Que faut-il pour que le journal édité par le Zentralrat der Juden in Deutschland, le conseil central des juifs d’Allemagne, exige de la ministre de la culture qu’elle démissionne ? La présence d’une toile ouvertement antisémite dans la plus grande exposition d’art contemporain mondiale – la documenta, qui a lieu tous les cinq ans depuis 1955 dans la ville de Cassel. La présence de cette toile, certes, mais aussi une longue discussion précédant les faits sur le caractère généralement antisémite de cette édition 2022 de la documenta[1] à propos de laquelle la ministre ne voulait pas prendre position au nom de la liberté de l’art. Confiée cette année à un collectif d’artistes indonésien, lequel a invité d’autres collectifs d’artistes venant tous du Global South ou s’y rapportant par leurs œuvres, la documenta a misé sur un format ouvert sur le monde et les préoccupations des pays du Sud. Ils ont voulu défendre l’idée d’un art engagé et transformer l’exposition elle-même en une œuvre politique, protestant contre l’impérialisme, le capitalisme, l’exploitation des humains et de la terre ainsi que contre toute forme d’oppression. Dans ce beau programme, il n’y a pas de place pour s’intéresser à l’antisémitisme ou se préoccuper de la haine des juifs dans ses propres rangs.
Au début du mois de juillet 2022, Julia Christ faisait le récit d’une folle semaine de discussions et d’excuses toutes en fausse humilité autour de l’œuvre incriminée. Elle revient aujourd’hui, une semaine après la clôture de l’exposition, sur les derniers actes du débat provoqué par l’événement.
Il y a encore des « truies de juifs » qui ornementent les cathédrales de l’Allemagne actuelle ou de pays anciennement sous influence allemande. Ces sculptures ou bas-reliefs représentent généralement une truie dont les pis sont tétés par des juifs, cependant que d’autres juifs en lèchent la petite queue, voire le derrière. La plus ancienne de ces représentations donne à la truie une tête de juif, reconnaissable à son chapeau pointu. En général, pourtant, les animaux sont sculptés selon leur forme naturelle, sans hybridation. Les juifs, quant à eux, ont toujours une tête humaine. Jamais le Moyen-Âge ne s’est aventuré à exprimer sa haine en les affublant d’une tête de cochon. L’antisémitisme plus tardif est resté relativement fidèle à ce schéma : si on lui connaît des représentations de cochons ou de pieuvres à visage de juif caricaturé, rares sont les occurrences d’un juif à tête d’animal. A ce titre, la documenta fifteen, actuellement en cours dans la ville de Cassel, a donc tenu la promesse sur laquelle, depuis 1955, elle a fondé sa réputation internationale : montrer, documenter, ce qui se fait justement de nouveau sur la scène de l’art. Ainsi peut-on y voir exposée une œuvre où, cette fois-ci, le juif porte une tête de cochon et non plus le cochon une tête de juif.
Inutile de dire que cette œuvre a déclenché un scandale. Découverte le dimanche 19 juin, l’œuvre a suscité plus d’une centaine d’articles en l’espace d’une semaine, et ceci dans les plus grands quotidiens et hebdomadaires du pays. Rien que la FAZ, le journal allemand de référence du point de vue de la qualité de ses articles, y a consacré aux alentours de vingt-cinq textes en cinq jours.
Il faut dire que les responsables de la documenta, tant du côté de son organisation logistique que du côté de son organisation artistique, ont tout fait pour contribuer à la stupéfaction de l’opinion publique : l’œuvre en question n’a été montée qu’après la visite officielle de la presse, si bien que lorsque le Président allemand donna son discours d’inauguration de l’événement, le samedi matin 18 juin, et rappela les limites de la liberté artistique quand elle revendique le droit d’être antisémite, il ne pouvait être au courant de l’ironie cruelle de sa prise de parole.
