Après avoir, dans une première partie, examiné l’indifférence politique, médiatique et judiciaire qui a entouré l’appel au meurtre de Juifs publié dans Humo par Herman Brusselmans, cette seconde partie de l’enquête de Rafaël Amselem s’attarde sur le rôle ambigu d’Unia, l’institution belge chargée de la lutte contre les discriminations. Entre interprétation légaliste, refus d’agir, et confusion face à l’antisionisme, l’affaire révèle les limites profondes du cadre juridique et politique belge face à l’antisémitisme contemporain.

> Lire la première partie de l’enquête.
La semaine dernière, nous nous étions arrêtés sur une spécificité du droit belge : au regard de la loi, l’expression de la haine n’y est pas en soi punissable. « Sale juif » ou « le ciel est bleu », d’un strict point de vue légal belge, c’est en somme du pareil au même. Pour condamner un propos discriminant, il faut démontrer l’intention de l’auteur à inciter à la haine raciale. Ce haut niveau de preuve est appelé dol spécial. Mais cet impératif juridique suffit-il à expliquer l’acquittement de Brusselmans lors de la première des procédures le visant ? Nous sommes partis à la rencontre d’une autre partie prenante dans cette affaire, une autorité de surcroît en matière de discrimination en Belgique : Patrick Charlier, directeur d’Unia.
Quand Unia reconnaît l’antisémitisme, mais refuse d’agir
« Unia est l’institution publique interfédérale de lutte contre les discriminations et de promotion de l’égalité », nous explique avec pédagogie son directeur Patrick Charlier, qui nous accueille dans son grand bureau, situé non loin de la grande gare de Bruxelles. Tout est inversé en comparaison avec les bâtiments gouvernementaux français : on rentre sans contrôle d’identité, mais la moindre porte nécessite l’usage d’un badge. Le décor paraît très officiel, sobre, presque éculé – aucune décoration au mur.
Patrick Charlier prend le temps de nous recevoir pour un entretien de près de deux heures. « Unia a été créée en 1993, avec pour mandat de faire appliquer la législation sur l’antiracisme. Notre première priorité, c’est la définition légale : l’incitation à la haine, la violence ou la discrimination. Unia peut traiter des propos haineux, ce que ne peut pas faire par exemple le Défenseur des droits en France. Dès qu’on a une question de discours de haine, on fait cette procédure ordinaire de plainte simple avec déclaration de personne lésée. » Unia effectue par ailleurs des études, adresse des avis et des recommandations, conduit des formations, intervient dans le débat public, et sensibilise plus globalement sur les questions de discriminations en Belgique.
Comme une évidence, face aux mots de Brusselmans, les acteurs juifs belges ont tourné leurs espoirs vers cette institution ; et en effet, la mission d’Unia semble la prédisposer à intervenir. De fait, l’organisme a porté plainte avec déclaration de personne lésée. Spontanément, Patrick Charlier n’émet aucun doute sur le caractère antisémite des déclarations de Brusselmans : « Il dit : quand je vois un enfant palestinien qui pleure après sa maman, j’ai envie de mettre un couteau pointu sur la gorge de tous les juifs que je rencontre. Cette phrase-là, très clairement, à nos yeux, elle est antisémite. Il parle de couper la gorge. Donc il y a un caractère violent. Et il ne parle pas des Israéliens, il parle des juifs ». Patrick Charlier y voit même la réitération d’un stéréotype antisémite historique : « Pendant très longtemps, on accusait les juifs de trancher la gorge des enfants pour prendre leur sang. Le fait qu’il utilise cette image-là, pour moi, c’est mobiliser en le retournant ce stéréotype-là ». Un parti pris anti-antisémite, il faut le dire, à la fois ferme mais quelque peu confus. Le lien établi avec les gorges tranchées paraît alambiqué. Et parlerait-il des Israéliens que le propos de Brusselmans n’en serait pas moins problématique.
