Cour internationale de Justice. Afrique du Sud vs Israël : les tenants et les aboutissants d’une procédure.

Entretien avec Yann Jurovics

Quelle est la nature de la procédure engagée par la requête de l’Afrique du Sud ? Comment comprendre la signification des mesures conservatoires prononcées ? Qu’est-ce qui différencie le génocide du crime de guerre ou du crime contre l’humanité ? Spécialiste de ces domaines, ancien juriste auprès des Tribunaux Pénaux Internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, Yann Jurovics livre son expertise sur les enjeux de la décision de la Cour internationale de Justice, donnant à apprécier la retenue d’une réflexion juridique qui se déploie à l’abri des conflits politiques.

 

Le palais de la Paix, siège de la CIJ à La Haye, Wikipedia Commons.

 

I/ La Cour

Qu’est-ce que la Cour internationale de Justice et en quoi se distingue-t-elle de la Cour pénale de La Haye ? Quelle est sa compétence ?

La Cour internationale de Justice (CIJ) est une juridiction très particulière. Organe principal de l’ONU, au même titre que le Conseil de Sécurité ou l’Assemblée générale, elle en est le seul organe judiciaire et non politique : sa mission est de trancher les différends juridiques et non politiques entre les États qui le lui demandent. Dans ce cadre, les deux États concernés doivent avoir sollicité l’intervention de la Cour sur leur différend. En l’espèce, c’est en ratifiant la Convention sur le génocide que les États ont accepté à l’avance la compétence de la Cour pour tout différend « relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution » de la Convention (article IX). Mais il faut rappeler que l’analyse de la Convention sur le génocide ne représente qu’une infime partie de son activité. La Cour internationale de Justice a inscrit à son rôle près de 200 affaires depuis 1946. Elle a ainsi pu donner des explications très respectées dans des domaines très divers du Droit international : délimitations de frontières (Thaïlande / Cambodge), relations consulaires (Mexique/États-Unis), questions relatives au recours à la force armée (Nicaragua/ États-Unis ; Congo/Ouganda et Rwanda), questions de délimitations maritimes (États-Unis/Canada), de chasse à la baleine (Australie/Japon), d’épandage d’herbicides (Equateur/Colombie), d’immunités juridictionnelles (Allemagne/Italie), etc.. La Cour Pénale Internationale, entrée en fonction en 2002, est pour sa part, comme son nom l’indique, une juridiction pénale. Elle juge donc uniquement des individus, poursuivis pour génocide, crime contre l’humanité, crime de guerre et, éventuellement, depuis une révision récente, crime d’agression. Elle ne juge pas les États !

Israël est-il accusé de génocide devant la Cour ? Sinon, de quoi s’agit-il dans cette procédure?

Encore une fois, la juridiction de la CIJ n’est pas pénale. Il n’y a donc pas d’accusation possible devant cette Cour. La requête de l’Afrique du Sud qui a donné lieu à la procédure en cours relève d’un différend entre deux pays au sujet de l’application des dispositions d’une convention qu’ils ont tous les deux signée, en l’occurrence la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Est-ce que n’importe quel État ayant signé une convention avec d’autres États peut, à n’importe quel moment, reprocher à un autre État signataire de la même convention une violation de la convention et saisir la CIJ ?

Pour que la CIJ soit saisie, il faut l’accord des deux États concernés, à savoir l’État demandeur et l’État défendeur. On trouve cet accord soit dans un compromis que les deux États concluent alors que leur différend est né, soit, à l’avance, dans une clause juridictionnelle qui traduit l’accord anticipé des États pour saisir la CIJ si un différend non encore né survient. L’interdit du génocide relève d’un intérêt collectif de l’humanité. Nous avons tous intérêt au respect de cet interdit. On dit qu’il s’agit d’un droit erga omnes. Tout État partie à la Convention peut en demander le contrôle par la Cour. Cela ne signifie pas que l’Afrique du Sud n’est pas politisée en procédant à cette requête, mais elle en a le droit et la légitimité. Dans le même esprit, on ne peut que se réjouir que la Gambie ait saisi la Cour contre la Birmanie en vertu de la même convention. Lorsqu’elle est saisie d’une affaire, la Cour se prononce, dans un délai de deux ans environ, sur sa compétence. Elle doit vérifier que les États ont donné leur accord, que le différend existe, qu’il est juridique et qu’il existe un fondement à sa compétence. En l’espèce, l’Afrique du Sud, eu égard à la violence des combats, a demandé des mesures conservatoires. Ces mesures sont systématiquement accordées en leur principe par la Cour qui ne s’estime, en revanche, nullement tenue par la requête sur leur contenu.

