« La majorité des juifs américains s’identifient comme démocrates, alors que les juifs républicains sont persuadés que leur position est la meilleure pour Israël »

Entretien avec Dara Horn 

par Esther Offenberg et Elie Petit

Comment se sont positionnés les juifs américains et leurs organisations lors de la campagne présidentielle, et quelle place a occupé dans cette dernière le conflit israélo-palestinien ? Dans cet entretien mené la veille du jour des élections présidentielles, la journaliste et essayiste Dara Horn nous éclaire sur les clivages politiques internes au monde juif américain, et sur la manière dont ils sont parfois instrumentalisés.

 

 

Diriez-vous que les questions liées à la « question juive » et au conflit qui lui est associé ont joué un rôle particulièrement important, voire disproportionné, dans cette campagne ?

Dara Horn : Étant immergée dans le monde juif, j’en entends bien sûr abondamment parler. Cependant, je ne pense pas que la question juive et les conflits qui en découlent aient influencé l’élection de manière significative. La réalité est que, dans les élections américaines, chaque État doit être gagné individuellement. Or, la population juive se concentre dans certains États, dont beaucoup ne sont pas très disputés. C’est également le cas de la plupart des personnes impliquées dans les manifestations antisionistes ; elles ont tendance à vivre dans des régions où le vote n’est pas très serré.

Prenons l’exemple de New York qui abrite une importante population juive, mais où des dizaines de milliers de personnes ont participé à des rassemblements avec des slogans extrémistes tels que « Vive l’Intifada ». Cet État étant malgré tout solidement démocrate, tout le monde vote pour ce parti, de sorte qu’il n’y a pas d’enjeu dans ce contexte. Il n’y a que quelques États pour lesquels le vote est disputé, et la plupart d’entre eux ne comptent pas une population juive importante ou un nombre significatif de résidents qui se sentent profondément concernés par ce conflit extérieur.

Je ne pense donc pas que cela aura un impact majeur sur l’élection. Le seul État que les gens pourraient mentionner est le Michigan, où la compétition est serrée et où la communauté arabo-américaine est assez importante. Cependant, même cette communauté pourrait ne pas être assez nombreuse pour faire basculer le résultat. Le Michigan est en effet assez divisé, avec des villes comme Detroit qui comptent à la fois une importante population arabo-américaine et juive, toutes deux de tendance libérale, alors que d’autres parties de l’État sont très conservatrices, majoritairement blanches et chrétiennes. Je ne pense donc pas que cela fasse une grande différence. Et pourtant, on a parfois l’impression que cela pourrait être le cas. Trump a même suggéré que s’il perdait, ce serait la faute des juifs. Je ne pense pas que cette affirmation soit justifiée, d’autant plus qu’au Michigan, la population juive n’est pas particulièrement importante. La plupart des juifs vivent dans des États qui penchent déjà d’un côté ou de l’autre. On ne dénombre que quelques États où le score s’annonce serré et les électeurs passionnés par ces questions — qu’ils soient juifs, arabo-américains ou progressistes — ne vivent généralement pas dans ces zones clés du champ de bataille.

Ainsi, les habitudes de vote des communautés juives n’entraînent pas de différences significatives.

DH : Regardons les élections au Congrès. Chaque membre du Congrès représente un district local, qui compte généralement environ cinq cent mille habitants, ce qui est relativement petit pour nous. Dans de nombreuses régions, ces districts votent d’abord selon des lignes partisanes, certains soutenant systématiquement les républicains tandis que d’autres favorisent toujours les démocrates. Cependant, pour choisir les candidats, des élections primaires sont organisées plusieurs mois avant l’élection générale afin de déterminer qui se présentera pour ce siège.

Cori Bush représentant l’État du Missouri et Jamaal Bowman représentant l’État de New York étaient tous deux considérés comme très antisémites et extrêmement anti-israéliens, publiant fréquemment des articles en ligne sur des sujets tels que le « génocide palestinien ». Ils occupaient leurs sièges depuis plusieurs années, mais la communauté juive a commencé à s’organiser pour s’opposer à eux. Bien que les deux candidats soient des démocrates briguant un siège dans des circonscriptions censées pencher en faveur des démocrates, la communauté juive s’est mobilisée contre eux et a soutenu des candidatures concurrentes aux primaires.