La suite a fait déchanter les organisations juives. Unia, après avoir porté plainte, a finalement décidé de ne pas se constituer partie civile. Interrogés séparément, différents cadres de la communauté juive nous ont confié leur effarement. « Si Unia s’était jointe à nous, cela aurait été indéniablement un poids pour faire pencher la balance en notre faveur », nous ont-ils dit. Une déception qui n’a pas échappé à Patrick Charlier : « Il y a ce sentiment d’abandon. Je le conçois, je le regrette. », constate-t-il avec une lucidité désarmante.
L’institution justifie d’abord sa décision par une lecture rigoureuse du droit belge. Selon le directeur d’Unia, la phrase « j’ai envie d’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque juif que je rencontre » est sans ambiguïté antisémite, mais difficilement condamnable au regard de la loi pénale : « C’est un propos qui est horrifiant, choquant, antisémite, mais qui ne tombe pas sous le coup de la loi. Il ne suffit pas de tenir des propos antisémites, il faut démontrer une intention d’inciter un tiers à la haine, à la violence ou à la discrimination ». Une interprétation pour le moins outrée, mais derrière laquelle Unia entend se réfugier, et ce au grand dam des organisations juives. « C’est leur interprétation du droit, elle est contestable », réagit Viviane Teitelbaum, sénatrice engagée sur les questions d’antisémitisme. « L’incitation à la haine, sinon au meurtre, est évidente » de surenchérir l’historien de l’antisémitisme Joël Kotek.
Une position strictement légaliste, qu’Unia revendique comme conforme à son mandat. Patrick Charlier admet une faiblesse du droit belge, empêchant une action efficace de la part d’Unia : « Il y a une forme d’antisémitisme, tout comme une forme de racisme ou d’homophobie, qui ne tombe pas sous le coup de la loi, mais qu’on peut, quand on l’analyse, qualifier comme tel », constate-t-il, toujours avec la même lucidité.
L’institution estime de surcroît qu’agir en justice, dans un contexte d’incertitude juridique, aurait pu se retourner contre elle : « Il est problématique ou dangereux pour Unia d’agir en justice lorsque se pose la question du dol spécial au risque d’aboutir à un acquittement. Cela aurait pour conséquence de permettre à l’accusé de légitimer les propos qu’il a tenus. Il pourrait alors déclarer ‘j’avais bien raison de le dire’ ».
La sénatrice Viviane Teitelbaum rétorque : « Ces propos sont absurdes et défaitistes, si l’on songe qu’en bottant en touche, Unia, l’organisme officiel en charge de la lutte contre le racisme, facilite l’acquittement dont ne pourra que se réjouir à la face du monde le populaire chroniqueur antisémite ». Elle ajoute : « à défaut de se constituer partie civile, Unia aurait pu communiquer autour de cette affaire pour souligner la gravité de l’antisémitisme ». Elle conclut : « À supposer que Brusselmans soit acquitté in fine, une telle décision judiciaire devrait plaider pour une modernisation de la loi ». Sur la question de la condamnation morale, Patrick Charlier marque un désaccord poli : « On attend de nous des formes de condamnation morale, que l’on dise de telle ou telle affaire : « C’est scandaleux ». Mais honnêtement, si on commence comme ça, c’est tous les jours qu’on crie ».
Pour Viviane Teitelbaum, l’argument ne passe toujours pas, résumant d’une phrase toute la discorde qui oppose Unia aux organisations juives : « Unia s’est fait juge avant le juge ». Et, en effet, Patrick Charlier admet que le Conseil d’administration d’Unia était en réalité partagé sur la question. « Certains disaient “il faut absolument qu’Unia se constitue partie civile”, d’autres disaient “le risque d’être débouté est trop grand. Ce serait une déroute. Il ne faut pas y aller”. » Qu’est-ce qui a finalement fait pencher la balance ?
Des précédents judiciaires oubliés : Unia savait faire… et ne fait plus ?
