Le début de la fin d’Israël ? Reportage à Vienne sur le premier congrès juif antisioniste

Du 13 au 15 juin avait lieu à Vienne le premier congrès juif antisioniste, visant à faire entendre la voix de farouches résistants à l’abomination sioniste. Depuis la capitale autrichienne, et au nom de la mémoire de la Shoah, se disait alors d’une seule traite « Ni Herzl ni Hitler », comme s’il s’agissait finalement un peu de la même chose. Cette « clarté » morale est-elle suffisante pour illuminer la voie politique à suivre ? Le reportage de notre correspondant Liam Hoare donne à croire que non : tout n’est pas clair chez les juifs antisionistes, rejoints pour l’occasion par leurs alliés Roger Waters et Rima Hassan.

 

Vienne, 14 juin 2025, Congrès juif antisioniste de 2025

 

VIENNE — Dalia Sarig est à peine audible lorsqu’elle monte sur scène pour ouvrir ce qui a été annoncé comme le premier congrès juif antisioniste. Des problèmes techniques ont perturbé la première journée de l’événement, le 13 juin, et son micro grésille, siffle et s’éteint par intermittence pendant qu’elle prononce son discours d’ouverture. Elle déclare que les délégués sont réunis « dans le pays même où Herzl a lancé le sionisme en tant qu’idéologie coloniale raciste ». L’Autriche et ses élites politiques continuent de « s’allier délibérément au sionisme », une « idéologie raciste, nationaliste et colonialiste » qui a « provoqué un génocide », ce qui place l’Autriche « du mauvais côté de l’histoire ».

Sarig s’adresse à un public probablement composé de quelques centaines de personnes, remplissant presque la salle, généralement utilisée pour les mariages et les rassemblements culturels et communautaires turcs. Les accessoires de mode indispensables incluent le keffieh noir et blanc généralement drapé sur les épaules, des boucles d’oreilles en forme de pastèque et des casquettes vertes imitant le style trumpiste avec des slogans tels que « Make Palestine Whole Again » et « Make Palestine Free Again ». La scène est encadrée par deux grands oliviers, et les tables devant les fauteuils en cuir noir des orateurs sont décorées de roses blanches, en mémoire du groupe de résistance antinazie éponyme, et de jonquilles jaunes, symbole du soulèvement du ghetto de Varsovie.

Les antisionistes juifs locaux et internationaux constituent une grande partie de la délégation du congrès. On compte parmi eux une partie des 36 juifs viennois — sur une communauté juive d’environ 10 000 à 12 000 personnes — qui ont signé la Déclaration antisioniste juive viennoise publiée en décembre 2024, avant le congrès. Le document se termine par un slogan programmatique : « Le judaïsme n’est pas synonyme de sionisme ! ».

Des figures emblématiques du mouvement antisioniste international ont également fait l’honneur de leur présence, en personne ou via Zoom : le musicien Roger Waters, qui, au lieu de prononcer un discours, lit avec émotion les paroles de la dernière chanson sur laquelle il travaille; Francesa Albanese, Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens occupés ; et Rima Hassan, députée européenne de La France Insoumise ayant participé plus tôt dans le mois à la Flottille de la liberté pour Gaza avec la militante suédoise pour le climat devenue activiste anti-israélienne Greta Thunberg.

Depuis ce qui semble être la terrasse d’un café parisien, Hassan raconte son expérience, qu’elle qualifie d’« enlèvement » et de détention par les « forces d’occupation israéliennes ». Tout au long de son discours, elle serre dans ses mains un bulbe de fleur, objet manifestement chargé d’une profonde signification pour elle : l’émotion la submerge lorsqu’elle en évoque l’histoire. Elle raconte l’avoir cueilli sur le sol de la Palestine historique, juste avant son expulsion, un geste exceptionnellement autorisé par l’un de ses ravisseurs. Son témoignage sera l’un des premiers — mais loin d’être le dernier — à mettre en lumière une dissonance cognitive troublante.

Le premier congrès juif antisioniste de Vienne est une tentative claire et délibérée de s’approprier la mémoire de la Shoah et l’héritage de l’antifascisme pour conférer une légitimité morale à la cause antisioniste. La manipulation de l’histoire et de la mémoire sera le leitmotiv de cet événement.

