# 139 / Edito

La marche contre l’antisémitisme du 12 novembre dernier a été perçue comme un succès. Tant mieux. Elle s’est pourtant déroulée dans un contexte étrange: d’un côté, un parti historiquement antisémite s’y rend bon pied bon œil en se déclarant « meilleur bouclier des Juifs de France » ; de l’autre, un parti qui se prétend appartenir historiquement au camp anti-antisémite refuse de la rejoindre, mettant en circulation d’une manière de plus en plus insistante l’idée qu’il existerait en France un « philosémitisme d’État ». Devant une telle situation, on en perdrait son latin antiraciste. Le week-end dernier, « tout a gravité autour de la question : non pas qu’est-ce qu’être antisémite (spécifiquement), mais qui est antisémite (réellement). » Telle est l’époque où nous vivons, très spécifique mais finalement peu innovante sous l’angle de l’association malveillante des juifs au pouvoir d’État. Nonobstant cette continuité, il est urgent de nous interroger sur ce que signifie être antisémite aujourd’hui en France.

Que des étudiants en première année manifestent leur indignation en affirmant, dans leurs slogans et leurs tweets, que les Israéliens perpètrent un « génocide » est un fait déplorable. En elle-même, évidemment, l’indignation se comprend. La catastrophe humanitaire à Gaza et les morts de civils palestiniens dessinent une réalité critique qu’il serait indigne de ne pas regarder en face, et sans doute n’est-il pas surprenant que, chez certains, le refus de banaliser cette tragédie puisse conduire à faire fi de la juste qualification de la réalité. Dans K. nous publions aujourd’hui deux textes qui répondent à cette inflation verbale. Un premier, qui se dit lui-même une brève mise au point, écrit par quatre des plus grands intellectuels allemands, représentants de l’École de Francfort ou travaillant dans son sillage : Jürgen Habermas, Rainer Forst, Nicole Deitelhoff et Klaus Günther. Que « les critères d’évaluation [de la situation] dérapent complètement lorsque l’on attribue des intentions génocidaires à l’action israélienne » voilà la clarification que le centre de la théorie critique fait entendre dans le débat public actuel.

Notre deuxième article traitant de la question des mots justes s’intéresse plus spécifiquement à celles et ceux dont le métier est d’analyser et de comprendre. Ainsi, voir un professeur au Collège de France prétendre produire un « déchiffrement » conforme au « rôle des sciences sociales » en affirmant qu’il y a de « préoccupantes similitudes » entre le massacre exterminateur des Hereros par les Allemands au début du XXe siècle et ce qui a lieu aujourd’hui à Gaza en se targuant de sa « responsabilité historique [de] prévenir ce qui pourrait devenir le premier génocide du XXIe siècle », produit un effroi intellectuel d’un genre tout particulier. « Comparaison n’est pas raison », dit en passant Didier Fassin au cours de sa tribune parue dans AOC  « Le spectre d’un génocide à Gaza ». On ne saurait mieux dire, et des textes viennent lui rappeler l’incongruité de ses analogies – figure de « pensée » que, par ailleurs, les sciences sociales ont chassée depuis longtemps en raison de son manque de scientificité –  tout comme l’impensé dont leur usage est le symptôme. Aussi des philosophes, historiens et sociologues (dont plusieurs membres de la rédaction de K.)[1] ont-ils collectivement répondu à Didier Fassin dans AOC soulignant que « faire des Juifs des colonisateurs allochtones [s’inscrivant] dans une logique génocidaire » revient à « saper la légitimité même de l’existence de l’État d’Israël ». Dans Philosophie Magazine et K.[2], c’est la sociologue Eva Illouz qui « [examine] les deux similitudes que Didier Fassin se propose d’identifier dans l’histoire » : les Allemands colonisateurs du début du XXe siècle prétendument similaires aux Israéliens du XXIe siècle ; et l’attaque du Hamas prétendument similaire à la révolte des Héréros qui a mené à leur génocide par les Allemands. Dans sa tribune, le même enjeu se dessine : protéger le sens des mots – en l’occurrence « génocide » – comme l’intégrité des faits historiques – en l’occurrence l’histoire du Proche-Orient et la légitimité d’Israël à exister. Didier Fassin a déjà répondu à quelques-unes des critiques qui lui ont été adressées d’une manière dont on peine à percevoir la logique (« Ne pas renoncer à penser », dans AOC). « À aucun moment, je n’ai mis en cause ‘l’existence de l’État d’Israël’ qui est un fait acquis », écrit-il. Mais si Israël est un État légitime, la similitude qu’il perçoit entre le Hamas et les Héréros n’a plus aucun sens. Car de deux choses l’une : soit Israël est un Etat légitime, auquel cas il ne ressemble en rien aux colonisateurs allemands en Afrique, soit les Israéliens réagissent aux attaques du Hamas comme jadis les Allemands aux révoltes des Héréros, mais alors Israël n’est pas légitime, puisqu’assimilable à une puissance coloniale aussi atrocement violente et immorale que les colons allemands le sont aujourd’hui aux yeux du monde.