Ainsi, Cori Bush, une femme noire très anti-israélienne, a affronté Wesley Bell, un Afro-Américain pro-israélien et sympathisant de la communauté juive. J’ai rencontré Wesley Bell lors d’un événement universitaire au cours duquel je donnais une conférence sur la communauté juive de Saint-Louis. Il était présent pour rencontrer les dirigeants juifs locaux et les membres de la communauté, et il a fait campagne.

De nombreux électeurs conservateurs se soucient également d’Israël, souvent sous l’influence de leurs convictions chrétiennes et parfois de préjugés antimusulmans. 

L’effort de mobilisation de la communauté juive de Saint-Louis a consisté à frapper aux portes et à collecter des fonds pour la campagne de Wesley Bell, qui a finalement été couronnée de succès. Une situation analogue s’est produite dans le 16e district de l’État de New York avec Jamaal Bowman, qui tenait une position anti-israélienne tout en représentant une circonscription à forte population juive. Les électeurs juifs se sont là aussi organisés, faisant campagne, avec succès, pour remplacer le représentant sortant par un autre, George Latimer, plus favorable à Israël et mieux disposé à l’égard de la communauté juive en général.

Votre réponse met en lumière l’intérêt particulier de certains électeurs pour le conflit au Moyen-Orient. Cependant, qu’en est-il de l’opinion du grand public ? Estimez-vous que ce sujet a été sous-représenté dans les débats entre les deux candidats, ou pensez-vous au contraire qu’il suscite un intérêt largement partagé parmi l’ensemble des électeurs américains ?

Dans les débats, le sujet est souvent abordé, mais pour de nombreuses personnes qui ne sont ni juives ni arabes et qui n’ont pas de liens personnels avec la région, les alliances militaires américaines en jeu constituent la principale préoccupation. Ils envisagent la situation sous l’angle du rôle des États-Unis à l’étranger, posant des questions du type « Que faisons-nous avec l’OTAN ? » ou réfléchissant aux engagements extérieurs passés, comme le désastre en Afghanistan. Les gens se demandent s’il est vraiment nécessaire de s’impliquer à nouveau au Moyen-Orient et si les États-Unis doivent continuer à jouer le rôle de gendarme du monde. Pour eux, surtout s’ils font partie des forces armées, il s’agit de décisions militaires qui ont un impact sur le budget et la stratégie nationale.

De nombreux électeurs conservateurs se soucient également d’Israël, souvent sous l’influence de leurs convictions chrétiennes et parfois de préjugés antimusulmans. Même sans liens personnels avec la région, ils s’intéressent aux affaires du Moyen-Orient pour divers motifs, que ce soit en raison de leur opinion sur l’engagement militaire des États-Unis ou parce qu’en leur qualité de chrétiens pratiquants ils éprouvent un intérêt réel pour la Terre sainte. Des millions d’Américains appartiennent à ce segment de la population généralement favorable à Israël et opposée aux pays arabes.
Toutefois, je ne pense pas que ces facteurs influenceront leur vote de manière significative. Dans une élection aussi polarisée que celle-ci, il est difficile d’imaginer que de nombreux électeurs soient encore indécis. Les gens ont des sentiments très forts à l’égard de Donald Trump — qu’ils l’aiment ou qu’ils le détestent — et cela a tendance à influencer leur comportement électoral. La plupart des électeurs connaissaient peu Kamala Harris jusqu’à récemment, de sorte que la décision se résume en grande partie à leur opinion sur Trump plutôt qu’à une compréhension nuancée d’autres questions.

Cela reflète la position de Donald Trump à l’égard de la communauté juive, puisqu’il a épousé des tropes antisémites tout en multipliant les déclarations de soutien et d’affection à l’égard de la communauté. Qu’est-ce que cela indique sur la place de la population juive aux États-Unis ? En outre, qu’est-ce que cela dit du symbolisme de l’amour ou de la haine pour les juifs, et de son instrumentalisation ?

