Daniel Mendelsohn, entretien (III) : Les États-Unis, l’Europe et les Juifs

Entretien avec Daniel Mendelsohn – Épisode 3

L’intime, chez Daniel Mendelsohn, est sans cesse percuté par les soubresauts d’une histoire violente et tragique. Quel regard porte-t-il, dès lors, sur l’époque inquiétante que nous vivons ? Des années Trump à la guerre en Ukraine, en passant par Israël, c’est la vision politique de l’écrivain que nous avons voulu interroger pour terminer notre entretien.

 

> Lire l’épisode 1 de l’entretien : « À la recherche du ‘genre Mendelsohn’ »

> Lire l’épisode 2 de l’entretien : « Philologie, identité et exil »

 

« Target » [Cible], Jasper Johns, 1955, Wikiart.

 

Adrien Zirah : On a vu comment l’identité juive chez vous appartenait à la narration, au passé, alors même que l’identité gay dans L’Étreinte fugitive appartenait au présent. Mais je voudrais revenir sur une formule que vous avez employée : « l’Europe est à la fois le problème et la solution »[1]. Il y a un point frappant sur lequel vous revenez très souvent dans vos livres, qui est le fait que Shmiel, votre grand-oncle exterminé par les nazis qui est au cœur de la recherche des Disparus, est venu aux États-Unis, mais a décidé de repartir en Europe. Cette question du retour en Europe semble donc vous interroger, et je me demandais quel regard vous portiez sur la vie juive en Europe actuellement. Et peut-être plus particulièrement si le fait que la France soit le dernier pays d’Europe ayant une population juive encore significative, avait pu jouer un rôle dans l’attachement particulier que vous avez à la culture et à la langue françaises.

Daniel Mendelsohn : Je voudrais développer une réflexion que votre question m’inspire, et à laquelle j’ai bien sûr beaucoup réfléchi du fait de la montée, partout, du néofascisme, y compris ici aux États-Unis. On sait tous ce qui se passe quand un tel processus s’enclenche. Pour quelqu’un comme moi, qui réfléchit beaucoup aux questions historiques, l’extraordinaire montée de l’antisémitisme aux États-Unis que l’on voit aujourd’hui – et je sais par mes lectures des journaux français et d’autres pays européens que cela se produit chez vous également – n’est qu’une résurgence. C’est un cycle, et on reconnaît ces événements comme faisant partie d’un cycle. Comment dès lors ce phénomène se rattache-t-il à mes écrits et mes réflexions en cours sur les identités mêlées, sur les cultures juive et gay ? Je dirais que le juif est à la civilisation européenne ce que l’homosexuel est à la civilisation patriarcale : le problème irréductible – dangereux car il révèle les angoisses profondes du système – et c’est pourquoi le seul moyen de se débarrasser du problème est soit de l’expulser, soit de l’anéantir. L’Europe chrétienne est fondamentalement incompatible avec le judaïsme, au sens où le judaïsme ne peut être ramené ou incorporé au modèle historique du Christianisme européen. Le juif, et y compris aujourd’hui, dans notre époque censément plus éclairée, représente toujours « l’autre » qui ne peut être assimilé. C’est la raison de l’existence de l’antisémitisme.

De la même manière, la société patriarcale ne peut pas assimiler l’homosexuel, parce que la simple idée d’une personne homosexuelle, en particulier dans le cas de l’homosexualité masculine, d’un homme qui désire un autre homme, est la grande menace envers l’absolutisme patriarcal. Je me souviens très bien de ce moment des années 1990 où l’armée américaine débattait pour savoir si les gays devaient être autorisés à servir librement comme soldats. Tous les discours des généraux antigays, de tous ces militaires, étaient du genre : « Mais si on laisse les homosexuels servir aux côtés d’hommes hétéros, qu’est-ce qui va se passer dans les douches ? Imaginez que vous soyez là en train de prendre votre douche et qu’un de ces types soit en train de vous regarder ? ». Ça me faisait rire, parce que c’était clairement une expression de la peur fondamentale, celle de devenir un objet. Je me souviens que j’ai pensé : « Et alors, si un type vous regarde ? Les femmes y sont confrontées en permanence ! ». Le caractère primaire, irréfléchi, réflexe de l’angoisse exprimée dans les discours des généraux, la peur des « douches », l’angoisse d’être objectivé – tout cela nous rappelle pourquoi l’homme gay est la grande menace de la culture patriarcale. L’idée d’un homme objectivé de la même manière que les hommes objectivent constamment les femmes est insupportable. Donc quand vous avez posé cette question, j’ai compris le parallèle entre mes deux identités, juive et gay, dans leur aspect politique, et la raison pour laquelle elles sont inassimilables ; cela explique aussi, au passage, la sensibilité traditionnelle des cultures juive et gay, leur caractère ironique et subversif.

