Choses (juives) vues

Notre cher collaborateur Karl Kraus nous a confié le fruit de son labeur estival : deux brèves inspirées par des événements dont la banalité lui a semblé lourde de sens. D’un parc viennois à un Hypercasher parisien, une courte phrase suffit parfois pour témoigner de la bêtise de l’époque ou, au contraire, pour exprimer avec justesse ce qu’elle a d’éreintant.

 

Mes yeux au temps des apparitions, August Natterer, 1913

 

La voix de l’intellect parle bas

Récemment, au beau milieu du mois d’août, alors que tout Viennois qui se respecte était en villégiature quelque part dans les Alpes, un petit malin a bousillé d’une disgracieuse écriture noire l’un des monuments érigés en l’honneur de Sigmund (Schlomo) Freud qui parsèment la ville. Il s’agissait de celui situé au parc Sigmund Freud – une simple stèle.

En haut est marqué le « psi » grec à côté d’un « A » tout aussi grec mais que l’alphabet latin a intégré – ce qui fait qu’avant de se remémorer son alphabet grec, on a l’impression d’être face à un accouplement incongru de lettres de deux langues antiques. Que produire ce léger trouble ait été le but visé de Freud ou non, c’est par ce couple graphique qu’il avait coutume d’abréger le mot « psychanalyse ». En dessous se trouve le début d’une phrase de Freud : « La voix de l’intellect parle bas ». Puis, un trait noir démarque le dernier cinquième de la surface, où est inscrit le nom de Freud ainsi que ses dates de naissance et de décès.

Notre cabotin a recouvert de noir le début de la phrase « La voix de l’intellect parle bas » pour faire disparaître cette voix de l’intellect, qui, clairement, l’insupporte. En lieu et place, il a peinturluré « Das Schweigen » – le « se taire ». Si bien qu’on lit maintenant « le se taire parle bas ». Et sous le nom de Freud, il a écrit, en anglais cette fois-ci, « pervert » – pervers. Barbare, certes, l’artiste, mais polyglotte.

Ce qui attire l’attention dans cette profanation d’un monument en l’honneur de quelqu’un qui toute sa vie n’a cessé de profaner, est le doute qui s’exprime là dans l’écriture. Car « Das Schweigen » ne recouvre pas la stèle de manière égale. La partie qui est écrite en grosses lettres se résume à « Das Schwei », les lettres « g » et « e » suivent en plus petit et le « n » final n’est pas du tout visible d’en face. Or, n’importe quel locuteur germanophone ne peut pas ne pas (Freud aurait pu nous expliquer pourquoi cette urgence) compléter automatiquement « Das Schwei », qui n’est pas un mot allemand, par un « n » afin d’en faire un mot allemand, qui serait alors « Das Schwein » – le porc.

Que cela ait été l’intention de l’auteur ou non, en lisant son inscription, on hésite inéluctablement : voulait-il écrire « Das Schwein ist still » ou bien « Das Schweigen ist still » ? Il faut savoir que « ist still » n’a pas le même sens dans les deux phrases. La première signifie « Le porc se tait » (enfin) ; la deuxième, comme on l’a dit : « Le se taire parle bas ». L’incroyable génie du gribouilleur – une vraie formation de l’inconscient en l’occurrence – a consisté à produire par son hésitation dans l’écriture les deux significations : le porc pervers (c.-à-d. le juif) Freud se tait enfin, il est enfin définitivement mort, la psychanalyse, toute cette horrible entreprise de retournement critique du sujet par lui-même, toute cette exigence du courage de s’affronter à soi-même, de ne pas se contenter de son « identité, de sa « nature », de ses « opinions », toute cette subversion juive de nos certitudes les plus intimes, ne font plus partie de nos sociétés. En tout cas, c’est là le souhait exprimé par celui qui a dégradé le monument. Et dans le même temps, l’énoncé produit immédiatement le monde dans lequel nous vivrons dès lors que le « porc » se taira : le beau monde de la tautologie, de l’identité avec soi-même, de la subjectivité sans faille, du désir sain et moral, où l’intelligence sera réduite à bafouiller des évidences déguisées en haïku comme « Le se taire parle bas ».