DH : Absolument, c’est très perspicace. Il semble que tout le monde utilise la communauté juive à des fins personnelles. Il est intéressant de noter que la grande majorité des juifs américains s’identifient comme démocrates, alors que les juifs républicains sont souvent persuadés que leur position est la meilleure pour Israël. Inversement, les démocrates sont convaincus que le Parti républicain représente la plus grande menace pour les intérêts des juifs américains. Vous avez raison de dire que les hommes politiques ont tendance à exploiter cette dynamique pour dynamiser leurs bases électorales.

J’en ai fait personnellement l’expérience lorsque j’ai témoigné devant le Congrès au sujet de l’antisémitisme à Harvard cette année. Mon témoignage s’inscrivait dans le cadre d’une enquête plus large sur l’antisémitisme dans les campus universitaires. Je me souviens avoir été très tendue avant ma déposition et en avoir parlé à mon avocat, qui prépare souvent des personnes à des auditions devant le Congrès. Il m’a demandé pourquoi je témoignais et je lui ai répondu que, même si je n’avais pas vraiment le choix, j’espérais provoquer un changement positif pour les étudiants juifs. Il m’a regardé et m’a dit : « Cela n’arrivera pas. Nous sommes au Congrès pendant une année électorale ; personne ne se soucie des étudiants juifs sur les campus universitaires. Tout ce qui les intéresse, c’est de savoir si le fait d’aborder cette question peut faire pencher les électeurs en leur faveur ». Il m’a recommandé de déguerpir aussi vite que possible en évitant de me faire récupérer dans le cadre de la campagne d’un quelconque candidat.

Le comportement de Trump est particulièrement singulier. Il est souvent à cheval sur les deux camps, affirmant être le meilleur ami que la communauté juive ait jamais eu tout en faisant des remarques critiques vis-à-vis des préférences politiques des juifs américains. Oui, certains électeurs juifs soutiennent Trump, mais la plupart des propos de ce dernier semblent destinés à séduire sa base chrétienne conservatrice, qui est bien plus nombreuse que la population juive.

Trump affirme être le meilleur ami que la communauté juive ait jamais eu tout en faisant des remarques critiques vis-à-vis des préférences politiques des juifs américains.

En réalité, les juifs sont absents des principaux champs de bataille électoraux. La remarque de Trump — sur le fait que s’il perd, il blâmera les juifs — était une manœuvre stratégique. Avec environ 5,8 millions d’adultes, la communauté juive d’Amérique est la deuxième au monde après celle d’Israël, mais ne pèse cependant pas très lourd dans un pays de 330 millions d’habitants. La plupart des juifs américains vivent dans des régions comme New York, où les élections ne sont pas très serrées. Le seul État rouge où la population juive est importante est la Floride, mais on s’attend à ce que cet État penche largement du côté républicain.

Il semble que les hommes politiques utilisent les juifs comme un symbole qui trouve un écho auprès de nombreux Américains. Pour certains, cela éveille des sentiments positifs, en particulier chez les conservateurs chrétiens. J’ai été interviewée dans des émissions de télévision chrétiennes où les animateurs exprimaient leur admiration à mon égard en qualité de membre du « peuple élu », ce qui peut être à la fois gênant et quelque peu flatteur. Ce segment de la population est très actif aux États-Unis, ce qui n’est pas le cas en Europe. Toutefois, cette dynamique présente un aspect plus sombre.Il semble que les hommes politiques utilisent les juifs comme un symbole qui trouve un écho auprès de nombreux Américains. Pour certains, cela éveille des sentiments positifs, en particulier chez les conservateurs chrétiens. J’ai été interviewée dans des émissions de télévision chrétiennes où les animateurs exprimaient leur admiration à mon égard en qualité de membre du « peuple élu », ce qui peut être à la fois gênant et quelque peu flatteur. Ce segment de la population est très actif aux États-Unis, ce qui n’est pas le cas en Europe. Toutefois, cette dynamique présente un aspect plus sombre.

Sous l’administration Trump, nous avons assisté à une hausse significative de l’antisémitisme violent, y compris d‘attaques contre des synagogues – une tendance inquiétante telle que nous n’en avions pas connue depuis de nombreuses années. La résurgence de l’antisémitisme de droite, qui était largement en sommeil, a eu lieu pendant son mandat, et certains affirment qu’il a joué un rôle dans cette réactivation.