Un des faits les plus marquants révélés par l’entretien avec le directeur d’Unia est que la décision cruciale de ne pas se constituer partie civile contre Herman Brusselmans a été prise hors du cadre habituel d’un conseil d’administration. Le quorum n’était en effet pas atteint. « Lorsque le dossier arrive au Conseil d’administration, malheureusement il n’est pas en nombre suffisant pour pouvoir voter. Il manquait une personne ». Dans cette situation, le règlement interne d’Unia permet aux co-directeurs de prendre une décision d’urgence, sans passer par le vote : « sur la base des discussions, nous avons perçu que la tendance majoritaire était de ne pas se constituer partie civile. Et donc, à ce moment-là, oui, nous prenons la décision ». Aucun compte-rendu ou délibération ne permet aujourd’hui d’attester d’une telle tendance dans le comité. Aux yeux d’un observateur extérieur, cette décision stratégique — et politiquement lourde — s’est donc prise dans l’opacité, au nom d’une majorité supposée mais non vérifiable. Une opacité d’autant plus incompréhensible quand on la compare avec l’attitude de totale transparence adoptée par Patrick Charlier durant notre entretien[1].
Ce processus décisionnel interroge d’autant plus qu’Unia, ayant initialement déposé plainte, donne l’impression de se rétracter et envoie donc des signaux contradictoires et perturbateurs pour la lutte contre l’antisémitisme.
La clarté dans la démarche a pourtant été au rendez-vous par le passé. En effet, Unia s’est déjà constituée partie civile dans des affaires d’antisémitisme qui posaient précisément la même question d’interprétation du droit belge.
En décembre 2021, deux supporters de football étaient accusés d’avoir chanté des chants antisémites à l’occasion d’un match entre Beerschot et Anderlecht (« Hamas Hamas tous les Juifs au gaz »). Entre Brusselmans et ces supporters, les moyens envisagés ne sont certes pas les mêmes, mais l’action envisagée a bien la même finalité. Il existait, comme toujours, un risque d’être débouté – car qu’est-ce qui empêchait les supporters de proclamer que cette expression d’un désir de gazer des juifs ne concernaient qu’eux-mêmes, et qu’il ne s’agissait en aucun cas d’inciter quiconque d’autre à les imiter ? Cela n’avait alors pas dissuadé Unia de se constituer partie civile[2]. La cour d’appel avait condamné les deux supporters à une peine de probation autonome d’un an pour incitation à la haine et ils avaient dû payer à Unia 350 euros en sus du remboursement des frais de procédure.
Deuxième cas, encore plus explicite : quatre militaires accusés de négationnisme et d’incitation à la haine, ayant créé en novembre 2018 un groupe de discussions sobrement nommé « Auschwitz » dans lequel étaient diffusés, pendant des années, des messages de haine. « Les membres du groupe étaient appelés Juif n° 1, Juif n° 2, Juif n° 3 … Le groupe était décrit par les militaires comme une parodie des camps de concentration. »[3] Unia s’était également constituée partie civile. La Cour d’appel de Mons a récemment condamné trois d’entre eux pour incitation à la haine, et deux autres pour négationnisme. Pourtant, fait notable, le Tribunal correctionnel du Hainaut avait jugé en première instance que « le dol spécial pouvait être mis en doute », ce qui avait donné lieu à un acquittement. D’évidence, les interprétations peuvent varier. Difficile, en particulier à l’aune de cette décision, de ne pas donner raison à Viviane Teitelbaum : Unia semble s’être fait juge avant le juge.

De même, la posture « légaliste » d’Unia, la cantonnant à une action strictement juridique, peut être interrogée au regard des actions passées. Un exemple en la matière est frappant : le carnaval d’Alost. Ce carnaval, le plus fameux de Belgique, s’était illustré à trois reprises (2009, 2013 et 2018) par des représentations antisémites et négationnistes : caricatures de juifs hassidiques, avec toute la panoplie antisémite afférente (gros nez crochus, chapeaux proéminents, dollar, diamant et rats) ; défilement de SS distribuant des bouteilles de Zyklon B à boire… Unia n’a porté plainte dans aucune de ces trois occurrences.