Décidément, la guerre entre Israël et le Hamas met les cerveaux sens dessus dessous et, comme une machine affolante, génère les plus invraisemblables alliances. Qu’est-ce qui motive des groupes militants – comme Queers for Palestine, Gays for Gaza, Sexworkers support a free Palestine, Black Lesbians for Free Palestine et autres – qui, à l’heure où Israël mène une guerre contre le Hamas, déploient une sorte de génie dans l’art de la rhétorique paradoxale pour défendre une cause portée aujourd’hui par un groupe islamiste totalitaire qui souhaite littéralement leur disparition ? Notre vieux collaborateur Karl Kraus, derrière la contradiction apparente, se met en quête de la logique à l’œuvre : masochisme ou désir d’émancipation, telle est la question qui se pose à lui. Et si ce n’était aucun des deux ?

Notes

1 Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski et Danny Trom.
2 Le texte publié ce mercredi dans K. a paru lundi soir sur le site de Philosophie Magazine, que nous remercions de nous laisser le diffuser à notre tour.

La marche contre l’antisémitisme du 12 novembre dernier a été perçue comme un succès. Les Juifs ne sont pas (si) seuls. La Rédaction de la Revue K. se demande aujourd’hui — car les enjeux subsistent — quelles sont les prochaines étapes nécessaires à une véritable prise de conscience face à la force de l’antisémitisme en France.

Face à l’inflation verbale qui, depuis le 7 octobre, monte dans la société civile, le monde politique et les sciences sociales, Jürgen Habermas et trois éminents collègues de l’Université de Francfort – Nicole Deitelhoff, Rainer Forst et Klaus Günther – tiennent à mettre au point ce que solidarité avec Israël, mais aussi avec le peuple palestinien, veut réellement dire. Un texte bref et percutant, écrit dans la meilleure tradition de la théorie critique qui, pour pasticher l’un de ses fondateurs, T. W. Adorno, assume que lorsqu’on se trouve dans un monde qui joue avec les mots, il convient de mettre cartes sur table.

Israël est-il en train de commettre un « génocide » à Gaza ? C’est ce que suggère Didier Fassin dans une tribune récemment publiée sur le site de la revue AOC. Une réponse lui a déjà été apportée par dans le même média par Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski et Danny Trom. Ici, Eva Illouz critique à la fois la méthode employée par le sociologue et le fond de son argumentation. Selon elle, « dans la période tourmentée que nous vivons, choisir les mots justes est un devoir moral et intellectuel ». Un texte publié en partenariat avec Philosophie Magazine.

Cette semaine, notre collaborateur Karl Kraus se penche sur cette étrange tendance qu’un nombre considérable de militants ultra-progressistes, voire révolutionnaires, nourrissent pour prendre la défense de mouvements dont le but affiché est leur destruction. Où il est question de poulets parlants, de Queers for Palestine, de juifs menteurs et perfides, de « pinkwashing » et d’avant-garde ringarde.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.