Néanmoins, certains estiment également qu’il a œuvré positivement en faveur d’Israël. Son administration a négocié des accords de paix entre Israël et les États du Golfe et transféré l’ambassade des États-Unis à Jérusalem. Si ces actions peuvent être considérées comme favorables à Israël, elles sont probablement davantage motivées par le souci de séduire les électeurs chrétiens que par une véritable préoccupation pour la communauté juive. Dans l’ensemble, il s’agit d’un paysage complexe où les motivations et les résultats s’entremêlent, d’une manière qui peut aussi bien favoriser que menacer les juifs américains.

Passons maintenant à Kamala Harris. Avec sa montée en puissance, il semble que les critiques de la politique israélienne émanant de l’administration Biden-Harris et du Parti démocrate dans son ensemble soient moins nombreuses. Pensez-vous que ce soit la position de Harris qui absorbe ou atténue ces critiques? Ou bien la période récente a-t-elle créé un certain malaise chez les électeurs démocrates juifs ? Qu’est-ce qui explique selon vous cette évolution du discours démocrate sur Israël ?

DH : Il y a certainement eu un grand malaise chez les électeurs démocrates juifs. L’année écoulée a été traumatisante pour de nombreux membres de la communauté juive, en particulier pour ceux qui se situent le plus à gauche, lesquels se sont sentis trahis, non pas tant par le Parti démocrate que par le mouvement progressiste américain. Avant cette année, de nombreux juifs militaient activement pour diverses causes progressistes, telles que la justice raciale, la justice économique et les questions environnementales. Ils ont été choqués de voir ces mouvements se retourner contre Israël, au point d’appeler à la violence contre les sionistes. Cette attitude a refroidi les ardeurs d’un grand nombre d’électeurs juifs.

Ils peuvent encore voter pour les démocrates, mais sont moins enclins à soutenir activement le parti. L’intérêt pour des activités telles que le démarchage téléphonique, le tractage, le porte-à-porte, l’affichage sur les médias sociaux et les dons d’argent, qui sont autant d’éléments essentiels de toute campagne politique, semble avoir diminué. Le sentiment de trahison n’est pas dirigé contre l’administration Biden, car beaucoup considèrent que le Président lui-même est pro-israélien. En revanche, les mouvements progressistes et l’aile gauche du Parti démocrate suscitent une inquiétude générale.

Certains considèrent Kamala Harris comme n’étant pas assez anti-israélienne et comme soutenant TROP la communauté juive.

Lorsque Kamala Harris s’est portée candidate, certains électeurs juifs se sont inquiétés de sa position sur ces questions. Il est intéressant de noter qu’elle semble étroitement alignée sur les positions de Biden, ce qui lui a aliéné certains électeurs de gauche, en particulier parmi les non-juifs, qui voudraient qu’elle soit plus critique à l’égard d’Israël.

Il existe un mouvement parmi certains activistes anti-israéliens, connu sous le nom de « Uncommitted Movement », qui refuse de soutenir Kamala Harris en raison de son soutien perçu au sionisme. Cette démarche semble toutefois plutôt vaine, dans la mesure où, de toute façon, les intéressés ne voteront pas pour Trump. Il est intéressant d’observer que certains considèrent Kamala Harris comme n’étant pas assez anti-israélienne et comme soutenant TROP la communauté juive. Je me demande quel sera l’impact sur l’élection de ceux qui choisissent de ne pas voter, en particulier les électeurs d’extrême gauche qui ne peuvent se résoudre à soutenir Harris.

Pensez-vous que le nombre de personnes qui adhèrent à ce mouvement est assez important, ou s’agit-il plutôt d’un phénomène gonflé par les réseaux sociaux ?

DH : J’ai du mal à croire que les gens ne voteront pas. Beaucoup de gens ne participent pas parce qu’ils sont apathiques ou désengagés, mais cela ne s’applique pas aux activistes. Il serait incroyablement stupide de leur part de ne pas aller voter. Pourtant, il semble qu’il n’y ait pas de limite à l’égarement de certains.