Alost : le carnaval des stéréotypes, l’embarras des institutions
C’est à l’occasion de l’édition 2018 – qui a abouti au retrait du carnaval d’Alost de la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO – que l’attitude d’UNIA a timidement évolué, sans toutefois s’orienter vers une action de nature juridique. Lorsque Patrick Charlier revient sur cette affaire emblématique, il insiste longuement sur la difficulté d’analyse et d’intervention dans ce genre de situation. Du point de vue d’Unia, il semble important de nuancer, peut-être à l’excès, les accusations d’antisémitisme, comme s’il fallait ménager la sensibilité particulière dont témoignent les organisateurs du festival. Charlier explique ainsi que l’institution avait alors « produit tout un rapport sur le carnaval et la liberté d’expression dans lequel était effectivement établi que ce char véhiculait des stéréotypes antisémites ». Toutefois, il nuance aussitôt : « mais peut-être pas tous ceux qui leur ont été reprochés ».
L’une des accusations portées concernait la ressemblance du visage caricaturé avec ceux de juifs caricaturés dans le Stürmer, journal de propagande nazie. Charlier reconnaît qu’« il y a une ressemblance troublante quand on compare les deux [la caricature et le char] », mais précise immédiatement qu’« on a pu établir, preuves à l’appui, que le visage utilisé lors du carnaval avait été utilisé les années antérieures. Au départ, ce visage était une caricature d’un homme politique, il n’a jamais été conçu pour être un visage juif. Les organisateurs du carnaval réutilisent des visages parce que ça coûte cher d’en refaire ». Passons sur le fait, qui sans doute ne signifie rien d’un point de vue strictement « légaliste », qu’il est tout de même inquiétant qu’une caricature d’homme politique puisse si facilement être reconvertie en un visage de juif tel que dépeint par la propagande nazie. « Précédemment, en effet, ces figures hideuses n’étaient pas affublées de signifiants à hautes charges antisémites, entendez couverts de diamants, de dollars, de sacs d’or et bien entendu accompagnés de rats » souligne Joël Kotek, qui cite cette formule lacanienne : « ce qu’on ne veut pas voir est ce qui nous regarde le plus. »
Le choix du thème du char de l’édition 2019 fait prendre la mesure de l’ampleur du problème, et de la timidité de la réaction d’Unia. Le groupe carnavalesque était en difficulté financière cette année-là, ce qui les a poussés à représenter l’idée d’« épargne ». On aurait aimé assister à la séance de brainstorming qui a conduit à l’idée de produire des caricatures de juifs orthodoxes aux nez crochus, assis sur des sacs d’or. Patrick Charlier nous fait remarquer ce qui est apparemment passé sous le radar des organisateurs du festival : « Ils font le choix d’associer la nécessité d’épargner de l’argent avec celle de représenter des juifs. C’est très clairement un stéréotype antisémite ».Les petits animaux placés sur le char – des rats ou des souris – avaient ajouté à la polémique. Les accusations, rappelées par le directeur d’Unia, avaient porté sur le processus d’ « animalisation » typique de la rhétorique antisémite. Comme le rapporte Charlier, sans donner crédit à l’explication, les carnavaliers, s’en étaient défendus : « il y a selon eux une expression en néerlandais qui dit que les souris épargnent de l’argent ». Puisqu’il y a aussi une expression antisémite qui dit que les juifs épargnent de l’argent, la logique de composition du char paraît en effet s’imposer.
Face à ces faits, Unia n’a pas jugé opportun de porter plainte. Patrick Charlier le justifie d’ailleurs par le fait que les plaintes déposées n’ont pas abouti : le dol spécial, encore et toujours. « Il était difficile de démontrer que les carnavalistes aient vraiment incité à quoi que ce soit ». Plutôt que de se risquer à une action en justice, Unia a préféré engager une démarche de médiation entre les organisateurs du carnaval et des organisations juives flamandes. Le but de ces rencontres, loin des projecteurs médiatiques, était de confronter chacune des parties à la sensibilité de l’autre : les carnavaliers ont été invités à visiter le quartier juif d’Anvers et la caserne Dossin à Malines, lieu de mémoire de la Shoah. En retour, les organisations juives ont eu droit à une visite guidée du musée du Carnaval à Alost. Patrick Charlier apparaît plein d’espoir quant à l’efficacité de cette démarche de sensibilisation : « la responsable du forum des jeunes organisations a montré la photo du Stürmer. Les carnavalistes ont blêmi. Ils se sont rendu compte de l’effet que ça a fait au sein de la communauté juive ». Là où le droit belge et les institutions publiques de lutte contre la discrimination se rendent impuissants à affronter l’antisémitisme, le plus simple n’est-il pas encore de laisser les organisations juives belges s’en occuper elles-mêmes ? Étrangement, ces cordiales discussions entre amateurs ingénus de stéréotypes antisémites et juifs ne semblent pas avoir résolu le problème. L’année suivante, en 2020, l’humour flamand faisait encore preuve de sa décomplexion au Carnaval d’Alost : des Juifs hassidiques furent cette fois-ci représentés en araignées, « l’insecte associé aux Juifs par excellence » rappelle Joël Kotek.