Donc les mesures conservatoires ne sont pas prises suite à une instruction du cas par la Cour ? Une enquête sur le terrain par exemple ? Sur quoi se fondent-elles alors ?

Non. La Cour n’enquête pas sur le terrain. Le délai qu’elle s’accorde entre le dépôt de la requête et le rendu de son ordonnance en indication de mesures conservatoires ne lui laisse absolument pas le temps de procéder à des actes d’investigation. Elle se fonde sur une situation attestée par des rapports officiels, ainsi que sur les requêtes et mémoires des Parties. En l’espèce, elle fonde à l’évidence les mesures conservatoires sur la situation humanitaire et la possibilité pour une partie d’invoquer la Convention sur le génocide.

II/ Génocide

Pouvez-vous revenir sur la définition du génocide ?

Tout d’abord, il faut dire  que le crime contre l’humanité voit sa définition nuancée par différents textes : le Statut de Nuremberg n’en donne pas la même définition que le Statut de la CPI ; les législations nationales sont également très variées. En revanche, la définition du crime de génocide, telle que posée en 1948 fait autorité, et est reprise à l’identique dans les statuts de toutes les juridictions internationales pénales. Le génocide est marqué par une décision quasi administrative qu’on appelle l’intention ou le dolus specialis, qui consiste à vouloir détruire un des quatre groupes protégés (national, ethnique, racial ou religieux) comme tel. Typiquement, c’est la décision de la Solution finale à Wannsee en janvier 1942 (ou quelques mois auparavant selon les historiens dits « fonctionnalistes »). Les milliers d’assassinats de Juifs antérieurs à cette date ne relèvent donc pas du génocide. Les génocides sont toujours précédés de ces événements criminels avant que la décision ne soit prise de détruire le groupe.

La définition juridique est donc très restrictive : vouloir n’équivaut pas au résultat (la disparition n’est pas la destruction) ; la destruction est biologique et passe par la mort des membres du groupe visé comme tels, et non pour une autre raison (stratégique ou économique). Dans leur analyse des campagnes criminelles passées, les experts ne s’accordent unanimement à retenir la qualification de politique génocidaire que pour trois d’entre elles : celle visant les Arméniens à compter du 24 avril 1915, celle visant les Juifs à compter d’août 1941 ou janvier 1942, celle visant les Tutsis à compter du 7 avril 1994. Aucune autre politique ne réunit la majorité des experts sur cette qualification.

Est-ce que cela veut dire que même si un conflit faisait des centaines de milliers de morts, on ne parlerait pas de génocide à moins que l’on puisse démontrer que ceux responsables de ces morts ont pris à un moment donné la décision de tuer ces personnes en raison de leur appartenance à un groupe déterminé ?

Exactement. Il y a eu environ 8 millions de morts en République démocratique du Congo depuis 1995 et on ne parle pas de génocide. Il y a eu 2 millions de morts sous le règne des Khmers rouges et on ne les poursuit pas de ce chef pour génocide. Un génocide peut aboutir à un nombre très limité de victimes, mais aucun procureur ne prendra le risque et n’engagera ses rares moyens humains et matériels pour établir un génocide très limité en nombre de morts. Ce qui fait la massivité du génocide, c’est le nombre de personnes visées. La Shoah est un génocide parce que 11 millions de personnes étaient visées ; peu importe le résultat criminel.

Dans le contexte où se sont déroulés ces jours d’audience à La Haye en décembre, comment entendez-vous les prises de position multiples, relayées dans les médias, de tous ceux qui affirment de manière péremptoire, sans qu’aucune enquête n’ait été menée et indépendamment de toute analyse juridique, qu’il y a un génocide en cours à Gaza ? Des groupes militants dénoncent le génocide en cours dans des manifestations. Des intervenants dans des émissions de télévision affirment : « Pour moi, c’est un génocide ». Des chercheurs en sciences humaines pointent, plus prudemment, le risque d’un génocide. Bref, il semble que « génocide » soit devenu un mot que chacun puisse employer comme bon lui semble, à condition de vouloir déclencher un scandale moral.