Considérons cette perspective : quelqu’un souhaitant ardemment la destruction d’Israël et nourrissant des croyances antisémites, persuadé que les juifs contrôlent le gouvernement et manipulent l’administration Biden, pourrait décider de ne pas voter parce qu’il s’oppose à Biden et à Kamala Harris en raison de leur supposée soumission à ceux qu’il perçoit comme de « méchants sionistes ». Cependant, en ne votant pas dans un État susceptible au basculement électoral, ils votent essentiellement pour Trump, ce qui est la dernière chose qu’ils souhaitent. Je ne comprends pas cette logique. C’est incroyablement myope. Nous avons un système à deux partis aux États-Unis, contrairement à l’Europe où il existe de nombreux petits partis entre lesquels il est possible de choisir.

Ce mouvement de gauche séduit également des juifs américains, en particulier parmi les plus jeunes. Dans l’ensemble, il semble qu’il y ait eu un changement dans la relation de la jeune communauté juive au sionisme. Quelles sont, selon vous, les origines et les implications politiques de cette tendance ? Diriez-vous qu’il s’agit d’une évolution globale ou plutôt d’un phénomène marginal ?

DH : Il ne s’agit pas d’une véritable tendance. Avant le 7 octobre, les sondages indiquaient que, effectivement, les jeunes juifs soutenaient moins Israël. Par exemple, une enquête Pew réalisée en 2020 a montré qu’environ 80 % des juifs américains considéraient Israël comme un élément important de leur identité, mais que seulement 71% des moins de 40 ans partageaient ce point de vue – ce qui reste évidemment une grande majorité. Toutefois, des enquêtes plus récentes menées en 2024, après le 7 octobre, montrent que 85 % des juifs américains âgés de 18 à 40 ans s’identifient toujours comme des sionistes et croient au droit d’Israël d’exister en tant qu’État juif. Cela suggère que l’idée d’une tendance antisioniste croissante parmi les jeunes juifs n’est pas étayé par des preuves : il s’agit d’un simple récit.
De nombreuses personnes du camp antisioniste souhaiteraient que cela soit vrai, mais ce n’est tout simplement pas le cas. En fait, l’année dernière, les jeunes juifs ont pris conscience du problème de l’antisémitisme de gauche. Alors que ce sentiment est répandu en Europe depuis longtemps, il n’est devenu plus visible aux États-Unis que récemment. La majorité des juifs américains vivent dans des zones urbaines progressistes et ces récents développements ont eu un profond effet sur eux.

Plutôt que de devenir antisionistes, de nombreux jeunes juifs américains prennent davantage conscience de leur identité juive et font preuve d’une plus grande curiosité à son égard. Un chroniqueur du New York Times, Bret Stephens, a inventé le terme de « juif du 8 octobre » pour décrire ceux qui ont soudainement pris conscience de leur identité juive après les événements du 7 octobre et ont alors commencé à participer à des événements au sein de la communauté.

L’idée d’une tendance antisioniste croissante parmi les jeunes juifs n’est pas étayé par des preuves : il s’agit d’un simple récit.

Je constate cette tendance lorsque je m’adresse à des publics juifs. Par exemple, j’ai récemment pris la parole à Seattle, une ville très à gauche, et j’ai attiré une foule de 700 personnes, essentiellement des jeunes, dont de nombreux adolescents – certains étaient même en âge de faire leur Bar Mitzvah. Il en a été de même lorsque j’ai pris la parole à Portland, dans l’Oregon, où j’ai également attiré des centaines de personnes. Nombre d’entre elles ont indiqué qu’elles n’avaient jamais participé à des événements de la communauté juive auparavant.

Si cette prise de conscience ne signifie pas nécessairement que ces jeunes soutiennent les actions menées actuellement au Moyen-Orient, elle indique au moins que ces individus perçoivent la déconnexion entre l’activisme contre Israël et les réalités de la situation dans la région.

Pensez-vous que l’électorat juif est divisé ou que ses institutions ont pris une position claire ? Nous avons observé des divergences importantes, notamment des critiques à l’encontre du Washington Post pour n’avoir pas soutenu Kamala Harris, alors même qu’il ne s’agit pas d’une institution juive. D’aucuns ont également protesté contre l’absence de critiques venant de l’ADL sur certaines questions. Comment les communautés et leurs institutions ont-elles réagi pendant cette période ? Dénoncent-elles des déclarations spécifiques ou incitent-elles les gens à voter pour tel ou tel candidat ?

