Entretien avec Yann Jurovics
Que penser de la demande d’émission de mandats d’arrêt contre les trois principaux dirigeants du Hamas ainsi que contre Benjamin Netanyahou et Yoav Gallant que vient d’annoncer le procureur de la Cour Pénale Internationale ? Alors que sa déclaration a immédiatement suscité un brouhaha de prises de position, nous sommes retournés interroger Yann Jurovics – juriste spécialiste du crime contre l’humanité et ancien expert auprès des Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda – pour y voir plus clair.
Comment se déroule la procédure d’émission des mandats d’arrêt demandée par le procureur de la CPI contre trois dirigeants du Hamas ainsi que contre Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant et quelles en sont les implications ?
Le Procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI) demande l’émission de mandats d’arrêt. Cependant, cette demande doit passer par le filtre de la chambre préliminaire. Composée de trois magistrats de la CPI, cette dernière déterminera si elle autorise le Procureur à émettre les mandats d’arrêt. Elle peut retoquer la requête, tant sur son principe que sur son contenu, en rejetant certains chefs d’accusation.
Les implications des mandats d’arrêt sont significatives : les États ayant ratifié le Statut de la CPI, « États parties », ont l’obligation de se saisir des personnes concernées et de les remettre à la CPI, car la CPI n’a pas de police propre et ne peut procéder elle-même aux arrestations. Par exemple, Israël, n’étant pas un État partie, n’a pas d’obligation à cet égard. Toutefois, le Premier ministre israélien comme le ministre de la Défense ne pourront plus voyager dans des États parties sans risquer d’être arrêtés.
Un point particulièrement intéressant est que la Palestine (en la personne de l’Autorité palestinienne) est un État partie à la CPI. J’ai toujours affirmé que son adhésion à la CPI servait un double agenda : 1) contribuer à son processus d’étatisation ; 2) exercer une pression sur les dirigeants du Hamas pour reprendre ou conserver le pouvoir.
Sur ce deuxième point, la justice peut servir un agenda politique. L’Autorité palestinienne pourrait encore signaler d’autres cas à la CPI pour se débarrasser de concurrents. Nous voyons aujourd’hui cette dynamique en action. La Palestine aura l’obligation de déférer les individus concernés, ce qui constitue un véritable test pour sa politique d’étatisation. Elle voudra montrer sa coopération.
De plus, dans le communiqué du Procureur, on évoque la notion de complémentarité. Ce message envoie un avertissement aux autorités politiques : les mandats d’arrêt pourraient être retirés si les accusés sont jugés par des juridictions nationales, à condition que ce jugement soit réel et sérieux.
« La Palestine aura l’obligation de déférer les individus concernés et voudra montrer sa coopération », dites-vous. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Quelles sont les options qui se présentent à elle ?
Il existe en réalité peu d’options : juger ou bien déférer. La collecte de preuves ou la coopération judiciaire de la Palestine seront également scrutées.
Il me semble que la Palestine va coopérer assidument, ne serait-ce que pour faire valoir son statut d’État digne de la communauté internationale. Quant à l’autorité palestinienne, elle a tout à y gagner, en se montrant digne de gouverner à l’aune des standards internationaux.
Pourquoi d’abord citer le Hamas dans le texte de la demande des différents mandats d’arrêt ?
Je ne crois pas que l’ordre ait une importance particulière dans un communiqué de ce genre. Cependant, on peut remarquer une tentative d’équilibrage dans la présentation des accusations.
Le choix des accusés est crucial pour le Procureur, étant donné les ressources limitées de la CPI. Il a donc ciblé les plus hauts responsables, ceux qui déterminent la politique mise en œuvre. Ces individus sont souvent désignés comme des « planificateurs ».
Sur quel type d’informations le procureur de la CPI s’est-il basé pour effectuer sa demande ? Les propos outranciers de dirigeants israéliens ont-ils favorisé leur mise en cause ?
Le Procureur recueille des informations qui lui sont soumises par la société civile et mène également ses propres enquêtes. Ses services envoient des enquêteurs dans les zones concernées pour recueillir des témoignages, des déclarations, des rapports et des expertises.
Concernant les propos de Gallant auxquels votre question fait allusion, ceux-ci peuvent servir d’éléments de preuve. Plus important encore, si les crimes sont avérés, ces déclarations peuvent établir sa pleine responsabilité.
