Diamonds are forever

Anvers, ses diamants. Dans ce texte que l’écrivaine Nathalie Skowronek nous a confié, elle s’échappe du roman et de l’essai qui l’ont fait connaître pour nous faire découvrir, cette fois par l’approche documentaire, un monde en voie de disparition. L’auteure s’est promenée dans une ville à la rencontre des fils, petits-fils et arrière-petit-fils des diamantaires anversois qui comprennent que « pour eux, c’est fichu » et voient que « l’anglais a fini par enterrer le yiddish ».

 

Anvers, le quartier des diamantaires, Photo : Kristina D.C. Hoeppner, 2009, Wikipedia Commons

 

Ils sont attablés à l’un des cafés de l’Empire Shopping Center d’Anvers, une galerie commerciale à une rue de la Gare Centrale, défraîchie, un peu sombre, aux boutiques pas vraiment dernier cri, qui dut nécessairement un jour, jadis, être plus fringante que ce qu’elle donne à voir aujourd’hui. Ils parlent français entre eux, néerlandais avec le serveur, anglais s’ils ont à répondre au coup de fil d’un client. En grimpant les escaliers mécaniques du Century Center voisin, on rejoint une enseigne Mediamarkt, temple de l’électroménager et du multimédia, probable pompe à oxygène d’un centre qui, à dix minutes du Meir, n’attire plus que de trop rares passants. Mais eux, oui. Ils sont là. Ils sont descendus des bureaux avoisinants, ne se donnent même pas rendez-vous : ils savent qu’ils tomberont toujours sur une tête connue, un semblable, un ami qui, comme eux, aura dix, vingt, trente minutes à passer pour tuer le temps. Ils bavarderont, évoqueront les enfants qui grandissent, échangeront quelques anecdotes. Car le temps est long qui, à dire vrai, les tue plus qu’eux ne le tuent. Elle est loin l’époque où les rues grouillaient de ces silhouettes pressées qui couraient aux affaires, une pochette de marchandise enchaînée à la ceinture. Le quartier était alors une ruche en pleine activité, il faisait vivre des centaines de familles juives qui, à des échelles différentes, mettant en jeu des réseaux multiples et complexes, exploitant chacune à sa manière un savoir-faire commun et chaque fois unique, gagnaient leur vie en achetant, taillant et revendant la plus prisée des pierres précieuses, le diamant.

De Bruxelles, nous les vendeurs de fringues, ceux qu’on surnomme en yiddish, la langue des Juifs d’Europe de l’Est, des vendeurs de shmattès, littéralement des loques, des vêtements de petite valeur, nous regardions nos « cousins » anversois manipuler les minuscules cailloux emballés dans du papier glacé aux plis sophistiqués. Le décalage entre ce qui s’exposait dans les grandes vitrines des joailliers et ce qu’on observait chez les grossistes nous rendait le métier très mystérieux. Personne n’était bavard dans ce milieu habitué à fonctionner en vase clos. On savait la matière première importée essentiellement d’Afrique du Sud et gérée, depuis la fin du XIXe siècle, tel un quasi-monopole, par la compagnie De Beers. Un fils de révérend anglais, le magnat des mines Cecil Rhodes, la fonde en 1886. Les diamants bruts, répartis en lots, étaient ensuite vendus à un nombre restreint de familles dont on dit qu’elles avaient des vues, c’est-à-dire qu’elles étaient les premières à considérer la marchandise. De là, d’autres bureaux de diverses envergures, parfois de simples courtiers se mettaient au travail. Installés dans le quartier diamantaire d’Anvers, à savoir trois rues abritant quatre bourses différentes, qu’il faut comprendre comme des lieux d’échange de marchandise et non de valeurs, ils choisissaient à leur tour les diamants qui rejoindraient leur stock. Soit pour la revente, le business étant suffisamment florissant pour que plusieurs intermédiaires prélèvent leur part, soit pour les envoyer à la taille. Car les cliveurs puis les tailleurs ont le pouvoir de transformer ces pierres brutes en trésor, fissurant et taillant les facettes pour en révéler la brillance. La manipulation, précise et ancestrale, un « travail d’orfèvre » effectué par des ouvriers spécialisés, était enseignée aux fils au sortir de l’école. Avant de rejoindre les bureaux des pères, la nouvelle génération était envoyée quelques mois à la fabrique. L’œil rivé à la loupe, elle découvrait comment tirer le meilleur parti de ce qu’ici on n’appelle jamais des « diamants », on laisse cela aux non-initiés, mais bien toujours, en toutes circonstances, des « pierres ».

Les diamantaires, les femmes de diamantaires, les enfants de diamantaires le savent : les pierres sont évaluées selon la classification des « 4 C ». Il y a le cut, la taille, déterminante pour augmenter son éclat ; le color, la couleur, qui dessine une échelle du blanc le plus exceptionnel aux couleurs plus marquées ; le clarity, la pureté qui introduira des différences significatives dans la valeur de diamants d’apparence identique ; enfin, le carat, l’unité de poids des métaux précieux.