DH : Les organisations juives s’abstiennent généralement de soutenir un candidat, à moins qu’elles ne fonctionnent comme un groupe politique. Elles savent que l’électorat est divisé et qu’en soutenant un candidat, elles risquent de s’aliéner une partie de leurs membres. Si la grande majorité des juifs américains vote démocrate, le nombre de juifs qui votent républicain a sensiblement augmenté au cours des 50 dernières années. L’ADL, par exemple, a été confrontée à ce problème. Son président actuel, Jonathan Greenblatt, a travaillé jadis pour l’administration Obama. Sous sa direction, qui a commencé juste avant le début du mandat de Trump, l’ADL s’est principalement concentrée sur l’antisémitisme de droite et a largement négligé l’antisémitisme de gauche. Lors des dernières années, l’organisation a cependant dû ajuster son approche, et reconnaître que ne s’intéresser qu’à un seul segment de l’échiquier politique avait été une erreur.

J’ai pris la parole lors de leur principale convention à New York en mars dernier, laquelle a attiré des milliers de participants. Au cours de cet événement, ils ont décerné un prix à Jared Kushner, apparemment pour son rôle dans la conclusion des accords d’Abraham. Toutefois, cette décision semble être une tentative d’apaiser les personnes frustrées par le manque d’attention de l’ADL à l’égard de l’antisémitisme de gauche. Elle a en revanche suscité la colère d’autres personnes se demandant pourquoi l’ADL rendait hommage à une personne associée à Trump. C’est une position difficile pour les organisations juives, car elles veulent rester non partisanes. Elles ne souhaitent ni émettre des propos susceptibles d’aliéner une partie de l’électorat juif, ni prendre position contre le vainqueur de l’élection, quel qu’il soit.

Leur objectif est de continuer à faire entendre leur voix, quelle que soit l’administration en place. Si l’AIPAC est explicitement politique et s’attache à promouvoir des politiques de soutien à Israël, elle travaille également avec un groupe bipartisan de sympathisants, dont de nombreux chrétiens pro-israéliens. Dans ce pays, toute organisation s’alignant ouvertement sur un parti risque de se retrouver persona non grata auprès de l’administration gagnante. Étant donné que le Congrès, qui joue un rôle crucial dans la législation, est très divisé, il est essentiel pour ces organisations de s’engager auprès des deux partis. Pour ces raisons, les organisations juives choisissent généralement de ne pas soutenir un candidat. En revanche, la décision du Washington Post de ne pas soutenir un candidat est tout à fait inhabituelle.

Récemment, la campagne de Kamala Harris a pris un tour surprenant puisque cette candidate a laissé son mari parler spécifiquement des menaces que Donald Trump fait peser sur la communauté juive. L’intéressé a qualifié Trump de fasciste et mis en exergue certaines des remarques offensantes formulées par ce dernier à l’égard des juifs. En réponse, Trump a déclaré : « Je ne suis pas un nazi, je suis le contraire d’un nazi ». Que pensez-vous de cet échange ?

DH : Il est navrant que l’argument final de Trump se résume à clamer : « Votez pour moi, je ne suis pas un nazi ». Et pourtant, cette situation révèle, du moins à mes yeux, le rôle énorme que jouent les juifs dans l’imaginaire des gens. Ici, à la dernière minute, Kamala Harris a cru essentiel de séduire les électeurs juifs. Même si certains experts sont bien plus aptes que moi à analyser les données des sondages, je ne suis pas entièrement convaincue que les électeurs juifs jouent un rôle aussi décisif que cela. Nous ne sommes tout simplement pas si nombreux.
Cependant, la communauté juive a tout à gagner à ce que les deux partis souscrivent à cette notion quelque peu antisémite du pouvoir juif. La croyance en notre influence significative peut favoriser un engagement accru envers nous, ouvrant des opportunités pour que des personnes comme moi puissent témoigner au Congrès et faire entendre notre voix. Cette notion semble opérer de manière sous-jacente ; ces individus ne sont pas nécessairement antisémites, mais ils ont intériorisé une certaine conception du pouvoir juif sans l’exprimer explicitement. Cette perception façonne l’image que beaucoup se font de nous. Si seulement cette idée correspondait à la réalité… Nous aurions alors beaucoup moins de raisons de nous inquiéter.