S’il se sentit pourtant obligé de faire ce rappel, c’est que la découverte de l’œuvre fit suite à un débat qui durait lui-même depuis plusieurs mois déjà, et portait précisément sur le penchant antisémite de cette documenta, dont l’organisation a été confiée non pas à des curateurs, mais à un collectif du global South, en l’occurrence de nationalité indonésienne (ruangrupa). Ce dernier, au nom d’une conception de l’art propre au global South a confié à d’autres collectifs artistiques de l’hémisphère sud la tâche de créer l’exposition, soit en montrant leurs propres œuvres, soit en invitant d’autres collectifs, soit les deux. Ce système en pyramide censé contribuer à rompre avec la logique hiérarchique typiquement occidentale dans le monde de l’art, où c’est un curateur responsable de ses choix qui décide ce qui relève à ses yeux de l’art digne d’être exposé, eut pour conséquence immédiate que personne n’eut de vue d’ensemble sur les pièces qui allaient être exposées. L’œuvre globale qu’est la documenta en tant qu’exposition s’avérerait donc une découverte à l’ouverture, pour tout un chacun, y compris ses organisateurs.
Ce qu’on pouvait cependant constater avant même cette ouverture, c’est que parmi les collectifs invités, il ne se trouvait aucun israélien – ce qui en un certain sens pouvait se défendre puisqu’Israël ne compte probablement pas parmi les nations du « global South ». Que des collectifs d’artistes palestiniens y fussent invités allait en revanche de soi, nonobstant le fait qu’Israël et les Palestiniens occupent des espaces territoriaux limitrophes. Cette politique d’invitation avait ainsi au moins le mérite d’expliciter par les faits ce que les responsables de la documenta entendent par Global South, à savoir les opprimés de la terre, qu’ils le soient actuellement ou qu’ils l’aient été par le passé, à condition que l’on puisse lier leur situation d’oppression à des faits de colonisation passés ou perçus comme tels dans le présent. Mais rien de tout cela n’aurait lancé un débat sur le possible caractère antisémite de l’exposition si, parmi les collectifs invités, il ne s’en était trouvé plusieurs qui expriment leur solidarité avec les Palestiniens opprimés par un soutien ouvert au BDS. Que plusieurs membres du comité de sélection responsable du choix de ruangrupa comme « curateur » affichent également un soutien ouvert au BDS n’avait rien arrangé à l’affaire.
Un cycle de débats au titre prometteur « We need to talk » dont le but était de discuter le bien-fondé des reproches d’antisémitisme à l’égard de la conception de la documenta fut finalement annulé en mai 2022, après que le président du Zentralrat (l’équivalent du CRIF français) ait fait remarquer à la ministre de la culture allemande que pendant les trois jours de débats planifiés, aucun représentant de la communauté juive allemande n’avait été convié. La justification de cette annulation pure et simple, décidée par ruangrupa, est truffée de plaintes sur le fait que les « institutions » empêchent toute discussion ouverte. Rétrospectivement, elle se lit comme une mauvaise farce : « La documenta va d’abord commencer par l’exposition et la laisser parler pour elle-même, afin de poursuivre ensuite la discussion de manière objective et sur cette base. A l’heure actuelle, l’objectif que la documenta voulait atteindre avec cette série de débats, à savoir ouvrir un dialogue multi-perspectives au-delà des cadres institutionnels, semble difficilement réalisable. »
Manque de chance, l’exposition elle-même – cette base objective donc, censée permettre une discussion qui ne se fonde pas sur ce qui a été perçu par les organisateurs dans les cadres de pensée par trop étroits des institutions – s’est finalement avérée parsemée d’antisémitisme. A côté du juif à tête de cochon portant une casquette avec l’inscription « Mossad » se trouvait, sur la même toile – réalisée par le collectif Taring Padi et intitulé People’s justice –, une autre représentation de juif en vampire aux dents acérées portant un chapeau à runes SS.