Quoi que l’on pense de cette démarche de médiation et de ses chances de succès, le fait est là : il n’est pas vrai qu’Unia se cantonne à une action juridique et à un strict point de vue légaliste, comme elle a prétendu le faire au sujet de l’affaire Brusselmans.
Unia face à l’antisionisme : malaise dans la définition
En réalité, et malgré le constat de son directeur Patrick Charlier au sujet de l’antisémitisme évident des propos d’Herman Brusselmans, Unia a semble-t-il décidé de se placer dans le sillon de la défense de l’écrivain. La déclaration officielle de l’organisation, par la voix de sa porte-parole Carole Poncin à De Morgen, défend un droit à la satire, au-delà donc du seul sujet du dol spécial : « il est important que le parquet enquête et que M. Brusselmans puisse se défendre, mais il ressort de ses auditions qu’il ne semble pas avoir agi avec une intention malveillante. Nous avons conclu qu’il n’y avait pas de motifs juridiques suffisants pour nous porter partie civile. La chronique contient certes des images violentes et antisémites, mais la constitution protège amplement la satire et la presse »[4].
Cette position, qui de fait protège celui qui a tenu des propos antisémites, recèle sa part de mystère : sur quelle base peut-on conclure qu’il n’y avait pas d’ « intention malveillante » dans le fait de déclarer publiquement vouloir enfoncer un couteau dans la gorge de chaque juif croisé ? Et de quel type d’intention s’agissait-il alors ? Ici, nous approchons ce qui demeure le grand impensé de la position d’Unia, et une source majeure du malaise caractérisant la lutte contre la haine des juifs en Belgique : le rapport entre antisémitisme et antisionisme.
Comme nous l’avions souligné dans la première partie de cette enquête, Patrick Charlier est tout à fait conscient et lucide au sujet du lien entre le 7 octobre et l’explosion de l’antisémitisme : « Après le 7 octobre, nous savons que les juifs en Belgique sont dans une situation de fragilité, de menace. Ils sont systématiquement suspectés d’être complices ou responsables », commente-t-il. Le directeur d’Unia mentionne un exemple frappant des conséquences du 7 octobre pour les rapports de la communauté juive avec le reste de la société belge : « Les écoles n’osaient plus aller au musée juif. On a peur de parler du conflit au Proche-Orient. C’est un impact très concret du 7 octobre ». Quant à savoir ce qui explique cette suspicion pesant sur les juifs de Belgique, ainsi que la normalisation de leur mise à l’écart, le mystère reste entier, et les moyens de s’y opposer obscurs.
D’une part, donc, Unia constate qu’il existe un lien entre le 7 octobre et la montée de l’antisémitisme. Mais dès qu’il s’agit de rendre compte de ce lien, ce qui impliquerait a minima d’interroger le rôle que vient y jouer l’antisionisme, les explications se brouillent. En fait, dès lors qu’il est question de la position d’Unia sur les rapports entre antisémitisme et antisionisme, le malaise est tangible. Il se repère d’abord au fait que, lorsque nous l’interrogeons sur cette question, le directeur Patrick Charlier souhaite répondre en assumant son propos mais à pur titre personnel : « À titre personnel, j’ai entendu une intervention d’un Français qui développait cette question de “est-ce que l’antisionisme est automatiquement de l’antisémitisme” et je l’ai trouvé assez convaincant… en disant qu’il y a quand même dans l’antisionisme une présomption d’antisémitisme, et que ça fait glisser en quelque sorte la présomption. Mais ça c’est à titre personnel, je ne dis pas que c’est quelque chose qui est partagé ici dans l’organisation ».