Concernant Israël, sont-ce des actes limités ou la conduite générale de la guerre qui sont incriminés ?
Le recours à la force armée est interdit en droit international, mais la CPI n’est pas gardienne de cette règle. Elle est compétente, dans le cadre d’un conflit armé, pour vérifier le respect du droit international humanitaire. Les violations de ce droit constituent des crimes de guerre. Ainsi, pour les crimes de guerre, ce sont des actes précis, et non la guerre en elle-même, qui font l’objet des accusations.
Pour les crimes contre l’humanité, c’est différent. La politique fait partie des éléments constitutifs de ce chef d’accusation. Il faut prouver l’existence d’une politique pour qualifier un acte de crime contre l’humanité. La position des accusés est déterminante à cet égard. S’il existe une telle politique, ce sont les hauts responsables qui en sont les auteurs.
Le Procureur n’a pas retenu le chef d’accusation de génocide. La seule explication est qu’il n’y croit pas du tout.
Il est question de crime de guerre et de crime contre l’humanité et pas de génocide…
En effet, alors que tout Procureur tend à utiliser un large éventail de chefs d’accusation pour obtenir satisfaction sur certains d’entre eux, le choix a été fait d’être assez précis dans cette affaire.
Pour les dirigeants du Hamas mis en cause, on a retenu cinq chefs d’accusation de crimes contre l’humanité (meurtre, extermination, violences sexuelles, torture, autres actes inhumains) et six chefs de crimes de guerre (meurtre, prise d’otages, violences sexuelles, torture, traitements cruels, atteintes à la dignité). Certains de ces crimes ont été commis dans le cadre de l’action armée, tandis que d’autres l’ont été dans le contexte de la captivité.
Pour les accusés israéliens, on a retenu quatre chefs d’accusation de crimes de guerre, dont trois se déclinent en deux contextes (conflit armé international ou conflit armé non international), ainsi que quatre chefs d’accusation de crimes contre l’humanité (meurtre, extermination, persécution, autres actes inhumains).
Le Procureur n’a pas retenu le chef d’accusation de génocide. La seule explication est qu’il n’y croit pas du tout. La réalité juridique exclut ce chef d’accusation, qui fragiliserait sa requête. Cette décision met en lumière le caractère éminemment politisé de l’invocation contemporaine de ce crime et notamment l’action de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de Justice (CIJ).
Cependant, en quoi consiste l’accusation d’ « extermination » et comment est-elle définie par la CPI ?
L’extermination, comme l’assassinat, constitue une atteinte à la vie, mais elle inclut un élément supplémentaire. Ce chef d’accusation est rarement invoqué devant les juridictions. La rareté de la jurisprudence, combinée à l’imprécision, voire à l’absence de définition claire dans le statut de Nuremberg ou les Tribunaux pénaux internationaux, contribue à cette rareté. Seules quelques indications sont disponibles. L’article 7-2b du statut de la CPI précise néanmoins : « par “extermination”, on entend notamment le fait d’imposer intentionnellement des conditions de vie, telles que la privation d’accès à la nourriture et aux médicaments, calculées pour entraîner la destruction d’une partie de la population ». On constate que le principe repose sur une quantité importante de victimes. Toutefois, cette dimension quantitative reste indéterminée. Le juge conserve une grande marge d’appréciation, liée davantage aux considérations spécifiques de chaque cas qu’à une arithmétique précise.
Mais le mot « extermination » avec la précision tirée de l’article 7-2b que vous nous donnez ne renvoie pas – avec la notion d’intention – à l’idée du génocide ?
Cela est un peu vrai. À tel point que dans une affaire relative au génocide des Tutsis, le TPIR a pu dire que « Les termes d’extermination et destruction sont interchangeables dans le cas de ces deux crimes » (affaire n°95-1-T, Kayishema/Ruzindana, jugement, 21 mai 1999, §630). Toutefois, cette ressemblance dans la matérialité du crime ne suffit pas à assimiler les deux chefs d’accusation. D’autres éléments sont nécessaires pour établir un crime de génocide, notamment une intention de détruire un groupe comme tel. L’intention génocidaire est difficile à établir. Si l’existence d’un groupe au sens de cette définition ne fait pas de doute (c’est justement le propos de la décision récente de la CIJ), il faudrait établir que ce groupe est visé pour être détruit.