D’aucuns ont également posé la question de savoir si la série « Guernica Gaza » de l’artiste Mohammed Al Hawajri identifiant la destruction totale de Guernica par la Wehrmacht aux actions de Tsahal dans la bande de Gaza ne dépassait pas quelque peu les bornes. Et que dire du film au centre du travail du collectif « Subversive Film » qui veut documenter les « ‘relations de solidarité anti-impérialiste’ entre le Japon et la Palestine » à travers la collaboration entre le groupe terroriste Armée rouge japonaise et le Front populaire de libération de la Palestine, qui compte parmi ses titres de gloire l’assassinat de vingt-six civils lors de l’attentat de l’aéroport de Lod en 1972 ? Une base objective pour discuter les soupçons d’antisémitisme à l’égard de cette documenta a ainsi effectivement été fournie par l’exposition. Or, vu les suites données à la découverte de la toile à caricatures antisémites, il faut croire qu’elle n’était toujours pas assez « objective » pour les organisateurs.
Ainsi, dans un premier temps, la direction générale de la documenta, ruangrupa et Taring Padi ont-ils jugé opportun de couvrir la toile avec une énorme bâche noire. Comme l’œuvre se trouvait sur la place centrale de l’espace urbain où a lieu la documenta, on imagine bien l’effet de cette installation d’un immense signe de deuil au beau milieu de l’exposition. Qu’on ne se méprenne pas : qu’il se soit agi là d’exprimer un deuil n’est pas une interprétation « occidentale » malveillante. C’était-là l’intention délibérée. Dans un premier communiqué de presse de la direction artistique de la documenta, le collectif Taring Padi s’expliquait effectivement comme suit :
« Taring Padi est un collectif progressiste qui s’engage pour le soutien et le respect de la diversité. Nos œuvres ne contiennent aucun contenu visant à représenter de manière négative quelque groupe de population que ce soit. Les figures, signes, caricatures et autres vocabulaires visuels utilisés dans les œuvres sont spécifiques à notre culture et se rapportent à nos propres expériences.
L’exposition de People’s Justice sur la Friedrichsplatz est la première présentation de la bannière dans un contexte européen et allemand. Elle n’est en aucun cas liée à l’antisémitisme. Nous sommes tristes que des détails de cette bannière aient été compris différemment de son but initial. Nous nous excusons pour les blessures occasionnées dans ce contexte. En signe de respect et avec grand regret, nous couvrons l’œuvre correspondante qui, dans le ce contexte particulier allemand, est perçue comme insultante. L’œuvre devient maintenant un monument du deuil devant l’impossibilité du dialogue à ce moment-là. »[2]
Si on couvrait la toile, c’était donc pour acter le triste fait qu’aucun dialogue n’était possible. Et dans l’esprit des responsables, il fallait qu’elle reste, recouverte, mais bien en place, pour exposer cette impossibilité. Mais un dialogue sur quoi ? Clairement, sur le fait qu’une culture peut recourir à des caricatures antisémites alors qu’une autre ne le peut pas. Sur le fait que ce qui dans un certain contexte passe pour tout à fait normal, voire progressiste, dans un autre contexte passe pour insultant. Bref, ce que Taring Padi voulait marquer en couvrant la toile c’est le provincialisme de l’Europe et de l’Allemagne en particulier, le fait que ses catégories pour décrire un certain mode de représentation n’est qu’une manière possible de décrire la réalité. Que l’Occident ne soit toujours pas capable de reconnaître son propre particularisme, voilà qui méritait un signe de deuil. L’œuvre n’était pas antisémite, telle est la première ligne de défense du collectif et de la documenta dans son ensemble, elle peut juste, dans le contexte allemand, être « lue »[3] comme antisémite.