 

Un peuple un

Accroupi à côté de mon panier de courses – je me suis fait un tour de rein, ceci explique cela – j’entends une voix venant d’en haut : la dame assise à la caisse. Elle parle assez fort pour que je comprenne qu’elle s’adresse à moi. Paniqué, je lève la tête, la regarde et lui demande, sur un ton légèrement hystérique, « pardon ? ». Placide, elle m’informe qu’elle m’avait dit bonsoir. Cette information ne m’apaise apparemment pas du tout, parce que je me mets à lui expliquer que j’avais entendu qu’elle m’avait dit « attention » et que je m’étais demandé – du fond d’un désespoir qui jurait effectivement avec le calme de ce mardi soir de la fin août à l’Hypercacher de la porte de Vincennes – « mais mon Dieu, pourquoi ‘attention’ ? ».

Peut-être était-ce précisément le calme environnant qui avait déclenché mon soupir, comme si, quand bien même tout semblait tranquille, rien n’autorisait à ce qu’on ne fasse pas néanmoins attention. La dame, en tout cas, semble avoir entendu quelque chose de cet ordre, car, dans sa tentative de me rassurer sur ma méprise, elle m’explique : « C’est la fatigue ».

Je ne me targue pas d’être le plus bel homme de Paris, je n’ai d’ailleurs plus l’âge pour prétendre à quoi que ce soit en ce domaine ; mais je revenais tout de même de vacances dans le Sud, je me sentais frais, reposé et, surtout, me savais bronzé. Protestation virile oblige, je lui rétorque alors, pour mettre en avant ma bonne mine, qu’il faisait très chaud dehors. Dehors. Drôle de petit mot qui me paraissait hautement important, comme si je voulais absolument mettre une distance entre elle, la caissière, qui se disait à juste titre fatiguée après sa longue journée de travail dans un endroit qui n’était après tout pas si bien climatisé, et moi, qui avait passé tout le jour à lire tranquillement, à profiter d’une belle ville encore vide lors d’un déjeuner en terrasse, pour décider finalement dans la douceur du soir que le schlepp pour aller à la porte de Vincennes était, somme toute, une belle manière pour terminer cette journée, couronnée par l’achat d’un stock d’excellent hareng à l’huile qu’on ne trouve qu’à l’Hypercacher. Elle était peut-être fatiguée, mais moi j’étais au mieux, seulement un peu sonné par la chaleur d’une splendide journée d’été.

Or, c’était ne pas prendre en compte la sagesse de la caissière, qui me répète, sans prêter aucunement attention à la différence entre elle et moi que j’avais tenté d’établir : « C’est la fatigue ». Je n’avais pas besoin de lui jeter un regard teinté de profondeur pour lui faire comprendre que, cette fois-ci, j’avais entendu. Elle n’attendait rien de tel de toute manière, car elle savait qu’elle disait vrai. Que je le concède ou pas. Il n’y avait pas de doute pour elle que j’étais en réalité fatigué, tout simplement parce que le peuple était fatigué : fatigué de la énième synagogue qui brûle, d’une guerre sans issue, des otages qui ne reviennent pas, fatigué de ses entre-déchirements, des sionistes de droite français qui se jettent dans les bras de l’extrême droite en traitant les sionistes qui croient encore à la noblesse du projet « Israël » de traîtres à la cause ; fatigué de la peur, du silence ; fatigué d’entendre « attention » quand quelqu’un vous souhaite « bonsoir ».

Après cet été où rien n’a bougé, où les lignes de clivages se sont juste creusées, où on a vu des juifs attaquer une base militaire parce que Tsahal tient à la pureté des armes et d’autres juifs commettre un pogrom en Cisjordanie, comme s’il était plus important de s’abaisser au niveau des pires traditions politiques européennes que d’essayer de négocier une paix susceptible de sauver les otages qui peuvent encore l’être. Un été où on a également vu les athlètes israéliens au JO protégés comme si chacun était un président américain en miniature, des politiciens français attiser la haine qui contraint à cette surprotection, et où seule la langueur estivale des fidèles de la Grande-Motte, accoutumés à commencer l’office un peu tard, nous a sauvés d’un autre désastre sans nom. Oui, après tout cela, le peuple est fatigué. Est-ce donc tout ce qui reste de son unité aujourd’hui ? N’a-t-il plus que ce sentiment de fatigue pour ciment ? Après cet été, tout porte à le croire. Et pourtant je suis sorti gaillard de cette rencontre, parce que si la caissière ne veut voir là que l’unité, il y a peut-être encore de l’espoir.


Karl Kraus

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