La question que posent deux livres que les hasards de l’édition font paraître dans le même temps[1], est simple et complexe à la fois. Quelle place occupe l’histoire des Juifs dans l’histoire de France ? Faut-il y voir une grande absence, ou au contraire les éléments existent-ils pour lui permettre d’occuper toute sa place dans le récit national ? Jean-Claude Kuperminc, en marge d’une rencontre organisée par Akadem et K., revient sur ce débat lancinant.
Le colloque tenu au Musée d’art et d’histoire du judaïsme en 2019 était intitulé Les Juifs, une tache aveugle dans le récit national ? Ce point d’interrogation est capital, et on ne comprend pas bien pourquoi il a disparu sur la couverture du livre qui reprend les actes du colloque. Car à la lecture même des contributions multiples et de qualité, émanant d’un panel diversifié de pédagogues, spécialistes de l’histoire médiévale, moderne ou contemporaine, conservateurs de musée, professeurs d’histoire dans le secondaire, archéologues, sociologues, la cause n’est pas entendue de manière tranchée. C’est vrai, le Malet-Isaac ne mentionne qu’en une phrase l’émancipation des Juifs. C’est vrai, les fouilles archéologiques ont longtemps négligé les traces juives pourtant visibles en de nombreux endroits. Et même Pierre Nora regrette de n’avoir pas introduit plus d’éléments relatifs aux Juifs dans ses célèbres Lieux de mémoire.
Mais tout cela est-il dû à une volonté manifeste d’occultation, de mise à l’écart des Juifs ? Ceux-ci sont pourtant les meilleurs porteurs de l’idée nationale, au moins depuis la Révolution française. Leur adhésion aux valeurs républicaines en fait un modèle qu’on voudrait, souvent maladroitement, appliquer à d’autres minorités religieuses, en particulier l’Islam.
Pour Mathias Dreyfuss, qui présente dans son livre les résultats de sa thèse, soit dix ans de travail, il est indéniable que les Juifs ont une présence non négligeable dans les sources de l’histoire de France. En analysant soigneusement la constitution des archives, de la présence très ancienne d’un ensemble documentaire consacré aux Juifs dans le Trésor national des archives de France, il nous fait comprendre qu’il n’y a pas forcément une volonté d’effacer les Juifs du récit national.
Les présupposés du contrat entre les Juifs et la Nation française sont au cœur même de la question : comment accorder une place particulière à une minorité dans l’écriture d’une histoire commune, alors que le Comte de Clermont-Tonnerre proclamait en 1789 : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus » ?
Mais pour aller plus loin, on peut se demander s’il faut écrire une histoire juive de la France, ou au contraire privilégier l’insertion des réalités juives dans l’histoire de France. De même, la question de l’identité des historiens peut être pertinente. Il n’est pas nécessaire d’être juif pour écrire sur les Juifs. Mais le fait est qu’une grande majorité des intervenants dans le champ de la recherche historique sur les Juifs est elle-même liée à des origines juives. Au 19e siècle, c’était même un combat de certains universitaires ‘israélites’ d’établir les traces anciennes et multiples de la présence juive en France. Les Sciences du judaïsme, les entreprises comme la Gallia Judaica de Gross, ou encore le titre du premier grand journal juif en France, Les archives israélites de France, plaident pour un recensement des traces écrites et matérielles du judaïsme français, souvent négligées par les histoires générales. Des groupes se constituent pour établir ce champ de recherche, comme la Société des études juives en 1880 ou la Commission française des archives juives en 1965.
L’archéologie et la mise en valeur des traces matérielles du judaïsme en France figurent également parmi les vecteurs d’écriture de l’histoire nationale. Si les monuments et vestiges juifs ont pu être négligés, ils ne sont pas absents, loin de là. Les exemples de Rouen ou de Montpellier sont là pour le montrer. La tendance à la mise en valeur de cette mémoire juive locale est une tentation très contemporaine. C’est ce que l’on peut voir à Troyes, avec la place de Rachi dans le circuit touristique de la ville, ou encore de nombreux villages alsaciens, qui participent activement à l’animation des journées européennes du patrimoine et de la culture juive en ouvrant leurs cimetières ou leurs synagogues.
On pourrait s’interroger plus largement sur la volonté de présenter une histoire des minorités en France. La place des protestants, ou des visions régionales, est souvent tout autant négligée que la place des Juifs.
L’aspect pédagogique est également essentiel. Comment chaque jeune français peut-il avoir une idée sur les Juifs à travers les manuels scolaires ? Au mieux, les expulsions médiévales, l’émancipation révolutionnaire, l’Affaire Dreyfus, Vichy et la Shoah, et Israël sont les seuls éléments auxquels seront confrontés les adolescents. On n’enseigne pas assez que les Juifs sont insérés dans la géographie française, ne sont pas tous venus de l’étranger, et sont avides d’intégration, sans toutefois perdre leur identité.
Le débat porté par ces deux livres arrive peut-être un peu tard. On peut constater des évolutions ces dernières années. L’enjeu politique du récit national, que certains transforment trop volontiers en mythe national, peut pousser à instrumentaliser l’histoire de l’intégration réussie des Juifs. Ceux-ci sont en effet les meilleurs porteurs de l’idée d’acceptation du projet commun de la République laïque, et ce même après la trahison de Vichy. Leur adhésion aux valeurs républicaines en fait un modèle qu’on voudrait, souvent maladroitement, appliquer à d’autres minorités religieuses, en particulier l’Islam.
En décembre 1983, dans une interview au journal juif français L’Arche, le président François Mitterrand déplorait « le silence dans les manuels sur l’histoire des Juifs de France… Il est grand temps d’enseigner combien la civilisation en France doit au peuple juif ». Il reste sans doute à écrire une histoire montrant des Juifs plus inclus dans leur milieu, à toutes les époques, et qui ne soit pas centrée sur la vison antisémite, les persécutions, en particulier la Shoah, qui par l’éclat noir qu’elle diffuse, aveugle les auteurs sur les autres époques, et sur le lien à Israël. Les Juifs vivants, participant à la vie sociale, politique, économique, artistique de la France, de Rachi à Serge Gainsbourg, doivent avoir une visibilité pour tous les collégiens et lycéens, et par là pour tous les citoyens français. La même réflexion vaudrait bien sûr pour d’autres minorités. Gageons que ces deux livres offrent des pistes très utiles pour aboutir à ce résultat. Est-ce un signe ? La liste « Portraits de France », publiée récemment par la commission présidée par Pascal Blanchard pour aider les élus à renouveler les noms de rues ou de bâtiments publics contient 36 noms juifs sur 317 personnalités proposées.
Jean-Claude Kuperminc
Jean-Claude Kuperminc est directeur de la bibliothèque et des archives de l’Alliance israélite universelle. Il préside le Réseau européen des bibliothèques Judaica et Hebraica, et a longtemps animé la Commission française des archives juives qui publie la revue Archives juives, revue de l’histoire des Juifs de France.
Notes
1 | Les Juifs, une tache aveugle dans le récit national sous la direction de Paul Salmona et Claire Soussen, Albin Michel, 2021 et Aux sources juives de l’histoire de France, par Mathias Dreyfuss, CNRS Editions, 2021 |