L’opinion publique allemande, pour désireuse qu’elle soit de se laisser provincialiser, n’a pas accepté d’oublier si rapidement que le scandale était le caractère antisémite de l’œuvre et non pas le fait que l’Europe ne soit pas prête à la voir comme ce qu’elle est, à savoir l’expression d’une culture spécifique et d’une expérience propre. Aussi la sanctuarisation de l’œuvre par son habillage en noir a-t-elle été très vivement critiquée. Le lendemain, la directrice générale de la documenta qui, la veille encore, avait soutenu le discours sur les différentes lectures possibles de l’œuvre, mais qui désormais était poussée de toute part à la démission, accepta de désinstaller l’œuvre. Dans la justification donnée à ce revirement, le ton change – à la surface :
« Les représentations antisémites ne doivent pas avoir leur place en Allemagne, même pas dans une exposition d’art à vocation globale. Cela s’applique même si nous comprenons les préoccupations des pays du Sud et le langage visuel qui y est utilisé. Le dialogue entamé avec la documenta fifteen sera poursuivi dans le respect des différences entre les espaces d’expérience culturelle. » [4]
Certes, on reconnaît maintenant que l’œuvre recourt à des représentations antisémites, mais le renvoi au respect des différences entre les espaces d’expérience culturelle et la profonde compréhension exprimée pour le langage visuel du Global South laisse encore planer un doute sur la sincérité de cette affirmation. Il semble plutôt que la directrice générale ait accepté de parler d’antisémitisme depuis un point de vue allemand, tout en reconnaissant que dans d’autres contextes ce langage visuel puisse ne pas être antisémite.
Deux jours plus tard, ce soupçon se confirme. Le comité de sélection de la documenta fifteen, celui-là même qui fut déjà en ligne de mire avant même l’ouverture de la documenta puisqu’y siègent plusieurs défenseurs ouverts du BDS, publie de son côté un communiqué de presse. Après avoir expliqué qu’ils n’auraient suivi que de loin l’évolution de l’exposition et donc ne sauraient en aucun cas en être tenus responsables, la première chose qui leur importe est de féliciter ruangrupa pour son excellent travail et de souligner, enthousiastes, que cette documenta « propose une image d’un monde composé de plusieurs mondes, sans hiérarchie ni universalisme. »[5] Ces mots introductifs invalident d’emblée tout ce qui peut suivre en termes de regrets ou d’excuses. En effet, si c’est l’absence d’universalisme qui mérite les louanges du comité, l’accusation d’antisémitisme à l’égard de l’œuvre incriminée tombe à plat. Car pour condamner les représentations antisémites sur la toile de Taring Padi, il faut bel et bien un concept universel d’antisémitisme. Du moins si l’on ne veut pas s’installer sur cette scène, où on clame qu’en Europe, et particulièrement en Allemagne, ces représentations haineuses des juifs sont antisémites, tandis qu’ailleurs ce n’est pas le cas.
A la lumière de cette introduction, il n’est aucunement étonnant que le comité exprime, certes, en trois lignes, son regret sur les « caricatures antisémites », mais seulement pour enchaîner ensuite avec un constat quelque peu étonnant vu le contexte : « L’héritage du colonialisme européen et la matrice persistante des rapports de force mondiaux sont des thèmes qui touchent presque tous les êtres vivants de la planète. ». Suit un long passage sur la nécessité pour l’Occident de se confronter enfin à cet héritage, ce qui donne lieu au constat paternaliste soulignant que, dans ce nouveau dialogue entre Nord et Sud, des « erreurs » vont inéluctablement être commises et doivent être excusées par avance si elles sont commises par le Sud. On aboutit ainsi à l’expression finale du « soutien inconditionnel » du comité « à la poursuite de ce plurivers non hiérarchique. »[6]
Qu’on entende bien : les personnes venant de l’hémisphère sud ont le droit de « commettre des erreurs », c’est-à-dire, en l’occurrence, de ne pas être au courant des « sensibilités » européennes et plus particulièrement allemandes lorsqu’ils peignent ou parlent. Comme si le problème était que les artistes indonésiens ne savaient rien de la Shoah, et qu’il y a là un sujet pénible pour les Allemands, et non pas le fait qu’ils peignent des représentations haineuses de juifs. C’est comme si un artiste islandais (pour prendre un pays très au nord) créait une œuvre caricaturant outrageusement des personnes noires et s’excusait en disant qu’il n’était pas au courant de l’histoire de l’esclavage. Autrement dit, c’est comme si on pouvait légitimement exprimer sa haine ouvertement, à condition que la personne que l’on vise n’ait pas été par le passé victime d’une oppression.