Cette retenue et ce manque de clarté sur la position de l’institution sont tout à fait curieux pour un organisme reconnu pour son expertise en antiracisme. Les répercussions en terme de cohérence de la lutte contre l’antisémitisme sont exprimées en toute clarté par Patrick Charlier au sujet du slogan « From the river to the sea » : « Effectivement, si à travers cette expression-là, on dit qu’on ne veut plus aucun Juif ou aucun Israélien sur cette terre, c’est clairement une forme d’antisémitisme. Mais certains l’utilisent pour parler d’un État binational. J’ai entendu cela en Belgique, notamment de la part de juifs pro-palestiniens. Nous n’avons ni de légitimité ni de mandat pour dire quoi que ce soit sur l’État d’Israël. À partir du moment où on parle d’antisionisme, par définition on va évoquer quelque chose qui excède notre mandat. C’est peut-être là que réside le malaise ».
Au fond, Unia, en tant qu’institution, ne semble pas savoir quoi penser au sujet de l’antisionisme. Sans doute y-a-t-il parfois là de l’antisémitisme. Mais sans doute n’est-ce pas toujours le cas. Peut-on en dire quelque chose ? Ce serait s’avancer dans un terrain miné, et il vaut donc sans doute mieux se taire. En somme, pour tenir ce genre de position, il faut finir par décider qu’on ne veut pas savoir ce qu’on pense de l’antisémitisme contemporain, ce qui est regrettable quand on est un acteur décisif de la lutte contre…
Nous apprenons au passage que la décision initiale de porter plainte contre Brusselmans n’a pas été sans provoquer un certain mécontentement. « Vous devez savoir que le jour où on a porté plainte contre Herman Brusselmans, on a reçu une quarantaine ou une cinquantaine de signalements », commente- Patrick Charlier. Il précise ensuite la nature des réactions reçues. Certaines relèvent d’une critique juridique : « Si on fait condamner quelqu’un qui tient ce type de propos, c’est une atteinte beaucoup trop importante à la liberté de pensée ». D’autres relèvent d’une accusation politique ou idéologique : « Vous êtes à la solde des organisations juives. C’est totalement scandaleux. Il avait le droit de critiquer ce qui se passe à Gaza. Et dès qu’on fait une critique d’Israël, on transforme ça en une forme d’antisémitisme ». Patrick Charlier nous rassure en revanche : aucune de ces réactions n’a en rien influencé la décision du Conseil d’administration.
La position ambigüe tenue par Unia affecte nécessairement sa capacité à lutter contre l’antisémitisme. En date du 12 mai 2025, le mot « antisémitisme » est introuvable sur la page d’accueil du site internet Unia[5]. Petit mode d’emploi pour consulter la page afférente : cliquer sur la section « critères raciaux » (on ne trouve pas le mot « antisémitisme » dans le descriptif de la catégorie, de telle sorte qu’on hésite quant à la bonne catégorie à choisir), descendre à la section « formes de racisme », et là cliquer sur « antisémitisme ». Simple comme bonjour.
Quatre définitions de l’antisémitisme sont rapportées : celle de l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance), celle de la Déclaration de Jérusalem sur l’Antisémitisme (JDA), le document Nexus, l’ECRI (Commission européenne contre le racisme et l’intolérance) du Conseil de l’Europe. Deux d’entre elles sont contestées par Unia.
Celle d’abord de l’IHRA, commentée sur le site de la manière suivante : « Cette définition est encore sujette à controverse aujourd’hui. Ceci s’explique entre autres par le fait que la critique de la politique de l’État d’Israël peut être considérée comme antisémite selon cette définition »[6].