À Anvers, dans les rues jouxtant la Keyserlei et la Pelikaanstraat, un territoire à peine aussi grand que trois terrains de football, entre la Gare Centrale et le parc citadin, rien n’est plus commun que le contact quotidien avec les diamants. Le périmètre, que l’on nomme parfois le « Diamond Square Mile », est ultra-sécurisé. C’est ce qu’indiquent les portiques ne permettant l’accès en voiture que sur présentation d’un laissez-passer, les nombreuses caméras sur les façades, les sas aux entrées des bâtiments, ou encore le commissariat de police installé à proximité. À consulter les chiffres qu’avance le milieu, qui peut-être a intérêt à légèrement les gonfler, on ajouterait que 75 à 80 % de la production mondiale de diamant brut y est traitée. Si bien que les pierres sont dans toutes les conversations, on les évoque, on les compare, on les dénigre, on les encense du matin au soir. Dans mon esprit, même si je sais cela réducteur, ils sont tous juifs à s’affairer autour de la bourse, s’arrêtant de travailler à l’approche du shabbat, réglant leurs jours de congé selon le calendrier des fêtes religieuses. Beaucoup ne pratiquent plus depuis longtemps, certains sont restés traditionalistes. D’autres, une minorité, portent encore le caftan noir, l’habit traditionnel des hassidim, un mouvement ultra-orthodoxe issu de l’Europe de l’Est du XVIIIe siècle, qui prône une vie spirituelle intense et joyeuse, notamment grâce au chant et à la danse. Ses disciples entretiennent un rapport méfiant à la modernité et veillent à marquer leur différence, ce dont témoignent leurs silhouettes semblant venues d’un autre temps. M’appuyant sur le mot de Georges Perec dans Les Choses : « C’était leur réalité, et ils n’en avaient pas d’autre », je vois les artisans du diamant comme j’ai longtemps vu le monde du textile et ses ateliers de confection : ne se mettant en mouvement que sur des indications données en yiddish, celui-là même dont je ne comprends plus que quelques rares expressions, qui agissent sur moi telle une madeleine de Proust. Si le yiddish m’est toujours apparu comme un signe de reconnaissance permettant de savoir qui l’on est, d’où l’on vient, ici, à Anvers, un ancien, témoin des grandes années du quartier diamantaire, laisse entendre dans un français aux accents du shtetl une réalité un peu différente : « À l’époque, nous étions tellement dans la place que les Juifs séfarades et même les Indiens installés à la bourse usaient du yiddish pour faire affaire. »

La ruche a ses codes et sa hiérarchie, le métier de multiples ramifications. Des décennies durant, le travail ne manque pas même s’il rétribue à des degrés très inégaux. On entend régulièrement « il est dans le diamant » et cela suffit à comprendre qu’untel s’est greffé à tel endroit du système, qu’il est à la recherche du « mètsiè », de la bonne affaire, et conclut donc ses transactions du seul « mazal », mot yiddish qui signifie chance et qui équivaut au plus sophistiqué des contrats. Ici, nul besoin de trace écrite, on fonctionne à la parole et à l’honneur, d’ailleurs tous se connaissent, la réputation vaut plus que le meilleur bilan de société et la moindre brebis galeuse sera d’elle-même, comme par une sorte de mécanisme d’autorégulation, éjectée du système. Pendant les « Trente Glorieuses », ces années d’après-guerre où l’on consomme de façon joyeuse et décomplexée, avec cette idée que tout ce qui éloigne la mort est bon à prendre, le quartier diamantaire ressemblerait presque au paradis sur terre. Le miel et le lait y coulent, du moins pour les plus privilégiés ou les plus talentueux, forcément plus visibles, on se répare, on se redresse, on a besoin de se sentir vivant, de plus en plus cigale et de moins en moins fourmi, on ne se tracasse peut-être même plus de ce que réserve l’avenir. Car Shirley Bassey le chante dans un énième James Bond, le dernier où joue Sean Connery : « Diamonds are forever ».