Pour absurde qu’elle paraisse, c’est exactement cette ligne d’argumentation qui allait être soutenue par les principaux acteurs de l’affaire, à savoir les artistes eux-mêmes. Leur mérite, cependant, est de l’expliciter davantage encore, et de le faire en soulignant que leur désir d’apprendre afin de ne plus commettre des « erreurs » ne porte pas sur le statut de victime des juifs, mais sur la sensibilité toute européenne à l’égard de l’antisémitisme.
Ce n’est qu’après ces prises de position des responsables occidentaux de la documenta que ruangrupa et Taring Padi se sont exprimés. Ruangrupa prend la parole le 23 juin. Après s’être excusé de ne pas avoir perçu le caractère antisémite des caricatures, le collectif poursuit :
« Comme nous le comprenons maintenant pleinement, le langage visuel se rattache sans solution de continuité à l’épisode le plus terrible de l’histoire allemande, au cours duquel des personnes juives ont été persécutées et assassinées à une échelle sans précédent. »[7]
Conséquemment à cette compréhension tardive, le collectif promet de « profiter de l’occasion pour nous instruire davantage sur l’histoire cruelle de l’antisémitisme » et, pour finir, se dit :
« disponible pour des discussions ouvertes et honnêtes et pour un apprentissage collectif. Nous le faisons en tant qu’êtres humains avec des défauts, des insuffisances, de la force et du courage, et nous souhaitons inviter à un dialogue critique et fructueux tous ceux qui sont prêts à nous rencontrer sur un pied d’égalité. »[8]
Le lendemain, le collectif responsable de l’œuvre, Taring Padi, publie enfin son communiqué de presse qui reprend les thèmes de la découverte de « l’histoire cruelle de l’antisémitisme » et du désir d’apprentissage. Aussi commencent-ils par dire « Nous avons appris de notre erreur et reconnaissons maintenant que notre langage visuel a pris une signification spécifique dans le contexte historique de l’Allemagne. »[9] Suit une longue contextualisation de la genèse de l’œuvre qui explique qu’il s’agit là d’une critique du militarisme et de la violence, et que si Israël s’y voit représenté sous forme de cochon à casquette de Mossad c’est parce qu’on soupçonne Israël d’avoir contribué par un soutien secret à la dictature de Suharto. Ce qui, par ailleurs, n’explique nullement le juif rapace à casquette SS… Enfin, comme ruangrupa, le collectif exprime sa conviction « qu’un dialogue ouvert et honnête est la meilleure approche pour trouver des solutions et agir ensemble. »[10]
Ce dialogue a eu lieu le 29 juin à l’initiative de Meron Mendel, directeur du Centre Anne Frank de Francfort. Mais aucun membre de Taring Padi ni de ruangrupa n’était prêt à y participer. Certains se trouvaient dans le public. L’un d’entre eux s’est levé au début du débat pour dire « Nous sommes là pour écouter et pour apprendre. » Pause. « Nous sommes là ».
Ce geste a été interprété par beaucoup comme l’expression d’une profonde humilité. Et l’humilité, on le sait, est une vertu très prisée en Occident. Aussi l’Occident se réjouit-il face à tant de désir d’apprendre. Cela lui permet d’ailleurs de maintenir une certaine image des personnes venant de ce Global South comme des individus pas encore assez civilisés ou cultivés, auxquels on permet gracieusement de commettre des erreurs. Stratégique ou non, l’expression du désir d’apprentissage qui parle si bien au désir inconscient de supériorité de l’Occident a clôt le débat sur la véritable question. Celle-ci est tout de même de savoir ce que l’on veut apprendre à mieux connaître. L’histoire de la Shoah ? Mais pourquoi ? De toute évidence, pour ne plus blesser … les Allemands. L’idée est tellement farfelue, voire perverse, qu’on a du mal à la concevoir, mais il est vrai que dans l’ensemble du débat, personne ne s’est jamais excusé auprès des juifs. Auprès de la communauté juive de Cassel, dira-t-on ? Certes, mais même dans ce cas, ce qui était au premier plan restait qu’on avait blessé la sensibilité allemande. Comment ? En montrant des caricatures de juifs qui rappellent les caricatures nazies, ce qui renvoie inévitablement les Allemands à leur passé nazi. Réminiscence qui, apparemment, les blesse. Ce n’est donc pas qu’on veuille apprendre quelque chose sur l’histoire de la Shoah pour inclure les juifs dans la catégorie « opprimés de la terre », et se déclarer solidaire avec eux. Non : si on désire connaître cette histoire c’est pour éviter dans le futur de blesser les assassins.