La réalité est que la communauté juive ici travaillera avec la personne au pouvoir, quelle qu’elle soit.

Quels seraient, selon vous, les effets d’une réélection de Trump sur les juifs américains et éventuellement sur la politique israélienne ?

DH : Le fait que les juifs républicains croient Trump meilleur pour Israël m’inquiète. D’après moi, Trump a attisé les bas instincts de certains groupes aux États-Unis. J’ai observé sur internet la justesse de la théorie du fer à cheval, selon laquelle les sentiments antisionistes d’extrême gauche convergent avec ceux des néonazis d’extrême droite, les deux camps étant marginaux. Durant le dernier mandat de Trump, nous avons assisté à la montée de ce militantisme et à l’activation de ces éléments radicaux. Cette situation a apparemment fait ressortir les pires instincts des gens, et je suis profondément inquiète à l’idée de voir quatre années supplémentaires d’un tel extrémisme. À mon avis, cette période n’a pas été bénéfique pour les juifs, en particulier sous l’angle de la normalisation de certains discours et comportements.

Comment les juifs réagiraient-ils en cas de victoire de Trump ? La semaine dernière, nous avons publié un article dans K. soulignant que Trump attend un soutien inconditionnel des juifs en échange de son soutien conditionnel à leurs intérêts. Pensez-vous que les juifs adopteront une position d’opposition modérée, ou bien seront-ils contraints à une alliance temporaire ou à un appui tacite ? Quel impact cette situation pourrait-elle avoir sur la position des juifs aux États-Unis ?

DH : C’est un concept intéressant – exiger une loyauté inconditionnelle en échange d’un soutien conditionnel. Le problème avec Trump, c’est son imprévisibilité ; il a tendance à agir de manière impulsive, tout en exigeant une loyauté totale. Cela ressort clairement de ses remarques suggérant que s’il perd, c’est en quelque sorte la faute des juifs. La réalité est que la communauté juive ici travaillera avec la personne au pouvoir, quelle qu’elle soit.

Le problème de l’administration Trump, c’est qu’elle a fait ressortir la folie des gens – pas seulement des membres du gouvernement, mais aussi de la population en général. Pendant la présidence de Trump, l’émergence soudaine des néonazis en Amérique a été très inquiétante ; c’était comme si un mouvement jusque-là plus ou moins endormi était devenu très actif. Cette situation a contraint les gens à faire abstraction de diverses questions, ce qui est souvent le cas dans les alliances politiques – vous devez tolérer les aspects que vous n’aimez pas chez le candidat que vous avez choisi.
L’administration Biden a certainement pris des décisions que la communauté juive pourrait à juste titre critiquer. Dans un système bipartite, il est courant de négliger certains mécontentements à l’égard du parti que l’on soutient. Cependant, le comportement erratique et la rhétorique extrême de Trump ont créé un environnement où dire n’importe quoi, même si c’est scandaleux, est devenu acceptable.

Nous avons assisté à une année d’extrémisme de gauche, et on ne voit pas pourquoi l’élection de Trump le dissiperait. En fait, il pourrait même s’intensifier. Une telle évolution pourrait conduire à un scénario profondément troublant où les deux extrêmes se trouveraient dynamisés, chacun avec ses propres éléments antisémites. Dans l’ensemble, je ne vois pas d’issue positive à ce scénario.


Propos recueillis par Esther Offenberg et Elie Petit

Dara Horn est l’auteure primée de six livres, dont les romans In the Image (Norton 2002), The World to Come (Norton 2006), All Other Nights (Norton 2009), A Guide for the Perplexed (Norton 2013), et Eternal Life (Norton 2018), ainsi que le recueil d’essais People Love Dead Jews : Reports from a Haunted Present (Norton 2021). Son travail de non-fiction a été publié dans le New York Times, le Wall Street Journal, le Washington Post, The Atlantic, Smithsonian, Tablet et The Jewish Review of Books, parmi de nombreuses autres publications.

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