Alors oui, durant trois, quatre décennies, les diamantaires anversois ont le sentiment d’avoir l’éternité pour eux. Cela les rend forts, cela les rend imprudents. Les pères imaginent transmettre aux fils des affaires dont ils ont eux-mêmes hérité de leurs parents. Ils ne voient pas arriver le changement. Ils ne se soucient pas de s’adapter aux nouvelles économies, ni de chercher à se rendre moins perméables aux crises qui grondent. Ils croient encore au pouvoir magique des pierres. Comme Max, mon grand-père rescapé d’Auschwitz qui ne sortait jamais sans quelques diamants enfoncés dans la poche, des pas trop gros, des pas trop chers, des faciles à revendre pour les « au cas où ». Il voulait se donner une chance de fuir si les temps mauvais revenaient, berné comme tant d’autres par cette idée « aussi vraie qu’elle est fausse et aussi fausse qu’elle est vraie » que couvrir d’or protège. Mais au tournant du XXIe siècle, à l’ère d’Internet et de la mondialisation, alors que le diamant se négocie désormais aussi à Dubaï, et à Moscou, et à Bombay, et à New York, et à Tel-Aviv, Anvers ne peut plus tenir sa place de « centre boursier qui énonce et fait respecter ses propres lois ». Jadis des commissions statuaient, arbitraient, avaient le pouvoir d’interdire, aujourd’hui elles ne tiennent plus qu’un rôle consultatif. « Autant dire une force de pacotille », me confirme un ami qui siège encore dans un de ces conseils. Le quartier ne voit pas que la richesse se dématérialise, que des diamants sur une table ne font plus tout à fait le poids face aux valeurs virtuelles tapies à l’intérieur de systèmes informatiques. Le milieu souffre, le marché se disperse, les méthodes de travail se rationalisent. Le scanner en sait désormais autant sur les pierres que le plus averti des spécialistes, enlevant à l’expérience ce qui lui restait d’avantage, le laser a remplacé le savoir-faire des cliveurs, l’art de la taille n’a pas les moyens de résister face à la concurrence d’une main-d’œuvre délocalisée, qui travaille jusqu’à dix fois moins cher que les fabriques historiques. Peu prennent leurs précautions ou réinventent leur pratique, rares sont ceux qui mesurent la vitesse à laquelle le métier se transforme. De la même façon qu’a décliné le secteur de la confection juive duquel je suis issue, notamment le Sentier parisien mis à mal par l’émergence de fournisseurs asiatiques, ou son équivalent belge, le quartier du « Triangle » installé derrière le square de l’Aviation à Anderlecht, un certain diamant anversois vit aussi ses dernières heures. Les statistiques manquent mais on dira simplement, et cela vaut ce que cela vaut, que sur les boîtes aux lettres des immeubles de la Belgiëlei ou de la Quinten Matsijslei dans le centre d’Anvers, là où habitaient massivement les diamantaires du siècle dernier, des noms à consonance indienne, des Metha ou des Shah, équivalents indiens de Dupont-Durand, ont remplacé les Frydman, Goldstein, Rosenblum et autres.

« Le diamant est mort », me dit un fils, petit-fils et arrière-petit-fils d’une famille anversoise qui vient de vendre pour une bouchée de pain deux fabriques en Thaïlande. Je l’écoute et cela me renvoie aux magasins de prêt-à-porter pour femmes que ma famille a tenus durant quatre générations sur la rue de la Montagne, à Charleroi. Bien sûr ceux-là ont fermé depuis plus de dix ans, comme ceux de tant d’autres. Ici, le bureau que la famille louait dans un des nombreux immeubles du quartier diamantaire a été maintenu. « Je m’y installe tous les jours, on ne sait jamais », me dit celui qui, au fond, a compris qu’il ne s’y passera plus grand-chose. La reconversion ? Il y pense mais il n’a pas forcément les diplômes ni les outils pour le monde nouveau. On encourage les jeunes à se construire une vie ailleurs, loin d’Anvers où tout est désormais bouché. Certains ont tiré sur la corde aussi longtemps que possible, la corde a rompu. L’argent manque, les perspectives aussi, on évoque avec inquiétude le grand cador du diamant devenu depuis quelques années chauffeur de taxi.

Ils doivent avoir entre quarante et cinquante ans. Ils prennent encore soin de troquer leurs jeans-baskets du week-end pour des chemises et des pantalons de costume mais ils savent que pour eux, c’est fichu. Ils sont arrivés trop tard pour profiter des grandes années du diamant, trop tôt pour s’imaginer exercer un autre métier. Ils ont vu disparaître les courtiers, et de nombreux bureaux, et les petites boutiques de bijoux. L’anglais a fini par enterrer le yiddish. Entrecoupant la journée par l’une ou l’autre pause-café à la galerie Empire, il leur arrive souvent de parler d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, mais, à dire vrai, eux-mêmes ne sont plus tout à fait sûrs de l’avoir connu.


Nathalie Skowronek

 

Nathalie Skowronek, née à Bruxelles, est écrivain. Elle a publié ‘Karen et moi’ (Arléa, 2011), ‘Max, en apparence’ (Arléa, 2013), ‘La Shoah de Monsieur Durand’ (Gallimard, 2015) et ‘Un monde sur mesure’ (Grasset, 2017). Son dernier ouvrage ‘La carte des regrets’ (Grasset, 2020) a reçu l’European Union Prize for Literature. Elle enseigne au Master Textes et création littéraire de l’École Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre et vient d’être reçue à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.

 

Ce texte a été initialement publié dans la revue belge Wilfried.

 

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