Voilà qui est incompréhensible au regard du programme général de la documenta, lequel consistait à renvoyer l’Occident à ses crimes à l’égard du Sud, à en montrer les conséquences jusqu’à aujourd’hui et à l’inciter à les réparer. Le « plurivers sans hiérarchie ni universalisme » que se veut la documenta est par sa forme même une critique de l’univers hiérarchiquement organisé en fonction de principes à vocation universelle que l’Occident a imposé au monde entier. Cette critique ne connaît pas de compassion pour les bourreaux. Elle veut blesser, même si elle le fait en douceur : en exposant par la documenta elle-même un contre-modèle, elle veut mettre l’Occident face aux crimes et violences qui ont découlé de cette conception du monde, dans l’espoir de l’inciter à s’amender.
Cet Occident accueille volontiers une telle critique ; il veut se décentrer, être ouvert, renoncer à blesser, à mépriser, à hiérarchiser les « races », les « cultures », les « religions » et les « genres ». Il veut le dialogue ouvert sur un pied d’égalité. Il veut expier dans la bienveillance à l’égard de l’autre. Pour cela, il est prêt à renoncer, par exemple, à discuter sur un pied d’égalité la situation des femmes dans certaines « cultures » ou celle des homosexuels ou des transgenres. Faire cela, reviendrait à imposer sa version universaliste dans un espace de discussion ouvert. Ce à quoi en revanche, jusqu’ici, il ne veut toujours pas renoncer c’est à accepter l’antisémitisme de l’autre, « même pas dans une exposition d’art à vocation globale » comme disait la directrice générale de la documenta. C’est comme si le détestable universalisme de l’Occident s’accrochait à l’interdit de l’antisémitisme. Voilà qui semble inacceptable aux représentants du Global South qui se sont exprimés. Cet universel-là aussi il faut l’abattre. Et on l’abat en déclarant particulier le souci pour l’antisémitisme et en en faisant une sensibilité particulière allemande. A la fin de ce processus, s’il aboutit, on pourra être antisémite comme on aime le jazz, à condition de ne pas incommoder avec ses goûts ses invités amateurs de rock ou de juifs lors d’une soirée entre voisins.
Parmi les peuples victimes de l’histoire, il y en a un qui ne doit pas l’être, à aucun prix. Pour qu’il ne le soit pas on va jusqu’à déclarer sa solidarité avec les bourreaux dont on ne veut pas blesser les sentiments en les renvoyant à leur crime, qui, du coup, ne semble pas vraiment en avoir été un. Que ce peuple soit celui qui a inventé l’universalisme et n’est pas prêt à céder sur la loi qui vaut pour tous explique peut-être cela. Tout le monde peut être intégré dans le « plurivers non-hiérarchique et sans universalisme » qui en réalité est un univers de la bienveillance indifférente et de l’amour du prochain à bon compte. L’Occident en tout cas le peut sans problème, d’autant plus que cette position de bienveillance lui permet de rester paternaliste à l’égard de ceux et celles qu’il a précédemment colonisés, opprimés, soumis et tués. En face on compte plutôt sur l’indifférence de ces gens bienveillants à l’égard de ce qu’on fait chez soi. Bref, tout le monde trouve son compte dans cette affaire.
Les juifs en revanche, on les pense clairement non-intégrables. Victimes de l’Occident mais tenant à l’universel parce que conscient que l’universel chrétien meurtrier n’est pas le seul qui existe, il faut les destituer de leur statut de victime pour construire ce beau plurivers de la réconciliation, où chacun vaque à ses affaires à condition de ne pas blesser directement l’autre, ce bel univers très banalement libéral qu’on essaie de vendre sous les couleurs d’un monde nouveau. Dans cet univers il n’y aura pas de place pour les juifs. Mais qu’on se rassure : on y combattra toujours l’antisémitisme, là où son expression blesse les sentiments des anciens persécuteurs qui ont quand même un peu honte, pour l’instant. La « justice populaire » ne demande pas moins.
