu’il fallait combattre comme raciste. Autrement dit, en affirmant une identité juive, aux yeux des militants du Black Power, les Juifs affirmaient une identité blanche.

Des membres de la Ligue de défense juive défilent à New York, 1982.

Cela étant dit, il est indéniable que, dans le cadre des conflits qui opposaient ces deux groupes, des phrases à caractères racistes aient été prononcées ; les polémiques antiracistes, prétendument dirigées contre les oppresseurs blancs, avaient, quant à elles, régulièrement des relents d’antisémitisme et, par endroits, basculaient dans l’antisémitisme ouvert. Ceci a donné à Kahane l’occasion de durcir le ton, et les effets du judaïsme combatif qu’il cherchait à affermir se sont alors surtout fait sentir pour les Afro-Américains qui devaient partager le quartier avec ses chayas (en hébreu : bêtes). L’alliance entre les Juifs américains et les Afro-Américains, formée dans la lutte commune pour les droits civiques dans le Sud, risquait ainsi de se briser à New York. De plus, la victoire d’Israël lors de la guerre des Six Jours avait brusquement placé le sionisme au centre de l’agitation anti-impérialiste, ce qui posait problème à beaucoup de Juifs de gauche dont un nombre non négligeable s’est rangé par la suite dans le camp des néoconservateurs. Les groupes de Black Power, quant à eux, cherchaient à se rapprocher de ces Arabes qui semblaient souffrir des mêmes Blancs que leurs ‘frères’ dans les grandes villes américaines, à savoir les Juifs. Les préjugés racistes et antisémites qui existaient auparavant dans les deux groupes de la population se sont transformés en une haine ouverte qui a éclaté à la fin des années 1960 dans une série d’affrontements violents entre militants noirs et juifs, qui n’ont guère attiré l’attention en Europe et ont laissé un souvenir plutôt pâle dans la mémoire des Américains. Ces événements ne sont toutefois pas restés sans conséquences.

Kahane a mis fin à son projet de radicalisation identitaire des Juifs américains au début des années 70 et a appelé à l’aliya collective, au ‘retour’ en Israël : « Time to go home », tel était le titre de son pamphlet phare de 1972. Il a entamé une deuxième carrière politique en Israël, en agissant de manière si radicale et régulièrement raciste qu’il a été exclu de la Knesset et que son parti Kach a finalement été interdit. L’intégration n’a donc pas réussi précisément là où elle aurait dû se faire sans encombre selon les critères d’une pensée politique identitaire. C’est ainsi que Kahane est devenu en Israël un haineux détracteur des Arabes – adulé par un nombre relativement restreint de partisans radicaux, mais banni de la scène politique. Le combat qu’il a mené est cependant resté américain. Profondément enraciné non pas dans l’Israël libéral, mais dans le Brooklyn identitaire des années 60, Kahane n’a pas pu s’intégrer dans le paysage politique de l’État juif, et cela vaut encore aujourd’hui pour ses partisans, qui sont en grande partie des Juifs immigrés des États-Unis. L’héritage idéologique du Panther Reb est aujourd’hui géré par les colons armés et très agressifs de Cisjordanie, dont parlent (ou devraient parler) ceux qui dénoncent la violence des ‘colons’ : « Kahane was Right », tel était et tel est toujours leur cri de guerre. Toutefois, les kahanistes en Israël ont toujours été un groupe radical, largement isolé, auquel personne ayant à cœur la culture politique du pays ne voulait avoir affaire. Ce n’est que Benjamin Netanyahu qui a cherché à se rapprocher d’eux pour se maintenir au pouvoir et, depuis la nomination d’Itamar Ben-Gvir – dont le parti Otzma Yehudit s’inscrit dans la tradition directe du parti interdit de Kahane, Kach – au poste de ministre de la Sécurité, on parle en Israël d’un retour du kahanisme et on met en garde contre les dangers qui vont avec sa participation au gouvernement.

Le rabbin Meir Kahane s’adressant aux jeunes du NCSY [National Council of Synagogue Youth] à Brooklyn en 1975. Wikipedia Commons.