À l’instar de Hassan, l’ensemble des représentants politiques présents au congrès étaient issus de l’extrême gauche. Parmi les partisans du congrès figurent les derniers trotskistes du Parti communiste révolutionnaire, qui vendent des exemplaires de leur journal, le Funke. Des membres éminents de la Liste de Gaza – qui briguait des sièges au Parlement lors des élections nationales de septembre 2024 et n’a obtenu que 0,4 % des voix – font également partie de l’organisation. Parmi ses principaux candidats figure Sarig, qui se présente comme quelqu’un ayant vécu en Israël pendant « de nombreuses années » avant de retourner en Autriche en raison du « racisme structurel » de ce pays, et Astrid Wagner, peut-être plus connue pour avoir défendu Josef Fritzl, un pédophile condamné pour le viol de ses propres enfants.

Aux deux extrémités de la salle, deux grandes banderoles proclament les principaux slogans du congrès : « Stop au sionisme » et « Plus jamais ça, pour personne ». Ce dernier, qui reprend le mot d’ordre antifasciste allemand et autrichien « plus jamais ça », laisse présager ce qui va suivre. Le premier congrès juif antisioniste de Vienne est une tentative claire et délibérée de s’approprier la mémoire de la Shoah et l’héritage de l’antifascisme pour conférer une légitimité morale à la cause antisioniste. La manipulation de l’histoire et de la mémoire sera le leitmotiv de cet événement.

Vienne, la ville de Lueger, Herzl et Hitler

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, Vienne était le lieu de résidence de trois personnes qui ont joué un rôle considérable dans le destin des juifs d’Europe. Vienne était la ville de Karl Lueger, maire de la capitale autrichienne pendant la période fin de siècle. Même s’il n’était pas antisémite lui-même, Lueger a surfé sur la vague de haine anti-juive qui animait la classe moyenne inférieure viennoise pour accéder à la plus haute fonction de la ville, grâce à des discours antisémites, à une agitation anti-juive et à un programme politique imprégné de nationalisme et de xénophobie, ainsi que de suprémacisme germanique et catholique.

Le monument Lueger, vandalisé avec le mot « Honte », 2021 © Liam Hoare

Vienne était la ville de Theodor Herzl. Bien que Herzl ait déclaré plus tard que « ce qui a fait de moi un sioniste, c’est le procès Dreyfus », l’un de ses biographes, Derek Penslar, note que peu de ses correspondances journalistiques depuis Paris « traitaient directement de l’antisémitisme ». Plus importantes « furent les élections municipales viennoises d’avril et mai 1895 », à l’issue desquelles le parti de Lueger remporta les deux tiers des sièges au conseil municipal. Shlomo Avineri abonde dans ce sens dans sa biographie de Herzl : « Si le pays qui avait le mieux traité les Juifs au cours du XIXe siècle était sur le point de se désintégrer et de mettre gravement en péril le bien-être de sa population juive, il fallait trouver une solution radicale ».

Vienne était aussi la ville d’Adolf Hitler, qui s’y était installé en 1907 après avoir échoué à entrer à l’Académie des beaux-arts de Vienne, ce qui le laissa sans domicile et sans ressources. Lueger était encore maire de Vienne à cette époque, et Hitler écrivit plus tard dans Mein Kampf qu’il était « l’un des plus grands maires allemands de tous les temps ». Bien que Lueger et son parti ne fussent pas nazis, les catholiques et les nationalistes allemands constituant des camps politiques distincts divisés par la question de la nation autrichienne, Hitler « absorba le pangermanisme, le concept de race aryenne supérieure, l’antisémitisme et l’antislavisme » dans la Vienne de Lueger, conclut Avineri.

En organisant leur premier congrès juif antisioniste à Vienne, les initiateurs ont délibérément cherché à s’inscrire dans ce cadre historique, tout en inversant et en détournant le sens des événements politiques passés. La Déclaration antisioniste juive viennoise rappelle ainsi : « Le maire antisémite de Vienne, Karl Lueger, affirmait : “C’est moi qui décide qui est juif”. Ceux qui se conformaient à sa politique étaient exemptés de l’étiquette de “juif”, tandis que les voix dissidentes, opposées à ses vues, étaient, selon sa définition, “les voix des juifs” ». Et la Déclaration d’ajouter : « Aujourd’hui, nos voix juives anticolonialistes en Autriche subissent une logique similaire, mais inversée : ‘C’est nous qui décidons qui n’est pas juif’. Ceux qui s’alignent sur Israël sont autorisés à se revendiquer comme « juifs » et à s’exprimer en tant que tels, tandis que ceux qui s’en démarquent sont réduits au silence en tant que « non-juifs ». Nous reconnaissons dans ce mécanisme une forme d’antisémitisme et une complicité dans la perpétuation de l’antisémitisme, car il lie indissociablement l’identité juive au génocide des Palestiniens et alimente la haine contre les juifs. »