Le procureur ne différencie-t-il pas entre les accusations portées contre les dirigeants du Hamas et celles contre Netanyahou et Gallant ? Autrement dit, le procureur, met-il sur un même plan Sinwar et Netanyahu?
Le procureur ne met pas les accusés sur le même plan. Il est saisi d’une affaire dans laquelle il identifie des responsables de premier plan. On ne juge chacun que pour ses actes propres. Je pourrais le dire comme suit : juger un soldat britannique pour crime de guerre commis en 1944 n’est pas le mettre sur le même plan qu’Hitler.
Les actes d’accusation ne solidariseront pas les accusés. Il s’agira d’actes distincts et on pourra alors discuter, réfuter la mise sur le même plan dont je comprends bien qu’elle peut paraître pour certains problématiques.
Il y a néanmoins un problème de taille : dresser la liste des accusations contre les dirigeants du Hamas en même temps et dans le même texte que celui qui dresse la liste des accusations contre Netanyahu et Gallant dresse un parallèle entre les accusés. Cette mise en parallèle est d’ailleurs le point qui est le plus débattu, à raison, depuis que l’information est tombée. La lecture froide du juriste est contre-intuitive – et peut-être politiquement naïve ? – car n’est-ce pas un geste politique ou symbolique problématique de conjoindre ainsi les accusations ? N’était-il pas possible de produire des demandes nettement différenciées, dans des temporalités différentes ? Pour reprendre les éléments de votre réponse précédente : que signifierait une double demande de mandat d’arrêt qui, après la seconde guerre mondiale, amalgamerait dans le même texte l’incrimination d’un soldat britannique pour crime de guerre commis en 1944 et Hitler ?
Le Procureur a évidemment une approche qu’on peut dire politisée. On appelle cela la règle de « l’opportunité des poursuites ». Sa stratégie doit tenir compte des moyens dont il dispose, de la lecture qu’en auront les juges (qui sont indépendants), de la nécessaire médiatisation de toute affaire. Et en particulier de celle-ci…
En l’espèce, nous ne disposons pour le moment que d’un communiqué de presse qui, certes, traduit le choix de demander la mise en accusation des plus hauts représentants des deux parties belligérantes. Vous parlez de mise en parallèle… Mais faut-il déduire de la forme prise par la communication de la demande du procureur qu’il y a une équivalence de sa part entre les actes des dirigeants du Hamas et ceux de Netanyahu et Gallant ? Je suis loin d’en être certain. Bien sûr, il aurait pu dissocier chronologiquement les demandes de mandats d’arrêt. Ce faisant, il se serait exposé à d’autres critiques et, plus encore peut-être, à un reproche des magistrats qui auraient retoqué sa demande. Il aurait eu beaucoup de difficultés à faire face à la partialité dont on n’aurait pas manqué de l’accuser.
La procédure du Procureur est donc certes politique en ce sens, et elle vise à servir au mieux les intérêts de son service. Mais je pense que – et c’est le point le plus important qu’il faut bien garder en mémoire – les actes d’accusation ne solidariseront pas les accusés. Il s’agira d’actes distincts et on pourra alors discuter, réfuter la mise sur le même plan dont je comprends bien qu’elle peut paraître pour certains problématiques.
La solution peut également venir des États dont les ressortissants sont mis en cause; ils ont toute latitude pour juger eux-mêmes les accusés – les juridictions israéliennes pourraient par exemple se saisir du dossier pénal des deux mis en cause – et le Procureur devrait retirer les mandats d’arrêt dans cette hypothèse.
D’une manière générale, comment interprétez-vous cet épisode dans l’ensemble de la séquence impliquant directement les instances du droit international depuis le début de la guerre ?
Toutes les instances internationales compétentes ont été saisies de la situation. La CIJ pour la dimension interétatique ; la CPI pour la responsabilité des individus ; le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale… Il semblerait que le Droit international devienne un outil incontournable.
Après la Première Guerre mondiale, on a voulu juger Guillaume II. Une disposition du traité de Versailles le prévoyait. Cela était tellement révolutionnaire qu’aucune suite n’a été donnée à cette disposition. En 1941, les Alliés annoncent aux Nazis qu’ils seront comptables de leurs actes. Mais on ne sait pas encore comment cela sera fait. Le tribunal de Nuremberg n’est créé qu’à la fin de la guerre.