Concernant l’autre partie de votre question, sur la France, je répondrais de la manière suivante : l’Europe est un grand continent, composé de plusieurs régions. Sans doute, en France, la capacité à se remettre de la Deuxième Guerre mondiale a été plus grande qu’ailleurs. C’est particulièrement difficile pour les Américains de le comprendre, parce que nous sommes un pays qui adore les « happy ends », mais bien que l’Allemagne ait perdu la guerre, le programme de la Solution finale a été largement accompli. Il a effectivement éradiqué avec beaucoup de succès la vie juive en Europe, et totalement dans certaines parties de l’Europe – la France étant, d’une façon intéressante, une exception.

Je dois dire qu’à l’heure actuelle, je suis extrêmement pessimiste. Je pense que nous entrons dans un nouveau cycle de politiques autoritaires proto-fascistes en Occident de façon générale. Ici aux États-Unis, c’est très certainement la direction que nous prenons, d’une façon d’ailleurs inédite, mais bien sûr ce n’est pas sans précédent en Europe. Je plaisante souvent en disant que l’on va tous finir en Israël, parce qu’au bout du compte, ce pays deviendra le seul endroit sûr. Je le pense sincèrement. Je pense que nous entrons dans une période très sombre en ce moment, parce qu’à chaque fois que cette sorte de droite autoritaire arrive au pouvoir, on sait très bien qui sont les premiers sur la liste. Les Juifs. Je discutais avec ma mère hier, qui a quatre-vingt-onze ans, et elle m’a dit : « Je suis né dans les années 30 et je n’aurais jamais pensé qu’une telle période reviendrait. » J’aurais aimé avoir une meilleure manière de terminer cette intéressante discussion, mais malheureusement ce n’est pas le cas.

La seule chose dont on soit sûr en ayant étudié l’histoire – et on le sait notamment en tant que spécialistes de l’Antiquité –, c’est que l’histoire se répète. Les gadgets s’améliorent, mais la nature humaine reste la même. Je le vois ici même dans mon propre pays. Les humains, fondamentalement, sont épouvantables.

A. Z. : Dans une interview à Akadem, vous avez dit, sur le ton de la plaisanterie, que si ça tournait mal vous iriez vous réfugier à Paris. Là, vous parlez d’Israël alors même qu’Israël apparaît finalement très peu dans votre œuvre, seulement dans Les disparus, je crois. Quel rapport entretenez-vous avec Israël ?

D.M. : Comme je le disais à l’instant, il y a l’idée que si vous êtes juif, vous allez nécessairement finir en Israël à un moment donné. Je pense que, là encore, c’est une question d’identité clivée – ou, sinon clivée, du moins double. Après l’élection de Trump, j’ai commencé à discuter avec mes frères et sœurs, en plaisantant à moitié, sur le fait d’acheter un bien immobilier en dehors des États-Unis, « au cas où », parce que j’ai le sentiment que les choses ne vont faire qu’empirer ici. Et, bien que Trump soit parti, ce sentiment ne me quitte pas : je pense que l’expérience américaine touche à sa fin et que les forces de l’irrationalité vont triompher. La question devient donc : où aller ? Spirituellement j’aimerais être à Paris, puisque la civilisation française a eu une telle importance dans ma vie intellectuelle et esthétique. Mais à nouveau, j’ai vraiment le sentiment que le seul endroit sûr pour les Juifs, en fin de compte, c’est Israël, car nous savons ce qui s’est produit partout ailleurs, et il n’y a rien qui me fasse penser que ça ne pourrait pas s’y produire de nouveau. La seule chose dont on soit sûr en ayant étudié l’histoire – et on le sait notamment en tant que spécialistes de l’Antiquité –, c’est que l’histoire se répète. Les gadgets s’améliorent, mais la nature humaine reste la même. Je le vois ici même dans mon propre pays. Les humains, fondamentalement, sont épouvantables. De temps en temps, ils agissent bien, mais la plupart du temps ils sont épouvantables.

A.Z. : Il semble, comme vous venez de le rappeler, que les années Trump aient libéré certains sentiments antisémites aux États-Unis : on pourrait en énumérer les éléments, comme la plus forte visibilité d’organisations ouvertement antisémites, les attentats comme à la synagogue de Pittsburg, la mention du slogan 6MWE[2] lors de l’émeute au capitole du 6 janvier 2021, etc. Mais est-ce aussi quelque chose que vous pouvez ressentir à un niveau plus prosaïque, dans votre vie de tous les jours ?