« On se demande », s’interroge Joël Kotek, qui se trouve représenter la Fédération Wallonie-Bruxelles dans une des commissions de l’IHRA, « si les rédacteurs de ce texte ont seulement lu la définition proposée par l’organisation intergouvernementale ». Et en effet, dès la page d’accueil de l’IHRA, on peut lire : « L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. Cependant, critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme »[7].
La sénatrice Viviane Teitelbaum s’interroge à son tour : « les responsables d’Unia ont-ils conscience que la définition soi-disant controversée de l’IHRA a été adoptée à l’unanimité moins une abstention par le Sénat de Belgique, sans parler du Conseil de l’Europe et de la Commission européenne ? ». Confronté, le directeur d’Unia répond qu’il regrette surtout l’absence d’instance chargée d’interpréter le contenu de la définition de l’IHRA. Unia l’intègre dans ses analyses, « sans en faire l’alpha et l’oméga de la lutte contre l’antisémitisme ». Et d’ajouter : « Je n’ai pas trouvé d’analyse qui se veuille neutre : soit ce sont des textes qui poussent à son adoption, soit d’autres qui appellent à la rejeter totalement. On est dans une pensée binaire ».

Une position qui ne satisfait pas Viviane Teiltelbaum : « à partir du moment où la loi belge ne définit pas l’antisémitisme[8], sur quels critères exacts se fonde Unia pour juger les cas d’antisémitisme ? ». Pour Joël Kotek, Unia est une institution atteinte de cécité idéologique : « son ADN l’empêche de reconnaître toute forme d’antisémitisme qui ne provient pas de la droite ou de l’extrême droite. Elle se révèle incapable de poursuivre les manifestations d’antisémitisme radical émanant de la gauche ou de certains milieux islamiques, d’où son refus de s’appuyer sur la définition de l’IHRA, qui identifie l’antisionisme radical (et uniquement radical) comme une forme d’antisémitisme. »
Un revirement est-il là encore à prévoir ? Patrick Charlier a conclu l’entretien en nous apprenant qu’il s’était engagé à proposer au bureau – à savoir lui et sa co-présidente – de soumettre au Conseil d’administration un réexamen de la position d’Unia sur l’affaire Brusselmans. Il n’en reste pas moins dubitatif sur l’issue : « À titre tout à fait personnel, je n’y suis pas opposé. Je dis que c’est légitime, peut-être, de revenir là-dessus. Mais je ne me fais pas beaucoup d’illusion sur le fait que, vu les débats qu’on a déjà eus au CA, la position d’Unia restera inchangée ».
Conclusion : quel avenir pour la communauté juive ?
Elle semble bien seule cette communauté juive belge. L’absence de réaction politique ou médiatique a beau s’inscrire dans un contexte culturel local duquel les juifs belges ont une certaine habitude, ils n’en sont pas moins heurtés. Jérémie Tojerow parle du « double-choc » de l’affaire Brusselmans : « tout le monde est au fait de la législation belge, mais là il est question de planter un couteau. Les juifs ont également découvert que dans la presse flamande, ce genre de propos était admissible. Peu en avaient conscience ».
Seule, et divisée ? Il faut dire que la grande fragmentation de la procédure judiciaire donne cette impression. Joël Kotek nuance : la communauté juive belge n’est pas fracturée, elle est surtout petite et désorganisée. Les juifs de Belgique manquent de moyens. En fait, cinq procédures, n’est-ce pas au contraire le signe d’une communauté qui se réveille et cherche à se prendre en main ? « On a aussi été pris de court parce que sidérés » admet Joël Kotek, « mais aujourd’hui tout le monde se parle. C’est la Belgique qui a mal agi : pas les juifs ».
Faut-il changer de législation ? La sénatrice Viviane Teitelbaum est affirmative : « il est très difficile en l’état de prouver l’intention d’inciter à la haine. Au minimum, il faut une évaluation de la loi. Cela fait des années que je la demande ». Dans la continuité, on peut noter l’intervention du député Khalil Aouasti, qui a interpellé le gouvernement sur cette question, s’interrogeant sur le besoin de tirer les conséquences législatives de l’affaire Brusselmans[9].