Ces positionnements contestent l’idée même de ma profession et mon expertise depuis près de 30 ans. J’ai bien du mal à y accorder mon attention. La réponse la plus simple consiste à rappeler que la science juridique applique des règles et non des valeurs. C’est l’un des chocs les plus importants pour les étudiants de première année lorsque nous les renvoyons sans cesse à la règle de droit. Le droit ne s’intéresse pas à leurs opinions, ni à leur sens moral, ni même à leur prétendu sens de la justice. Nous ne menons pas toutes nos recherches en droit pour finalement céder à des impulsions ou à des valeurs par définition subjectives. Nous cherchons à définir des normes applicables froidement. L’ensemble des analystes et penseurs de la science juridique, dont les ouvrages et opinions définissent ce qu’on appelle la doctrine, sont à l’écoute des propositions d’autres sciences humaines, souvent d’un grand apport dans la réflexion juridique. Notre activité de chercheurs en droit est stimulée par les propositions d’adopter de nouvelles normes pour protéger d’autres intérêts. On voit ainsi fleurir des néologismes : ethnocide, purification ethnique, écocide… Ces mots n’ont aucun écho devant une juridiction internationale qui ne peut que renvoyer aux textes existants. Mais ils peuvent générer une réflexion qui pourrait, à terme, aboutir à la protection judiciaire de nouveaux intérêts non encore pris en compte par le Droit. Le droit international correspond à l’entente de la communauté internationale sur ce que sont les intérêts à protéger. Les prémices de ce Droit international pénal sont nées avec l’incrimination de la piraterie en haute mer, puis de l’esclavage. Ce n’est qu’en 1945 qu’on a créé une juridiction (Nuremberg) capable de défendre les intérêts que la communauté internationale se reconnaît. Nous sommes face à un Droit très jeune et en perpétuel progrès, au fur et à mesure que se précise la cohésion entre les États.

Et pourtant le New York Times, dans un article du 25/01, dit au sujet de ces mesures conservatoires, en s’appuyant « sur des experts juridiques », que pour les prendre, « 17 judges must find it plausible that Israel has killed residents of Gaza with the deliberate goal of destroying Palestinians as a group ». D’un point de vue juridique, êtes-vous d’accord avec cette façon d’analyser la décision de la CIJ ?

Absolument pas. Il est difficile de commenter un extrait sans avoir lu l’article. Mais c’est reprendre la communication de l’Afrique du Sud que de présenter ainsi les choses. Ce que la Cour rappelle plus précisément, c’est qu’il existe un « droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide », ce que personne n’oserait, j’espère, contester.

Pour y voir plus clair, est-ce que vous pourriez nous expliquer ce qui distingue le crime de génocide du crime contre l’humanité ’ou du crime de guerre ?

Le crime de guerre est une violation du droit des conflits armés comme, par exemple, l’utilisation d’une arme interdite ou d’une méthode prohibée : le siège, viser des civils, tuer des prisonniers de guerre. C’est un acte individuel, commis par un individu. Il n’est pas relié à une politique. Le supérieur hiérarchique en est responsable, même s’il ne l’a pas ordonné, parce qu’il ne l’a pas empêché ! Le crime contre l’humanité consiste en un acte commis dans le cadre d’une attaque (ou politique) visant une population civile choisie. Chaque crime contre l’humanité s’inscrit donc dans une politique et contribue à la réalisation du but de cette politique. Il faut donc établir la politique afin de poursuivre les actes individuels qui s’y rattachent comme crimes contre l’humanité. Le génocide prolonge la logique du crime contre l’humanité. La population civile visée est ramenée à un groupe dont la politique criminelle veut la destruction. Il faut donc établir cette politique pour poursuivre l’auteur de l’acte qui y contribue.

On invoque souvent l’intention sans laquelle il ne peut y avoir génocide d’un point de vue juridique. N’y a-t-il pas une dimension supplémentaire pour distinguer crime de génocide et crime contre l’humanité, à savoir celle de la victime du crime ? En un sens, c’est l’humanité tout entière qui est victime de ces deux crimes, mais ne pourrait-on pas dire que dans le cas du crime contre l’humanité, c’est en portant atteinte à l’humanité d’individus, alors que dans le cas du génocide, c’est en amputant l’humanité d’un groupe la constituant ?