« La majorité des Juifs soutiennent activement ou passivement Israël. Il faut se demander comment Israël aurait pu devenir si puissant aux États-Unis et en Europe sans ces complices juifs. » – Ghada Karmi

L’accusation portée est claire. Karl Lueger n’est pas une figure du passé autrichien : son héritage demeure vivace, non seulement dans la classe politique, mais aussi au sein de la communauté juive autrichienne, toutes deux imprégnées d’un antisémitisme persistant. Cet antisémitisme, inédit mais pourtant ancien, se caractérise par la persécution exclusive des juifs antisionistes d’Autriche, dont les droits et libertés sont systématiquement piétinés. « Nous soussignés exigeons sans équivoque le droit d’exprimer librement nos opinions démocratiques et anticolonialistes », proclament-ils — une revendication qu’il est pour le moins paradoxal de formuler à la veille d’un congrès antisioniste, organisé après une campagne nationale menée sous la bannière d’un parti ouvertement antisioniste.

Comme l’a souligné Dalia Sarig dans son discours d’ouverture, la Déclaration juive antisioniste viennoise a été publiée dans la ville de Herzl. Une semaine avant le congrès, Sarig et ses camarades ont organisé une action politique visant à renommer temporairement la place Theodor Herzl — un espace en béton plutôt anodin situé à côté de l’hôtel Marriott de Vienne — en place Gaza. Sarig a déclaré : « Theodor Herzl est honoré chaque année à Vienne, et pour quoi ? Pour une idéologie colonialiste et nationaliste raciste ? En tant que juifs antisionistes, nous rejetons cette idéologie qui justifie la violence coloniale et l’expulsion ».

Dalia Sarig

Dans son discours au congrès, Sarig a également fait référence au serment de Mauthausen, un engagement pris par les survivants du camp de concentration le 16 mai 1945, qui stipule notamment : « Fidèles à ces idéaux, nous faisons le serment solennel de continuer à lutter, fermes et unis, contre l’impérialisme et contre l’incitation à la haine entre les peuples. […] Nous voulons ériger le plus beau monument que l’on puisse dédier aux soldats tombés pour la cause de la liberté de la communauté internationale sur une base solide : un monde d’hommes libres. »

« Invoquer ce serment pour soutenir un antisionisme radical déforme son sens historique », a mis en garde la chercheuse Stéphanie Courouble-Share avant le congrès. « En mobilisant le serment de Mauthausen contre Israël, les organisateurs suggèrent que l’État juif représente le système d’oppression même auquel les survivants ont juré de résister. Cette comparaison, qui manque de précision historique, est une manœuvre rhétorique qui déforme la mémoire de la Shoah à des fins politiques, effaçant la spécificité du nazisme et du génocide des Juifs d’Europe. » C’est précisément là le problème, non seulement de cette déclaration, mais aussi de la plupart des propos tenus pendant ce congrès.

Israël est faible, mais Israël est fort

Le premier congrès juif antisioniste a été marqué par une série de contradictions internes et un détachement manifeste de la réalité historique et politique. Aux premières heures du 13 juin, Israël lançait une série de frappes ciblées d’une ampleur inédite contre les infrastructures militaires et nucléaires iraniennes. Si les répercussions à long terme de ces attaques restent incertaines, à court terme, elles ont, contrairement aux échecs sanglants du 7 octobre 2023, mis en lumière la puissance de l’appareil militaire et du renseignement israéliens.