Aux États-Unis, en revanche, de nombreux représentants et soutiens du mouvement Black Power ont réussi à faire carrière dans les universités. Leur intégration a si bien et durablement réussi que la rhétorique et les outils d’analyse qui ont vu le jour dans un climat socio-historique précis jouent aujourd’hui un rôle important dans les humanités traditionnellement de gauche. Ce qui a été discuté en tant que Triple Oppression Theory dans l’Internationale anti-impérialiste se rencontre aujourd’hui à nouveau en tant que théorie de l’intersectionnalité, et ce que l’on appelait alors le Tricontinent est aujourd’hui le Sud global – non pas une catégorie géographique, mais politique. Les formes d’action et de protestation du mouvement Free Gaza, quand bien même elles sont aujourd’hui médiatisées par voie numérique, rappellent également les années 70, ne serait-ce qu’en raison du retour généralisé de la kufiya comme symbole de la lutte des peuples opprimés. Et l’antisémitisme (lié à Israël), qui a toujours entretenu une relation intime avec l’anti-impérialisme militant, est lui aussi de retour et ne semble pas poser de problème à une grande partie de la gauche américaine.

C’est donc en prenant en compte la radicalisation identitaire du mouvement des droits civiques au cours des années 70, et ses répercussions académiques, que l’on peut expliquer les protestations impétueuses et trop souvent hostiles aux Juifs dans les universités américaines et que l’on doit les critiquer. L’accueil euphorique qu’elles ont reçu entre-temps dans toute l’Europe et dans une grande partie de ses milieux académiques activistes est toutefois effrayant. On reprend ici des modèles d’interprétation et des formes d’action dont la naïveté manifeste se nourrit d’un espace d’expérience qui diffère fondamentalement de celui de l’Europe post-Shoah. En effet, aux États-Unis, l’assimilation a effectivement offert aux Juifs la possibilité d’être largement épargnés par la discrimination, même si l’antisémitisme était et reste largement répandu. En Europe, en revanche, l’intégration des Juifs par l’assimilation a certes été largement réussie, mais elle a été perfidement annulée. Sans aucune protection, les Juifs européens ont été livrés à une racialisation qui n’avait qu’un seul objectif : identifier tous les Juifs, les retrouver et les envoyer à la ‘solution finale’.

Kahane, qui est né à Brooklyn en 1932 et n’a rien vécu de tout cela directement, avait cependant conscience de ce risque. Son programme militant était identifié par la référence régulière à Auschwitz et aux pogroms en Europe de l’Est et se présentait comme un guide d’autodéfense au service d’une vie juive qu’il voyait constamment menacée, même en Amérique. Pour les militants du Black Power, en revanche, les choses se présentaient différemment. Les Juifs qui avaient réussi à se rendre en Amérique avaient été sauvés par cette même nation qui opprimait les Noirs en tant que groupe et de la richesse de laquelle ils restaient largement exclus malgré l’égalité juridique. Ceci leur paraissait d’autant plus injuste qu’ils avaient, eux aussi, payé un tribut de sang considérable dans la lutte contre le Troisième Reich et les puissances de l’Axe. Aux yeux du Black Power, même si, en Europe, ils avaient été persécutés et presque exterminés, en Amérique, les Juifs étaient devenus des Blancs, ou du moins pouvaient le devenir. La Jewish Defense League apparaissait ainsi comme une troupe de voyous blancs dont le comportement était susceptible d’évoquer les souvenirs des lynchages du Sud – une vision des choses compréhensible dans la mesure où rien n’est jamais arrivé aux Juifs aux États-Unis qui puisse être comparé de près ou de loin à la haine raciale que les Afro-Américains avaient connue et à laquelle ils étaient encore exposés dans les années 1960.