Du point de vue des victimes individuelles, la réalité criminelle change peu. Mais pour l’analyse, on peut effectivement dire que la notion de génocide conforte l’idée de groupe protégé. Le génocide veut amputer l’humanité dudit groupe. La politique criminelle contre l’humanité consiste plutôt à créer une hiérarchie entre êtres humains, certains étant protégés par le droit quand d’autres ne font que l’objet de son oppression.

En marge de ces catégories – crime de guerre, crime contre l’humanité, génocide – celle de « nettoyage ethnique » est régulièrement brandie contre Israël. Comment l’entendre ?

Nettoyage ethnique, purification ethnique, etc. ne sont que des termes médiatisés qui, pour permettre la poursuite des responsables, doivent être « habillés » juridiquement. Un nettoyage ethnique peut être crime de guerre s’il déplace illégalement des populations, en contrariété avec les dispositions du droit international humanitaire ; il peut être crime contre l’humanité lorsqu’il vise à persécuter des populations civiles (ce qui a été le cas par exemple pour les Bosniaques musulmans déplacés) ; il devient génocide quand la « purification » se fait par la destruction du groupe (Tutsi au Rwanda en 1994). En fait, tout acte individuel prend sa coloration juridique en fonction de la politique qu’il sert.

Enfin, une dernière question de définitions : quelle est la différence entre « droit international » et « droits de l’homme » ? Il semble que le non spécialiste les assimile facilement.

Le Droit international est le droit des États. Ils sont souverains, et ne s’appliquent donc à eux que les normes sur lesquelles ils se sont engagés. C’est un Droit qu’on dit très positiviste. Il concerne des domaines très divers comme l’écologie, la navigation maritime, le statut des diplomates, la justice internationale, le commerce international, etc. Certaines normes ne s’appliquent qu’aux États qui les acceptent et pas à d’autres. Tous les États n’ont pas la même définition du territoire maritime ou encore tous les États n’adhèrent pas aux mêmes règles commerciales. Certaines armes sont interdites par quelques États et, quelle qu’en soit la moralité, cet interdit ne s’applique pas aux États qui ne s’y sont pas engagés.

L’une des branches de ce droit international, assez mineure en quantité, concerne les droits de l’homme. Ces derniers peuvent être définis, de façons très diverses, par les droits internes : la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen diffère par exemple des déclarations américaines ou africaines concernant ces droits. Dans ce domaine, le texte majeur en Droit international est la Déclaration universelle des Droits de l’homme, adoptée par l’Assemblée Générale des Nations-Unies. De façon anecdotique, je rappelle que les résolutions de l’AG ne sont pas obligatoires. C’est par habitude que les États se sont peu à peu considérés tenus par cette Déclaration.

Ces deux branches du droit se recoupent parfois (interdiction de la torture, de l’esclavage ou de la rétroactivité de la loi pénale), mais sont très distinctes (certaines législations nationales défendent des droits collectifs (droits d’une nation, droits d’une minorité par exemple) ; d’autres des droits de l’individu ou du citoyen). Chacun de ces droits est invocable devant la juridiction compétente au titre du texte applicable. Mais surtout, sachant que les États n’ont pas tous la même définition des Droits de l’homme, ces derniers ne s’appliquent pas de la même façon universellement.

III/ La procédure et la décision de la Cour

Comment avez-vous, en tant que juriste, compris les tenants et aboutissants de la requête formulée par l’Afrique du Sud contre Israël ? Assiste-t-on à un conflit politique du « global South » s’opposant au monde occidental, en se servant précisément des outils juridiques et valeurs de ce dernier ?  

Mon travail de juriste consiste à me détacher de tout militantisme pour appliquer de façon froide la règle de droit. Bien sûr, l’habitude de ce genre de procédure et la connaissance profonde de la situation permettent de voir que l’Afrique du Sud se préoccupe plus de sa place dans la communauté internationale que de justice internationale. On peut encore conclure qu’elle tente de conforter sa place d’acteur incontournable, et d’obtenir une place stable au Conseil de sécurité… Cela ne change toutefois rien aux données de l’affaire en cours. À chercher les raisons profondes des agissements de chacun, on ne peut aboutir qu’à des vérités temporaires et partielles, et ce au détriment de la situation objective et normative. En revanche, la beauté rassurante du Droit est qu’il existe une vérité au-delà des opinions.