L’approche de la situation de nos jours montre une réelle judiciarisation. On constate le même mouvement sur les événements en Ukraine. Sur le terrain, on a rassemblé des enquêteurs pendant le conflit grâce à un accord entre la CPI, le Procureur général d’Ukraine et la coopération des pays voisins. C’est la plus grosse équipe d’enquête jamais réunie.
La Justice, par définition, sert la paix. Elle est parfois instrumentalisée, mais elle suit son agenda. Le Procureur aurait pu retenir sa mission pour que la situation se règle progressivement par des voies politiques ; il a pris ses responsabilités en exerçant pleinement son mandat.
Aussi, comment pensez-vous que cet épisode sera traité médiatiquement et politiquement ?
Certains défenseurs du gouvernement israélien crieront à l’injustice et à l’instrumentalisation, à la honte d’assimiler dans une même procédure les barbares du Hamas et les gouvernants d’une démocratie. Ses contempteurs utiliseront l’épisode pour stigmatiser Israël, dénonçant ces « barbares coloniaux » et rappelant le droit au combat pour l’indépendance. Rien de très nouveau et ces formules sont usées. Heureusement il nous reste la science juridique pour être froid et lucide et rappeler que la justice internationale pénale ne juge que des individus, responsables de leurs actes propres, et non des collectivités.
La CPI n’a émis aucun mandat d’arrêt contre Bachar el Assad, ni contre les Houthis, ni contre Erdogan ou Xi Jinping pour leurs traitements respectifs des Kurdes et des Ouïgours… comment comprendre cela ?
Vous évoquez des situations dans lesquelles les faits incriminables ont lieu sur le territoire d’États « Non-partie », c’est-à-dire qui n’ont pas ratifié le statut de la CPI. Donc celle-ci n’a pas compétence à se saisir de ces dossiers. Le Procureur ne peut donc demander l’émission de mandats d’arrêt pour les cas que vous citez.
Rima Hassan, juriste spécialisée en droit international, candidate LFI aux prochaines élections européennes a immédiatement tweeté après la demande de mandat d’arrêt du procureur de la CPI : « Les représentants de ‘la seule démocratie du Moyen-Orient’ bientôt devant la Cour Pénale Internationale pour crime de guerre et crime contre l’humanité. La complicité des soutiens inconditionnels d’un régime génocidaire rentre dans l’histoire. On retiendra vos noms, votre lâcheté. » Que penser d’une telle analyse ?
Le propos que vous me présentez est une succession d’approximations dans une clameur politique et non juridique.
L’utilisation de guillemets pour désigner la démocratie israélienne est évidemment une moquerie. Or, le fait que des dirigeants d’un État aient amené cet État à mener un conflit armé ou qu’ils soient responsables de crimes de droit international ne dénature nullement la nature démocratique d’un État. Les exemples contemporains en sont légion.
La critique des « soutiens inconditionnels » relève d’un autre fantasme, celui de leur caractère irréfléchi et dépourvu de nuances. Le propos vise à créer deux camps antagoniques plutôt qu’à chercher des solutions.
Espérons que les positions politiques seront plus nuancées. En tout cas, la position juridique est très nuancée et ne vise pas à soutenir un régime ou des individus, mais à appliquer des règles, et ce dans tous les domaines (construction de l’État, justice internationale, élaboration des frontières, partage des ressources…).
Aussi, l’allusion au « régime génocidaire » relève d’une condamnation politique. Il n’y a eu, jusqu’à présent, aucune qualification de génocide pour le comportement d’Israël. Et je rappelle que, dans sa demande de mandats d’arrêt, le Procureur n’utilise pas du tout le chef d’accusation de crime de génocide.
Enfin, dans le propos « on retiendra vos noms », je ne sais pas à qui renvoie le « on ». Il ne s’agit certainement pas de la communauté internationale qui prend ses responsabilités au moins partiellement via l’institution de la CPI; il s’agit sûrement de l’auteur et de ses soutiens qu’elle aimerait nombreux.
Plutôt que de tout simplifier, il est peut-être temps de relire Die Schuldfrage [littéralement : « la question de la culpabilité », livre du philosophe Karl Jaspers publié en français sous le titre La culpabilité allemande], qui montre que la culpabilité ne saurait être collective.