Alors que l’assimilation n’a non seulement pas réussi à protéger durablement les Juifs européens de la discrimination, mais qu’elle s’est achevée dans les camps d’extermination, elle a si bien réussi en Amérique que l’on pourrait croire que l’antisémitisme n’est rien d’autre qu’une variante inoffensive du racisme ‘intra-blanc’. Aux pays de la Shoah, où il n’y a presque plus de vie juive comparé à ce qu’elle était avant 1945, cela semble utopique et on comprend que beaucoup voudraient croire à cette utopie. Pourtant, il faut s’en méfier. Le vent frais qui souffle depuis l’Ouest devrait être accueilli avec le plus grand scepticisme, compte tenu de ce qui s’est passé ici. Ce n’est pas cette German Guilt dont on parle tant aujourd’hui[6] qui oblige à préserver la notion d’antisémitisme telle qu’elle a été développée de manière paradigmatique dans la théorie critique d’Adorno, Horkheimer et d’autres, ou chez Jean Amery, et à la défendre si nécessaire contre l’antiracisme d’inspiration américaine ; c’est tout simplement l’expérience européenne : « cela s’est produit, et par conséquent cela peut se reproduire » (Primo Levi).


Christian Voller

Christian Voller, né en 1980 à Kronberg im Taunus, est maître assistant à l’Université Leuphana de Lüneburg. Il a publié de nombreux articles sur la philosophie de la technique du 20e siècle et l’histoire du matérialisme historique. Il vient de faire paraitre le livre « In der Dämmerung Studien zur Vor- und Frühgeschichte der Kritischen Theorie » [Entre chien et loup: Etudes sur la préhistoire et l’histoire précoce de la théorie critique], Berlin, Matthes & Seitz, 2022.

Notes

1 Baldwin, James, « Negroes Are Anti-Semitic Because They’re Anti-White » (Orig. : New York Times Magazine, 9 avril 1967), in : Ders, Collected Essays, éd. par Toni Morrison, New York, Literary Classics of the United States, 1998, p. 739-748, ici p. 744. [Dans le contexte américain, l’aspect le plus ironique de l’antisémitisme noir est que le noir condamne en réalité le Juif pour être devenu un homme blanc américain].
2 Ibid., 745 [Ce n’est pas ici, ni maintenant, que le Juif est massacré, et il n’est jamais méprisé, ici, comme l’est le Noir, parce qu’il est Américain.]
3 Cruse, Harold, « The Crisis of the Negro Intellectual » (1967), The New York Review of Books, New York 2005, p. 498. [un intellectuel plutôt innocent et provincial, qui se plie en quatre pour éviter de critiquer les Juifs en prétendant être en colère contre les Blancs.]
4 Ibid., p. 482
5 Robert Chrisman, par exemple, a fait remarquer de manière sarcastique : « A communist, Jewish, Zionist liberal, integrationist conspiracy has smothered black culture for sixty years, says Cruse ». Chrisman, Robert, The Crisis of Harold Cruse, dans : The Black Scholar, novembre 1969, vol. 1, n° 1, The Culture of Revolution, p. 77-84, ici p. 79.
6 Le slogan Free Gaza from German Guilt a attiré l’attention du public pour la première fois à l’automne 2022 dans le cadre de la controverse autour de la documenta 15, et est depuis devenu un élément incontournable de la culture de protestation propalestinienne en Allemagne et au-delà. Il affirme qu’un sentiment de culpabilité spécifiquement allemand, né de la Shoah, a conduit la République fédérale à conclure une alliance indéfectible avec Israël, à la suite de laquelle les Palestiniens, « victimes des victimes », sont devenus les sujets d’une oppression dans laquelle la culpabilité allemande se perpétue. Ce slogan a été vivement critiqué en Allemagne, y compris et surtout parmi les gauchistes, pour avoir repris et varié un topos qui occupe depuis les années 1950 déjà une place centrale dans le répertoire rhétorique de l’extrême droite, à savoir la revendication de la fin du soi-disant ‘culte de la culpabilité’. Cette revendication a été récemment réaffirmée avec véhémence par l’aile völkisch de l’Alternative für Deutschland (AFD), mais elle remonte à la formation de la Nouvelle Droite dans les années 1950. Toutefois le discours sur la culpabilité allemande est également erroné, car il s’adresse à un sentiment de culpabilité subjectif et diffus, et nivelle ainsi l’expérience objective de la Shoah, y compris la responsabilité qui en découle – et pas seulement pour la République fédérale d’Allemagne. 

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