D.M. : Il est clair que Trump a délibérément libéré ces forces obscures dans l’opinion américaine ; ce sont elles, après tout, qui l’ont porté au pouvoir : le ressentiment, l’irrationalité, la détestation de la vie intellectuelle, des élites, et ainsi de suite. Elles ont toujours été là, latentes, c’est certain, mais à d’autres époques, la honte contraignait les gens à les réprimer. Ce qui est si dangereux avec des dirigeants comme Trump – comme c’était le cas avec Hitler, à une autre échelle bien sûr et dans un tout autre contexte – c’est précisément que, parce que ces dirigeants sont des démagogues efficaces, parce qu’ils articulent et expriment les sentiments et les pensées dont les gens avaient honte jusque-là mais qui sont désormais légitimés, ils ont le pouvoir de « donner aux gens la permission d’être le pire d’eux-mêmes ». Vous l’observez sans cesse quand vous étudiez la Shoah. Comment des gens ordinaires peuvent-ils commettre ces crimes : la torture, les humiliations, les viols, les assassinats – et bien souvent contre leurs voisins, contre des personnes qu’ils connaissaient ? La réponse, c’est que quelqu’un leur donne la permission d’agir sans honte. Une fois que cet interrupteur est enclenché, les gens sont capables de tout. Pour ma part, j’ai la chance de ne pas avoir été confronté personnellement, ces dernières années, à des actes d’antisémitisme ou d’homophobie. Mais je vis dans une zone rurale à deux heures au nord de New-York City, à la campagne, et je suis entouré de partisans de Trump. Donc il y a le sentiment étrange de devoir toujours être sur ses gardes. Je ne pensais pas être conduit à vivre ainsi.

A.Z. La guerre est revenue soudainement en Europe, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et la question juive y a fait retour sous une forme inattendue : d’une part, Vladimir Poutine prétend débarrasser l’Ukraine d’un régime néonazi en train selon lui de commettre un génocide dans les régions séparatistes pro-russes ; d’autre part, il y a ce symbole de la résistance ukrainienne qu’incarne le président Volodymyr Zelensky, un juif dont une partie de la famille a été assassinée durant la Shoah. L’Ukraine est bien sûr au centre de votre livre Les disparus puisque votre famille était originaire de Bolechów, dans l’actuelle Ukraine. D’ailleurs, une phrase revient souvent dans votre livre à propos des Ukrainiens, sur leur comportement envers les Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale et le fait qu’ils étaient « pires » que les Allemands ou les Polonais. Quel regard portez-vous sur cette situation ? Est-ce que le fait qu’un juif puisse devenir président de l’Ukraine puis un héros national vous semble surprenant ?

D.M. : Cette question est beaucoup posée en ce moment. Je viens d’ailleurs d’être interviewé par un journaliste du New York Times qui rédige tout un article sur ce que les auteurs juifs américains pensent de la guerre en Ukraine, étant donné l’histoire très sombre des relations entre Ukrainiens et Juifs. Quand j’étais enfant, le refrain que j’entendais toujours à propos de l’Holocauste, c’était : « les Allemands étaient méchants, les Polonais étaient pires, mais les Ukrainiens étaient les pires de tous. » Cela faisait référence, bien sûr, à l’enthousiasme avec lequel les populations locales de l’Europe de l’Est ont participé à la torture et à l’assassinat des Juifs ; et, on le sait, il y eut des cas où les nazis eux-mêmes ont dû réfréner la férocité des populations locales. Donc effectivement, il y a cet élément – ce qu’on pourrait appeler un « inconfort historique ». Mais vous savez quoi ? C’était il y a près de cent ans. Les Ukrainiens d’aujourd’hui ont élu un président juif qui est remarquable. Je ne suis pas certain que cela signifie qu’il n’y ait pas encore aujourd’hui un grand nombre d’Ukrainiens antisémites, bien au contraire. Mais aujourd’hui, en 2022, ce que je vois quand je regarde l’Ukraine, un pays où je me suis rendu à de nombreuses reprises et avec lequel j’ai des liens profonds, pour des raisons évidentes, c’est un pays qui veut être une nation moderne, démocratique, européenne. Et ce que je vois aussi, c’est un pays qui a été envahi pas un démagogue sociopathe qui a l’intention d’humilier et de nier tout un peuple ; je vois des personnes qui sont torturées, violées et assassinées à cause d’un projet idéologique insensé. Donc de quel côté est-ce que je vais être ? Celui des Ukrainiens. Le passé est le passé, après tout ; si l’on veut avancer, on ne peut avoir les yeux constamment rivés sur le passé. C’est dans Les disparus, je crois, que j’ai écrit à propos de l’histoire biblique de la femme de Loth, qui symbolise pour moi le danger de rester cramponné au passé, plutôt qu’au présent.


Déborah Bucchi et Adrien Zirah

Déborah Bucchi est agrégée de lettres classiques, doctorante au sein des centres de recherches ANHIMA et LIPO. Son travail porte sur les expériences antiques et contemporaines du divin au théâtre.

Adrien Zirah est agrégé de lettres classiques et doctorant en histoire ancienne à l’EHESS. Ses travaux portent sur les premières réflexions linguistiques dans l’Athènes classique.

Notes

1 Voir la deuxième partie de l’entretien avec Daniel Mendelsohn
2 Acronyme de « 6 Million Wasn’t Enough » (« 6 millions n’étaient pas assez »). Slogan antisémite et fasciste, utilisé par les mouvances néo-nazies, selon lequel l’extermination de six millions de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale n’était pas suffisant.

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