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Post-scriptum du 25 mai
Le 24 mai, après une demande urgente de mesures conservatoires présentée par l’Afrique du Sud le 10 mai 2024, la Cour internationale de Justice (CIJ) de La Haye a rendu ses conclusions. La presse a majoritairement relayé celles-ci comme suit : la CIJ ordonne à Israël d’arrêter « immédiatement » son offensive militaire à Rafah.
Nous avons demandé à Yann Jurovics de nous donner sa lecture des nouvelles mesures conservatoires qui ont été ordonnées par la CIJ.
Yann Jurovics : L’Afrique du Sud a demandé pour la quatrième fois à la cour d’exiger un cessez-le-feu. La requête soulève à cette occasion deux questions juridiques : 1) L’évolution de la situation à Gaza et notamment à Rafah justifie-t-elle le prononcé de mesures complémentaires ? 2) Si oui, quelles mesures doivent être adoptées ?
Il y a eu beaucoup de débats juridiques pour déterminer si de nouvelles mesures pouvaient être adoptées – débat opposant des juges interventionnistes à ceux qui excluent ce qu’ils appellent le « micro-management » d’un conflit. En effet, certains juges pensent qu’on n’a pas de nouvelle situation, mais juste l’évolution des forces sur un même terrain. D’autres considèrent que la situation à Rafah génère un nouveau risque.
Prise dans ce contexte, la décision me paraît mesurée. La cour a décidé notamment que « l’État d’Israël [devait] (…) arrêter immédiatement son offensive militaire, et toute autre action menée dans le gouvernorat de Rafah, qui serait susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».
K. : Autrement dit, il n’est pas exact d’en déduire, comme Le Monde a par exemple pu titrer un de ses articles : « La Cour internationale de justice ordonne à Israël d’arrêter ‘immédiatement’ son offensive militaire à Rafah. » Le « immédiatement » est conditionné.
YJ : Oui. Accompagnant son arbitrage, la Cour publie cinq déclarations ou opinions dissidentes des magistrats qui permettent de mieux comprendre les enjeux et la décision : rien n’y interdit à Israël de continuer ses opérations à Rafah dès lors qu’elles ne sont pas susceptibles de créer les « conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».
Les termes en question renvoient à l’article II-C de la Convention sur le génocide et traduisent très clairement l’avertissement à Israël, déjà exprimé dans les décisions précédentes, de faire en sorte que les opérations militaires n’orientent pas la situation vers un crime de génocide. En revanche, la Cour ne dit pas que de telles opérations (qui ne créeraient pas les conditions en question) seraient illégales; elle ne se prononce pas non plus sur leur légalité. Car tel n’est pas son champ d’intervention.
Certains juges ont d’ailleurs craint que la Cour devienne une institution d’arbitrage dans les conflits armés, ce qui n’est pas son rôle. En substance, il n’est pas demandé à Israël de cessez-le-feu à Rafah ou ailleurs, mais d’accentuer sa vigilance sur la nature de ses décisions.
Les opinions des juges Notle, Barak et Aurescu sont très intéressantes.
Le juge allemand qui a posé une question à l’audience à Israël sur les mesures mises en place pour protéger la population palestinienne affirme qu’il demeure non convaincu par les preuves soumises que l’opération militaire poursuivrait une intention génocidaire. En revanche, face à la situation humanitaire, il estime qu’Israël n’a pas suffisamment démontré sa capacité à satisfaire les besoins élémentaires de la population civile.
Nous ne rentrerons pas plus dans le détail subtil et passionnant de l’argumentaire de chaque juge. Mais il est significatif de noter que l’unanimité des juges s’étant exprimés rappelle le Droit d’Israël à se défendre. La question demeure de l’étendue ou de la forme prise par cette défense.
Je voudrais noter aussi que la Cour rappelle à nouveau le sort des otages et appelle fermement à leur libération immédiate et inconditionnelle. Ces termes sont très clairs et montrent le souci exprimé par la Cour de l’intégrité de ces ressortissants israéliens et la condamnation absolue des pratiques du Hamas.
Propos recueillis par Stéphane Bou et Elie Petit
Yann JUROVICS est maître de conférences en Droit international public à l’université Paris Saclay. Ancien élève de l’ENS, il est docteur en droit. Ancien juriste auprès des Tribunaux Pénaux Internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda et réviseur juridique à la CIJ, il est aussi l’auteur d’une thèse sur le Crime contre l’humanité et de nombreux ouvrages et articles sur la justice internationale.