Julia Christ, 6 juillet 2022
Epilogue
Dimanche 25 septembre 2022, la documenta s’est achevée. Il était temps. Car pendant 100 jours l’événement qui était censé informer le public, pièces à l’appui, sur les évolutions actuelles dans le monde de l’art n’a produit presqu’exclusivement qu’une seule chose : faire débattre l’intelligentsia mondiale de la question de savoir si l’antisémitisme doit avoir, oui ou non, droit de cité en Allemagne, en Europe, en « Occident » en général – mais aussi tout simplement quelque part. En effet, un collectif a affirmé que l’antisémitisme était un problème de l’hémisphère nord, et tout particulièrement de l’Allemagne, et s’est excusé d’avoir blessé cette sensibilité toute allemande en exposant des caricatures antisémites, tout en soulignant que dans le contexte de leur création ce genre d’œuvres ne saurait être antisémite, puisque l’antisémitisme est un produit de l’Occident. Et en face, légitimement, on n’a pas voulu céder sur l’idée que la haine des juifs est partout rédhibitoire.
Le dernier acte de ce conflit a pris une allure particulièrement absurde : une commission de spécialistes de l’antisémitisme, à laquelle il aura donc fallu deux mois pour découvrir un ensemble de films de propagande palestiniens à la gloire des terroristes japonais qui ont commis l’attentat de l’aéroport de Lod en 1972 et dont la présence avait été signalée dans la presse dès l’ouverture de l’exposition, y compris dans les colonnes de K., a déclaré, quinze jours avant la fin de la documenta, que ces films devraient être mieux contextualisés qu’ils ne le sont, voire simplement retirés, puisque ce genre de propagande est clairement antisémite.
C’est alors qu’en réaction les organisateurs de la documenta en vinrent à accuser publiquement ces spécialistes de racisme. Juste avant la fin de l’exposition, les lignes de front étaient ainsi devenues tout à fait claires : ceux qui croient que de l’antisémitisme peut se manifester chez les opprimés de la terre (parmi lesquels se comptent les organisateurs et artistes de la documenta issus de l’hémisphère sud) ne seraient au fond que des racistes. Qu’on se le tienne donc pour dit : si l’on tient vraiment à être solidaires avec les personnes issues de l’hémisphère sud, si l’on veut véritablement échapper à tout racisme à leur égard, alors on se doit de fermer les yeux sur cet antisémitisme, et de dire qu’il n’en est pas un.
Si c’est bien là le nouveau critère de solidarité réelle avec les opprimés, reconnaissons que les organisateurs, artistes et intellectuels occidentaux de l’exposition ne devraient pas trop s’inquiéter. Il se trouve qu’au moment de l’exposition, l’Institut Anne Frank de Francfort tenait lui un stand à Cassel pour expliquer au public intéressé les caractéristiques de l’antisémitisme. Il s’agissait d’un public majoritairement allemand. Dans un interview publié sur le site de l’Institut Anne Frank, la responsable de ce programme de formation, Julia Alfandari, a dressé le bilan des échanges avec le public. Il en ressort ceci : lorsqu’on les interrogeait sur la pièce incriminée de la documenta, la plupart des visiteurs considérait qu’elle n’était pas antisémite mais simplement critique à l’égard de l’État d’Israël, et était convaincue qu’elle avait été démantelée sur demande de cet État. Une autre partie, également importante, considérait que ce démantèlement relevait de la censure (« comme sous les nazis »), et qu’il n’était pas la peine de faire autant de bruit pour quelques œuvres. Nombreux, dans ce même public, se disaient mécontents de l’attention qu’on prête aux Juifs en général, affirmant que les juifs tiennent les Allemands « sous leur coupe », et exprimant leur souci quant aux rapports de l’Allemagne avec des pays étrangers qui se trouveraient actuellement corrompus par les Juifs. Enfin, quelques-uns étaient convaincus que la toile avait été exposée exprès afin de provoquer un scandale suffisamment grand pour détourner l’attention internationales des « exactions » commises par Tsahal dans les territoires occupés. Bref, que tout cela n’était finalement qu’une opération montée par le Mossad.