Les spécialistes savent que la Cour ne peut pas tourner le dos à une catastrophe humanitaire. Plus largement, il relève du rôle du Droit international, c’est-à-dire du droit de la communauté internationale, de trouver des solutions. L’ensemble de la communauté juridique de cette discipline (juges, spécialistes, universitaires…) peut aisément affirmer que la situation ne relève en réalité pas du domaine du génocide, et souligner que des questions techniques se posent sur l’instrumentalisation de la Convention qui permet de saisir si facilement la Cour. Dans les 2 dernières affaires (Ukraine c. Russie et Gambie c. Birmanie), la Convention est invoquée alors que ces catastrophes humanitaires s’articulent plutôt respectivement autour de crimes de guerre (Ukraine) ou de crimes contre l’humanité (contre les Rohingyas en Birmanie).

Quant à la question du Sud qui vient contester le Nord, elle vaut surtout pour certains hommes politiques qui tentent de s’acheter une image internationale par un populisme évident. On a également pu entendre que la CPI ne jugeait que l’Afrique… La CIJ, comme la CPI, applique le Droit ! Les juges ne se préoccupent pas de l’identité de l’auteur de la requête. La question devrait plutôt être posée au gouvernement d’Afrique du Sud, en admettant qu’il puisse réellement y répondre… Ayant pratiqué les deux juridictions (CIJ et TPIY/TPIR (Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie et Tribunal Pénal International pour le Rwanda)), je peux témoigner du souci des juges internationaux pour le seul respect de la légalité.

Il est demandé à l’État d’Israël de veiller à ce qu’il n’y ait pas de génocide. Tout en lui rappelant ses obligations, on donne donc à Israël un rôle de gardien de la Convention. Il n’est jamais affirmé qu’Israël aurait violé ses obligations. Les mesures ne seraient pas les mêmes face à un État susceptible, volontaire ou disposé à commettre un génocide.

Pouvez-vous analyser et expliquer pour nous ce qui s’est passé le vendredi 26 janvier ? Qu’est-ce que les « mesures conservatoires » que la Cour a prononcées ?

Comme cela a déjà été précisé, la Cour ne peut rester indifférente à une crise humanitaire et la requête sud-africaine lui donne compétence pour s’y intéresser et prononcer des mesures d’urgence, dites conservatoires, c’est-à-dire visant à empêcher une situation de s’aggraver. Permettez-moi de me répéter : dans des situations similaires, ces mesures sont systématiquement accordées en leur principe par la Cour. Vu l’ambiance médiatique, à laquelle on pouvait s’attendre, il faut également répéter et souligner avec insistance qu’Israël n’y fait pas du tout l’objet d’une condamnation. Ce qui est arrivé est même tout à fait le contraire de cette affirmation politico-militante : il est demandé à l’État d’Israël de veiller à ce qu’il n’y ait pas de génocide. Tout en lui rappelant ses obligations, on donne donc à Israël un rôle de gardien de la Convention. Il n’est jamais affirmé qu’Israël aurait violé ses obligations. Les mesures ne seraient pas les mêmes face à un État susceptible, volontaire ou disposé à commettre un génocide. La Cour n’envisage donc pas qu’il y a génocide. Elle a même explicitement affirmé que rien dans les mesures prononcées ne permettait de conclure quoi que ce soit allant dans ce sens.

Israël, « gardien de la convention » contre le génocide dans le cadre d’une procédure où ce pays est accusé par un État de commettre un génocide ? La formule est étonnante !

Les deux affirmations ne sont pas sur le même plan. Elles se contredisent mais peuvent coexister puisqu’elles n’ont pas le même rôle. L’accusation est une démarche politique qui sert une stratégie. La définition de l’étendue des obligations des États est une démarche juridique qui vise à faire respecter une règle.

Pour un juriste, l’interdit du génocide s’impose à tous les États et ces derniers ont une obligation de respecter et faire respecter cette règle. La Serbie a ainsi été reconnue responsable de son inaction face aux crimes menés par les miliciens de la Republike Spska qui ne sont pourtant pas ses fonctionnaires.

Comment alors comprendre la réaction outrée du gouvernement de Netanyahou ? Pourquoi donne-t-il, en criant à l’infamie, crédit à l’interprétation selon laquelle Israël aurait été condamné pour génocide ?