Rien n’indique que les délégués du congrès en aient eu conscience ni qu’ils aient mesuré la portée de ces événements. « C’est le premier jour du déclin rapide d’Israël », a proclamé Haim Bresheeth, chercheur associé à la School of Oriental and African Studies de Londres, l’un des nombreux vétérans du mouvement antisioniste international présents à Vienne. « Ils ont attaqué l’humanité. Désormais, ils ne visent plus seulement Gaza, mais l’ensemble du Moyen-Orient. Personne, nulle part dans la région, n’est à l’abri du sionisme. Il n’y aura aucune sécurité tant que le sionisme existera. » 

Bresheeth, dont l’intervention devant le congrès — un exposé décousu sur l’histoire de l’Andalousie — semblait souvent déconnectée du sujet, semble affectionner les formules lapidaires au contenu aussi substantiel qu’un œuf Kinder. « Il n’y a pas de place pour le sionisme dans le monde d’aujourd’hui, nulle part », lançait-il, ou encore : « L’ONU est un organisme inutile, rendu impuissant par le sionisme et l’Occident ». Il interrogea même l’assemblée : « De quel côté sont les Juifs ? ». La question était sans doute rhétorique : qui choisirait le côté de l’Occident européen, responsable du colonialisme, plutôt que celui de l’Orient, qui, cela va sans dire, n’a jamais commis d’acte de guerre ou de colonialisme ? 

À l’image de Bresheeth, le congrès lui-même semblait incapable de trancher : le sionisme était-il si faible qu’il vacillait au bord du précipice — non pas un simple déclin, mais un effondrement rapide —, ou bien si puissant qu’il était tenu pour responsable de tous les maux du monde ? Étrange ennemi qui, sur son lit de mort, est encore capable de bombarder les installations nucléaires iraniennes, tout en exerçant son influence jusqu’aux salles de congrès viennoises pour étouffer la liberté d’expression d’antisionistes pourtant bien bavards. Au premier congrès juif antisioniste de Vienne, les fantasmes ont valeur de réalité. « Tout le monde ici est convaincu qu’il s’agit du début de la fin du sionisme », a affirmé la journaliste et influenceuse égyptienne Rahma Zein, dans un discours qui, étonnamment, n’était pas destiné à faire rire.

Haim Bresheeth
La non-politique antifasciste de la non-identité

Ce congrès, a proclamé l’activiste antisioniste israélien Ronnie Barkan dans son discours d’ouverture, « ne vise pas à discuter du judaïsme ou de la politique identitaire » — une déclaration plutôt surprenante pour un événement qui se présente comme étant à la fois juif et antisioniste.

Malheureusement, il semble y avoir eu un problème de communication en interne, puisque l’auteure et universitaire palestinienne Ghada Karmi, qui s’est exprimée explicitement sur l’identité juive et sa perception du rôle des juifs dans les mouvements sioniste et antisioniste, n’a manifestement pas compris les instructions de Barkan. « Les Juifs antisionistes restent une petite minorité en Israël et dans le monde », a-t-elle finement observé.

« Tout le monde ici est convaincu qu’il s’agit du début de la fin du sionisme », a affirmé la journaliste et influenceuse égyptienne Rahma Zein, dans un discours qui, étonnamment, n’était pas destiné à faire rire.

 « La majorité des Juifs soutiennent activement ou passivement Israël. Il faut se demander comment Israël aurait pu devenir si puissant aux États-Unis et en Europe sans ces complices juifs. » Elle estime donc que « la lutte contre le sionisme est une affaire intrajuive dans laquelle les Palestiniens ne doivent pas intervenir. C’est aux Juifs de se détourner du sionisme ».

Selon Karmi, le sionisme « a engendré une forme de dissimulation au sein des communautés juives de la diaspora ». Elle poursuit en affirmant qu’« il est nécessaire d’opérer une transition du tribalisme vers l’universalisme » parmi les juifs de la diaspora, qui auraient tendance à se percevoir comme membres d’une « tribu ». Heureusement, certains élus ont su accepter la révélation universaliste, et il leur revient dès lors de se charger de la difficile mission de convertir la tribu récalcitrante : « C’est aux Juifs antisionistes qui ont vu la lumière qu’il revient d’accomplir ce travail, car eux seuls en sont capables. Cela n’aurait pas la même légitimité si cela venait de Juifs qui n’ont jamais adopté le sionisme plutôt que de ceux qui ont choisi de s’en détourner.  »