Les résultats de cette enquête sauvage (qui jusqu’ici n’a pas été méthodiquement reprise), sont d’autant plus étonnants que la Fondation Bertelsmann a publié en septembre une étude quantitative sur les rapports entre l’Allemagne et Israël. Si cette étude produit quelques résultats inquiétants, comme ce chiffre de plus de 50 % des Allemands qui voudraient enfin en finir définitivement avec la mémoire de la Shoah, elle établit aussi que les préjugés antisémites (auxquels adhèrent encore 30% de la population allemande) disparaissent au fur et à mesure qu’augmente le niveau d’éducation des enquêtés. Or, on peut décemment supposer que les visiteurs d’une exposition d’art contemporain appartiennent plutôt aux classes cultivées. La contradiction apparente entre ce que les employés de l’Institut Anne Frank ont relaté et ce que l’étude de la Fondation Bertelsmann a établi s’explique peut-être de la manière suivante : selon l’étude en question les Allemands ressentent encore une certaine responsabilité historique à l’égard du « peuple juif » (notamment entre 18-29 ans, cette responsabilité est ressentie à 44%), mais ce sentiment d’obligation solidaire n’est pas nécessairement reporté sur l’État d’Israël – seulement 27% des enquêtés pensent que l’Allemagne a une responsabilité particulière à l’égard de cet État. Si ces résultats sont corrects, ils expliquent peut-être en partie le curieux comportement de la bourgeoisie éclairée allemande dont l’Institut Anne Frank s’est fait l’écho : interpréter l’antisémitisme en termes de critique de l’État d’Israël semble soulager les Allemands qui ne se sentent pas responsable de l’État du peuple juif, mais seulement de ce mystérieux peuple dont, à 90% selon leurs propres aveux (d’après la même étude de la fondation Bertelsmann) ils n’ont pourtant jamais rencontré un seul membre.
De quel fantasme se sentent-ils alors responsables, personne ne le sait. Jusqu’alors aucun institut de recherche n’a eu la curiosité ou le courage d’enquêter là-dessus. Mais ce qui semble certain c’est que le combat pour l’extension de la zone « critique d’Israël » au détriment de la catégorie « antisémitisme » a encore des beaux jours devant lui en terres allemandes, où, comme on le sait, la Gemütlichkeit est une valeur qui importe. Et quoi de plus confortable qu’une responsabilité fantasmatique envers un peuple fantasmé, qui de toute façon ne risque rien, puisque lorsqu’on l’attaque, c’est en fait un État étranger qui est en cause – cet État qui se dit juif et dont, dans les meilleurs des cas, on n’a rien à faire ?
Julia Christ, le 5 octobre 2022
Notes
1 | Cette année voit la quinzième édition de l’événement; d’où son titre : « documenta fifteen ». |
2 | Communiqué de presse 20/06 (https://documenta-fifteen.de/pressemitteilungen/presseinformation-zur-verdeckung-einer-arbeit-von-taring-padi-auf-der-documenta-fifteen/) |
3 | Ibid. |
4 | https://documenta-fifteen.de/pressemitteilungen/statement-von-dr-sabine-schormann-zur-deinstallation-des-banners-peoples-justice-von-taring-padi/ |
5, 6 | https://documenta-fifteen.de/pressemitteilungen/findungskommission-der-documenta-fifteen-zur-deinstallation-von-peoples-justice/ |
7 | https://documenta-fifteen.de/pressemitteilungen/dismantling-peoples-justice/ |
8 | https://documenta-fifteen.de/pressemitteilungen/dismantling-peoples-justice/ |
9 | https://documenta-fifteen.de/pressemitteilungen/statement-von-taring-padi-zum-abbau-des-banners-peoples-justice/ |
10 | https://documenta-fifteen.de/pressemitteilungen/statement-von-taring-padi-zum-abbau-des-banners-peoples-justice/ |