Je ne peux penser de la compréhension de M. Netanyahu que ce que j’ai déjà répondu : la réalité juridique ne se préoccupe pas des ressentis de chacun, subjectifs par définition. La Cour cherche à poser un verdict scientifique, à appliquer des règles. Le chef du gouvernement israélien veut victimiser Israël et ceci probablement dans le but de démontrer sa propre utilité comme chef de gouvernement. Sa posture est de protéger Israël contre ceux (nombreux) qui veulent sa destruction, par voie militaire, symbolique, politique ou morale. Mais, à instrumentaliser ainsi le Droit, M. Netanyahou continue à nuire à l’État qu’il dirige. La même critique vaut pour l’Afrique du Sud et pour le Hamas.

Il n’y a aucune justice pour le peuple palestinien dans la décision de la Cour. En revanche, il y a effectivement un intérêt politique majeur que personne ne prend la peine de relever : la décision a en effet rappelé au monde entier que le peuple palestinien est bel et bien un groupe national ! En général, il ne faut pas oublier que la CIJ n’apporte pas la justice. Apporter la justice, cela signifierait poursuivre des auteurs de crimes ou faire en sorte que des réparations soient données à des victimes. La Cour internationale de Justice n’est concernée par rien de tout cela. Ce n’est pas son périmètre d’action. Elle tranche des différends juridiques entre États et ne se préoccupe pas des individus ni des groupes (sauf lorsque leurs intérêts sont justement défendus par un État).

Quelles suites attendre aux décisions de la Cour ?

J’espère, malgré les propos du chef du gouvernement israélien, que l’État israélien appliquera les mesures demandées et fournira les rapports attendus. Les deux premières mesures demandées tiennent au respect de dispositions de la Convention déjà honorées par Israël. Les autres mesures demandent en sus la poursuite des propos d’incitation au génocide (la Présidente a rappelé que les juges israéliens s’en étaient déjà saisis), une assistance humanitaire, la préservation des preuves et la remise d’un rapport. Le choix de montrer le respect de ces mesures sera politique. J’espère qu’il sera fait dans le bon sens. Israël a tout à y gagner.

IV/ Le conflit israélo-palestinien : la guerre et l’après-guerre

Israël a donc signé la Convention contre le génocide. Elle comporte une obligation de « prévention du génocide ». Israël peut-il argumenter que sa guerre actuelle à Gaza sert à prévenir un génocide du peuple juif en Israël, au vu des actes commis par le Hamas, dont certains disent qu’ils ont constitué des actes génocidaires ?

Est-ce que cela a un sens d’un point de vue juridique que de dire que le 7 octobre avait une dimension génocidaire ? La branche militaire du Hamas n’a pas renoncé à la destruction des Juifs. Lorsqu’on en viendra à  poursuivre légalement l’attaque du 7 octobre, je plaiderai personnellement le génocide (en sus d’autres chefs d’accusation), en tentant de démontrer qu’il s’agissait d’un commencement de réalisation de la politique visant à la destruction du groupe des Juifs d’Israël. L’argument soulevé de dire que l’intervention israélienne vise à la prévention du génocide est intéressant. En fait, on parle de mesures d’autoprotection. Mais il faudrait alors démontrer que la suite du processus génocidaire entamé le 7 octobre est enclenchée, de façon à tout le moins imminente, et que la destruction visée par Israël du Hamas est le moyen adéquat pour l’arrêter, celui qui soit le moins violent possible. C’est toute la problématique de la légitime défense qui est indirectement soulevée ici. La défense ne doit pas devenir une attaque ; elle doit viser à faire cesser une attaque en cours.

Comment qualifieriez-vous juridiquement le Hamas ? Groupe terroriste ? Milice paramilitaire ?

Le Hamas est une bande armée non étatique. Il s’agit donc d’un mouvement militaire engagé dans un processus criminel. Sa qualification peut varier selon les institutions qui l’étudient. Ainsi, il peut être classé terroriste par un comité des sanctions de l’ONU ou bande armée par une juridiction internationale qui analyse les crimes de ses membres. Ce sont les régimes juridiques de ces qualifications qui sont déterminants devant chaque entité chargée de se confronter aux actes des membres du Hamas.

Comment qualifier dans les termes du droit le fait que le Hamas utilise sa population civile comme « bouclier humain » ? Le Hamas pourrait-il être poursuivi pour le traitement de sa population civile à Gaza ?