La perception osée que Barkan avait de son propre congrès se situe dans le droit fil de cet exceptionnalisme. « Nous suivons leurs traces », a-t-il déclaré à propos du soulèvement du ghetto de Varsovie. Évidemment, on peut se demander ce que constitue cette tentative effrontée de s’approprier l’héritage de l’antifascisme juif si ce n’est une forme particulièrement dévoyée de politique identitaire. Dans un éditorial publié sur le portail antisioniste Mondoweiss avant l’événement, Barkan écrivait que « la voix juive antisioniste démontre une fibre morale, une histoire progressiste, une vigueur juridique, une moralité de coexistence — en se joignant à la lutte contre le sionisme, en combattant aux côtés des Palestiniens pour libérer non seulement la Palestine, mais aussi le judaïsme du sionisme ». À défaut de pouvoir énoncer clairement les objectifs politiques qu’ils poursuivent, les juifs antisionistes peignent avec grand luxe de détails leur propre représentation mythifiée.

Malgré le rejet proclamé de la politique identitaire, la Déclaration juive antisioniste viennoise se rattache directement à une lutte intracommunautaire : « Nous ne nous sentons pas représentés par la [Communauté juive de Vienne], qui prétend représenter les Juifs d’Autriche et soutient inconditionnellement toutes les actions d’Israël », affirment ses trois douzaines de signataires. La Déclaration tente également de situer l’antisionisme dans l’héritage de l’antifascisme juif : « Nous soussignés sommes des personnes issues de familles juives, des descendants de personnes déplacées et/ou de victimes et/ou de survivants de la Shoah et de résistants au régime nazi ayant des liens avec l’Autriche. Nous sommes attachés aux droits humains universels, à l’égalité et à une paix juste. »

Une fois la mémoire de la Shoah monopolisée, et les juifs antisionistes ainsi distingués de la majorité juive sioniste, la déclaration peut présenter cette dernière comme raciste, colonialiste et ethno-nationaliste par implication. « Partout dans le monde, des juifs comme nous condamnent les actions d’Israël contre les Palestiniens, le génocide qu’Israël commet à Gaza, le nettoyage ethnique et la colonisation de la Cisjordanie. Nous déclarons sans équivoque » — au cas où vous n’auriez pas compris — « Cela ne se fait pas en notre nom ! »

Vienne, 14 juin 2025, Congrès juif antisioniste de 2025
Après les parallèles historiques, l’histoire parallèle

Ronnie Barkan note que, l’année de la publication de L’État juif, « un mouvement de masse de travailleurs juifs en Europe de l’Est et en Russie, le Bund socialiste », a vu le jour. (Le Bund général des travailleurs juifs a en fait été fondé un an plus tard.) « Alors que le Bund devenait un mouvement important dans plusieurs pays d’Europe de l’Est, le sionisme représentait moins de 1 % de la population juive en Europe. » Et puis deux phrases extraordinaires :

« S’il n’y avait pas eu Hitler, le sionisme serait très probablement resté une petite colonie juive insignifiante en Palestine. Les six millions de Juifs qui ont péri dans la Shoah n’étaient pas sionistes : la plupart étaient antisionistes, soit des socialistes bundistes, soit des juifs ultraorthodoxes qui considéraient le sionisme comme profondément anti-juif. »

Passons sur le sous-entendu selon lequel seuls les « bons juifs » seraient morts pendant la Shoah. Ce qui frappe ici, c’est la portée de ce « s’il n’y avait pas eu Hitler », qui exprime de manière condensée toute l’ambivalence du rapport antisioniste à la mémoire de la Shoah, voire la difficulté qu’il y a à simplement prendre en compte la réalité historique. Certes, sans la montée du nazisme, l’histoire des Juifs européens — et, par ricochet, celle d’Israël — aurait sans doute suivi un tout autre cours. Mais ce n’est ni l’histoire que nous connaissons, ni la réalité dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Israël est désormais un État solidement établi, et deux peuples, porteurs de deux identités nationales distinctes, revendiquent, chacun à leur manière, la propriété — totale ou partielle — de la même bande de terre. Le mouvement antisioniste se targue d’affronter les faits les plus dérangeants, mais il en donne rarement la preuve, préférant souvent se réfugier dans une réalité alternative plus confortable.