On suivra avec intérêt le déroulé à venir sur le plan judiciaire. Les retours de jurisprudence sont possibles. Le responsable de Golem Belgique rappelle ainsi qu’en 2015, décision confirmée en 2017, le tribunal correctionnel de Liège avait condamné Dieudonné pour un spectacle qui s’est déroulé en Belgique, rejetant l’argument tiré de la licence artistique au sujet de propos haineux : « Cette argumentation ne peut être suivie. La loi n’exige pas que les propos illégaux aient pris telle ou telle forme déterminée. Elle incrimine les discours discriminants sans distinction selon qu’ils sont tenus sur un ton affirmatif, interrogatif, agressif, urbain, badin, humoristique ou prétendu tel. Le prévenu ne peut se retrancher derrière l’argument du spectacle prétendument humoristique lorsque ses propos sont clairement discriminants. Admettre pareille thèse reviendrait à vider la loi de sa substance. Le tribunal considère, ainsi que vient de le souligner la Cour européenne des droits de l’homme, qu’une prise de position haineuse et antisémite caractérisée, travestie sous l’apparence d’une production artistique, est aussi dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte »[10].
Il serait en tout cas salutaire pour la communauté juive de Belgique que Brusselmans soit enfin mis face aux conséquences de ses propos. En vérité, il n’en est pas à son coup d’essai : Joël Kotek et Jérémie Torejow soulignent qu’en épluchant les divers romans et chroniques de l’humoriste, on s’aperçoit que son antisémitisme n’a pas attendu la guerre meurtrière menée par Netanyahu à Gaza. Une citation suffira à convaincre : « Les grandes entreprises américaines sont détenues par des Israéliens, de même que les grandes banques, les services secrets, les biens immobiliers et pratiquement toute la culture ». Voilà une belle liste de gorges à trancher.
Quand l’appel au couteau ne suscite plus que des haussements d’épaules, c’est que la lame a déjà entamé le tissu démocratique.
Rafaël Amselem
Notes
1 | Précisons : Patrick Charlier nous est apparu comme un homme tout à fait intègre, répondant systématiquement à nos questions, y compris les plus difficiles, et sincère dans son récit. Aucun élément ne nous incite à le remettre en cause. Nous ne doutons pas que la majorité qui s’était dégagée plaidait effectivement pour une absence de dépôt de plainte. Il est en revanche regrettable, du point de vue du contrôle démocratique, que rien ne permette institutionnellement d’accréditer cette version, si ce n’est de nous reposer sur la bonne foi manifeste de monsieur Charlier. |
2 | UNIA, « Cour d’appel d’Anvers, 4 avril 2025 ». |
3 | UNIA, « Cour d’appel de Mons, 27 mars 2025 » |
4 | « UNIA ne se porte pas partie civile contre l’écrivain Herman Brusselmans », La Libre, 3 mars 2025. |
5 | Sauvegarde de la page du site Unia.be en date du 12 mai 2025 à 10:10 : http://archive.today/0AKo5 |
6 | Voir sur : https://www.unia.be/fr/dossiers/antisémitisme-belgique |
7 | Voir sur : https://holocaustremembrance.com/resources/definition-operationnelle-de-antisemitisme |
8 | Voir, dans la première partie de l’enquête, comment Viviane Teitelbaum nous rappelle que l’antisémitisme n’est pas explicitement mentionné dans la loi belge : « On ne peut pas en Belgique déposer plainte pour antisémitisme, puisqu’il n’y a aucune définition légale en la matière. Il faut invoquer le critère d’ascendance, dans lequel est inclus l’antisémitisme. Cela pose notamment un problème de décompte : si une plainte n’est pas déposée au titre du critère d’ascendance, certaines affaires d’antisémitisme passent sous les radars » |
9 | Voir sur : https://www.instagram.com/reel/DIQMrg_t6lu/?igsh=MTk0aTQ4OTY0cGJ3dQ%3D%3D |
10 | UNIA, « Tribunal correctionnel de Liège, division Liège, 25 novembre 2015 » |