Il s’agit incontestablement d’un crime de guerre. Ce n’est pas le Hamas qui peut être poursuivi mais ses membres. Devant une juridiction, ceux qui ont utilisé la population civile comme bouclier humain s’exposent à des poursuites pour crimes de guerre.

La Cour pénale de La Haye – donc pas la Cour internationale de Justice – a été saisie par l’OLP en janvier 2015 pour enquêter sur le conflit israélo-palestinien. On entend que le procureur en charge de cette enquête, après le 7 octobre, s’est immédiatement intéressé aux crimes commis par le Hamas ? Est-ce correct ?

Pour être plus précis, le 1er janvier 2015, le Gouvernement palestinien a reconnu la compétence de la Cour pénale internationale pour les crimes présumés commis « sur le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, depuis le 13 juin 2014 ». La Palestine est même devenue « État membre » de la CPI à compter du 1er avril 2015.

Entre parenthèses, le Droit international fonctionne de façon décentralisée et progressive. Si la Palestine n’est pas encore un État, elle acquiert peu à peu un statut étatique dans certains forums. Par exemple, la Palestine est « État observateur », et a donc un statut incomplet, à l’Assemblée générale de l’ONU ou, comme ici, alors qu’elle n’est pas encore un Etat souverain, elle peut être “État Partie” à la CPI.

Dès le 16 janvier 2015, le procureur de la CPI a annoncé l’ouverture d’un examen préliminaire concernant la situation dans l’État de Palestine afin de déterminer si les critères pour l’ouverture d’une enquête étaient remplis (questions de compétence, de recevabilité et des intérêts de la justice).

Le 22 mai 2018, la Palestine a déféré au Procureur la situation en Palestine depuis le 13 juin 2014 et sans date de fin. Ce renvoi ne débouche pas automatiquement sur l’ouverture d’une enquête, puisque, comme précisé au paragraphe précédent, le procureur doit déterminer si les critères pour l’ouverture d’une enquête sont satisfaits.

C’est ce qu’a d’ailleurs conclu le procureur le 20 décembre 2019. Cependant, eu égard à la complexité de la situation en Palestine, le procureur a demandé aux juges de se prononcer sur la compétence territoriale de la Cour, ce qu’ils ont fait le 5 février 2021, en concluant que la Cour pouvait exercer sa compétence pénale dans la situation en Palestine et que sa compétence territoriale s’étendait à Gaza et à la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est. Toutefois, les juges ont pris soin de préciser que rien dans cette décision ne pouvait être interprété comme un processus d’étatisation ou de fixation de frontière.

Le 3 mars 2021, le procureur a enfin ouvert son enquête.

Le 17 novembre 2023, le procureur a reçu un nouveau renvoi concernant la situation dans l’État de Palestine, émanant de l’Afrique du Sud, du Bangladesh, de la Bolivie, des Comores et de Djibouti. Il a alors confirmé que l’enquête en cours s’étend aux événements depuis le 7 octobre 2023.

Mais alors la Cour pénale, qui a été saisie par la partie palestinienne, enquête sur des crimes des deux parties impliquées dans le conflit ?

Pour préciser la question, le procureur enquête sur les crimes commis sur le territoire défini par la Cour en 2021, quelle que soit la nationalité des auteurs des actes en cause. Nous sommes toutefois encore loin de la question de la mise en cause d’individus devant la Cour. Il faudra déterminer qui peut être poursuivi. Je rappelle que la Cour a une compétence limitée, des moyens restreints et ne juge que si les juridictions nationales ne peuvent pas ou ne veulent pas le faire (compétence dite complémentaire). Ce dernier point signifie qu’on préfère presque toujours un procès devant les juridictions nationales. Ainsi Israël ne remettra pas ses ressortissants à la Cour, quand bien même celle-ci le lui demanderait, car l’État d’Israël n’est pas partie au statut de Rome instituant la Cour et surtout parce que le système judiciaire israélien juge lui-même les auteurs des actes en question.

Eu égard à cette spécificité fort connue des acteurs de la Cour, il semble évident d’en déduire que la Palestine n’a jamais entendu attraire un Israélien devant la CPI. Il semble plutôt que la juridiction servira, au moment de l’étatisation de la Palestine, à régler des comptes entre l’autorité palestinienne et son ennemi le Hamas. Qui sait, peut-être que le jeu pour l’Autorité palestinienne est d’obliger le Hamas à renoncer au pouvoir contre un renoncement de l’Autorité palestinienne à transmettre les dossiers pour crimes de toutes sortes sur le Hamas à la CPI ?