Les élucubrations historiques ont posé problème lors du premier congrès juif antisioniste. Donny Gluckstein, qui enseigne à l’Edinburgh College (au grand dam de ses étudiants), a affirmé que Herzl n’avait même pas mentionné un État juif en Palestine, ce qui suggère qu’il n’a pas lu ou n’a pas su lire L’État juif, dans lequel Herzl décrit la Palestine comme « la patrie historique éternelle » des juifs. Gluckstein a en outre soutenu que l’antisémitisme est un produit du capitalisme et que l’éradication du capitalisme entraînerait celle de l’antisémitisme. Les juifs de l’après-guerre en Pologne et en Union soviétique se réjouiront de cette bonne nouvelle.

« Ils ont attaqué l’humanité. Désormais, ils ne visent plus seulement Gaza, mais l’ensemble du Moyen-Orient. Personne, nulle part dans la région, n’est à l’abri du sionisme. Il n’y aura aucune sécurité tant que le sionisme existera. » – Haim Bresheeth

Là où la réalité s’avère décevante, les propos réconfortants sont de rigueur. Rahma Zein a déclaré, là encore avec une sincérité désarmante, que « tous ceux qui sont ici aujourd’hui prouvent qu’ils sont humains ». Ça en laisse beaucoup pour qui la preuve n’est pas faite… Peut-être tous ne souhaiteront cependant pas rejoindre le modèle d’humanité et de moralisme constitué par ceux qui considèrent le sionisme comme une conspiration dominant le monde et responsable de tous ses problèmes. Les termes choisis par Ghada Karmi pour décrire le sionisme sont éloquents : « une force politique étrangère qui s’insinue dans notre patrie avec des intentions malveillantes ». Il n’y a aucun doute à ce sujet, a-t-elle déclaré : « Le sionisme est mauvais, et si vous êtes contre le mal, vous devez être contre le sionisme ». C’est à se demander pourquoi certains hésitent encore à rejoindre le camp antisioniste.

La clarté de la distinction morale se paye toutefois du prix d’un brouillage des frontières et d’une inversion des rôles entre victime et bourreau. Sans remarque l’ironie d’une démarche qui instrumentalise la mémoire de la Shoah pour lutter contre sa supposée instrumentalisation, le militant palestinien Samy Ayad affirme qu’« Israël doit cesser d’instrumentaliser les souffrances infligées aux Juifs par les nazis pour justifier ses crimes contre les Palestiniens ». Haim Bresheeth va plus loin, appelant à une « désionisation de chaque institution, de chaque groupe » dans un futur État palestinien, à l’image de la dénazification de 1945. Il ajoute : « Après 1945, la question s’est posée : comment vivre avec les Allemands en Europe ? C’est une interrogation tout aussi difficile que celle qui se pose en Palestine aujourd’hui : comment vivre avec des génocidaires parmi vous ? » — avant d’être interrompu au moment où son propos atteignait son paroxysme.

« Une large opposition au sionisme émerge dans toute la société », écrit Ronnie Barkan. Pourtant, s’il est à l’image du mouvement de protestation contre Israël qui a suivi le 7 octobre et de ce public restreint et très marqué à gauche du premier congrès juif antisioniste, on ne voit pas ce qui vient nourrir les espoirs des antisionistes. La situation actuelle à Gaza demeure intolérable : pour les otages israéliens toujours détenus par le Hamas, comme pour les centaines de milliers de Palestiniens déplacés, dont les maisons et les quartiers ont été anéantis. Fait révélateur, le 7 octobre lui-même a été à peine évoqué lors du congrès, et dans les sessions auxquelles j’ai assisté, aucune critique du Hamas, de son idéologie ou de ses actions — qui ont pourtant déclenché la riposte israélienne — n’a été formulée.

Par ailleurs, si le débat, comme l’a formulé le journaliste palestinien Ramzy Baroud, doit se limiter à l’idée que « la seule solution est un État unique, un État appelé Palestine, et rien d’autre », alors les souffrances du peuple palestinien sont promises à perdurer, et les antisionistes n’y seront pas pour rien. Il faut reconnaître à Karmi le mérite d’avoir admis qu’il existe en Palestine deux communautés qui, fondamentalement, ne souhaitent pas vivre ensemble et préfèrent le divorce à un mariage arrangé. « Que faire ? », a-t-elle demandé — une question pertinente à laquelle le premier congrès juif antisioniste n’a pas su apporter de réponse.


Liam Hoare

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