Si l’on considère le succès viral d’un slogan comme « Free Palestine from the river to the sea », que peut en dire le juriste spécialiste en droit international que vous êtes ? Cette masse critique d’opposants à Israël qui ne conteste pas seulement sa politique mais son droit même à l’existence pose-t-elle une question juridique ?

J’ai toujours beaucoup de mal avec les questions d’analyse politique qui m’écartent de mon domaine. Je préfère répondre que ces slogans appartiennent à ceux qui les profèrent mais n’ont aucune incidence sur l’existence d’un État. Le sionisme ou l’antisionisme sont, via ce prisme, des idéologies totalement dépassées face au fait de l’existence objective de l’État d’Israël. Certes, certains peuvent regretter qu’Israël ait été créé mais ce regret ne change rien au fait objectif de son existence. Personne n’aurait l’idée de contester l’existence de la Belgique ni de se prononcer farouchement pour. Cela n’a juste pas de sens. La procédure de contestation de l’existence d’un État n’existe que dans les esprits enflammés de ces militants. La seule contestation possible et réelle d’un État serait de nature militaire mais, dans ce cas, elle constitue une agression condamnée par le Droit international (Russie en Ukraine). Rien ne peut contester en droit l’existence d’Israël. Face à l’agression militaire, la population israélienne peut se retrouver autour d’un patriotisme exacerbé. Mais ce serait bien le seul pays pour lequel on accorde un nom particulier à ce patriotisme.

L’OLP est le représentant officiel du peuple palestinien, et est à ce titre reconnue internationalement. Dans l’hypothèse de la création d’un État palestinien, quel serait son rapport légal au Hamas ?

Tout gouvernement se définit par le monopole de la violence légitime. Tout autre exercice de la violence s’effectue en concurrence du gouvernement et peut être sanctionné au gré dudit gouvernement.

Diriez-vous que la création d’un État palestinien aurait des avantages sécuritaires pour Israël ? On vient d’entendre le ministre de l’étranger israélien affirmer le contraire.

Les avantages sécuritaires à la création d’un État palestinien seraient nombreux, et notamment :

  • Les revendications indépendantistes violentes n’auront plus lieu d’être.
  • L’État palestinien pourra coopérer avec Israël pour la sécurité régionale.
  • Le contrôle des frontières sera exercé des deux côtés.
  • Israël bénéficiera d’un interlocuteur étatique, responsable juridiquement, et dont les obligations sécuritaires seront nombreuses et incontestables.
  • La Palestine adhérera pleinement à l’ONU et aux règles de la communauté internationale, l’engageant au maintien de la paix et de la sécurité internationales.
  • Tout différend pourra être traité au niveau diplomatique et en usant des forums internationaux, y incluant par exemple la CIJ !
Qu’arriverait-il si le Hamas, dans sa branche politique, emportait les élections dans un État palestinien ? Ces avantages sécuritaires continueraient ils à exister ? C’est là une crainte souvent formulée : un État palestinien dirigé par le Hamas.

On pourrait alors engager la responsabilité de la Palestine pour toute violation du Droit international. En revanche – et c’est la limite, par définition, du Droit international fondé sur la souveraineté des États – on ne peut imposer à aucun État une modalité d’exercice du gouvernement. Le Droit international n’a ainsi aucune légitimité à imposer un type de régime : démocratie, monarchie, dictature ont la même valeur d’exercice de la souveraineté. J’espère que les velléités destructrices du Hamas perdraient de la force et de l’enthousiasme dans le cadre d’une activité étatique. La communauté internationale pourrait toutefois exercer des pressions, comme elle le fait face aux États dont le comportement peut porter atteinte à la paix et à la sécurité internationales (contrôle du nucléaire en Iran, sanctions contre la Corée du Nord, etc.).


Propos recueillis par Julia Christ et Stéphane Bou

 

Yann JUROVICS est maître de conférences en Droit international public à l’université Paris Saclay. Ancien élève de l’ENS, il est docteur en droit. Ancien juriste auprès des Tribunaux Pénaux Internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda et réviseur juridique à la CIJ, il est aussi l’auteur d’une thèse sur le Crime contre l’humanité et de nombreux ouvrages et articles sur la justice internationale.

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