Comment échapper à l’affrontement stérile entre sionisme messianique et antisionisme obsessionnel ? Dans ce texte de diagnostic, Noémie Issan-Benchimol et Gabriel Abensour indiquent une issue à cette alternative funeste. L’enjeu ? Réinscrire l’État d’Israël dans la condition exilique, et ainsi lui ôter son caractère d’exceptionnalité venant enflammer les passions radicales.
Au crépuscule du 15e siècle, alors que l’ombre de l’expulsion planait sur le judaïsme espagnol, le rabbin Isaac ben Moses Arama esquissait dans son recueil homilétique Akedat Yitshaq une définition saisissante de la condition exilique. Selon lui, l’exil se caractérise par une double précarité : celle, politique et sociale, d’un peuple privé du « respect qui lui est dû dans sa société d’origine » ; et celle, culturelle, d’une identité en décalage permanent avec son environnement. Cette intuition, profondément ancrée dans la tradition juive, résonne en nous comme une évidence. Elle est inscrite dans la chair de nos familles depuis au moins l’époque espagnole.
Nos ancêtres, qui trouvèrent refuge au Maroc et en Tunisie après le tragique décret d’expulsion de 1492, furent parmi les artisans les plus actifs de la renaissance du judaïsme séfarade à Fès, Mogador, Gabès ou Djerba. Leurs écrits, qu’ils soient halakhiques, poétiques ou mystiques, portent tous en filigrane cette conscience aiguë de la fragilité de leur condition, suspendue aux caprices de l’Histoire, au harcèlement des foules et à la bienveillance arbitraire des puissants. Quant à leur altérité culturelle assumée, dans un contexte d’infériorité juridique structurelle, elle n’était pas pour autant synonyme de rupture radicale. Nos aïeux parlaient l’arabe, mais dans un dialecte propre aux juifs, ils partageaient certains lieux de culte avec leurs voisins musulmans, tout en préservant leurs rites propres. Lors de fêtes comme la fameuse Mimouna marquant la fin de Pessah, une joyeuse connivence réunissait juifs et musulmans, sans gommer leurs rôles distincts. En somme, ils incarnaient ce différant juif, pour reprendre le néologisme créé par Jacques Derrida, lui-même juif d’Algérie : une identité qui se construit et se maintient dans l’écart.
Les notions de diaspora et d’exil se trouvent au cœur du débat public et intellectuel juif, tout particulièrement chez ceux ayant le cœur à gauche. Ces concepts fournissent indéniablement un cadre pour articuler une critique spécifiquement juive de la violence étatique israélienne et pour fixer des limites au pouvoir souverain juif. Cependant, derrière l’apparente unanimité dans la célébration de l’exil et la critique de la violence, une ligne de faille émerge entre deux visions radicalement différentes de la condition diasporique. Cet article propose ainsi une distinction conceptuelle entre deux conceptions contemporaines du diasporisme juif, que nous nommerons « néo-diasporisme » et « diasporisme de continuité ». Nous soutenons que le néo-diasporisme, défendu principalement par des intellectuels juifs américains tels que Daniel Boyarin et Judith Butler, rompt effectivement avec l’expérience exilique millénaire afin de mieux épouser les luttes progressistes américaines. À l’inverse, le diasporisme de continuité cherche à revitaliser l’éthique de l’exil, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’État d’Israël.
Au-delà de la critique théorique, nous tenterons d’expliquer pourquoi le modèle néo-diasporiste semble politiquement intraduisible et, par conséquent, incapable d’apporter la justice qu’il prétend promouvoir pour la cause palestinienne. Nous soutiendrons, en revanche, que le diasporisme de continuité, parce qu’il prend en compte la double conscience exilique des Palestiniens et des juifs israéliens, est le seul capable de jeter les bases d’une société israélo-palestinienne ayant triomphé des tentations absolutistes, oppressives et extrémistes.
Les néo-diasporismes de rupture : à diasporiste, diasporiste et demi
La conception diasporique que nous qualifions de « néo-diasporiste » se revendique d’une fidélité à l’expérience exilique millénaire, dans laquelle elle voudrait voir la vérité du judaïsme comme avant-garde cosmopolite et éthique. Cependant, pour peu que l’on gratte un peu son vernis, cette conception se révèle profondément enracinée dans le terreau de la société américaine contemporaine. Portée par des intellectuels et des mouvements aussi divers que Judith Butler, Daniel Boyarin ou Jewish Voice For Peace, cette galaxie, qui comporte évidemment des nuances, substitue subrepticement à l’exil une conception édulcorée de la diaspora. Rappelons qu’on trouvait au cœur de cette dernière la solidarité juive communautaire et transnationale, là où ceux-là y mettent comme condition la désolidarisation avec la majorité du peuple juif. Ce tour de passe-passe masque mal tout ce que cette théorie doit au contexte politique du progressisme américain et ce qu’il ne doit pas au judaïsme traditionnel. Sa thèse centrale, formulée entre autres par Jacob Plitman dans les colonnes de Jewish Currents, érige le « hereness » – l’ancrage dans l’ici et maintenant de la lutte sociale aux États-Unis – en principe cardinal d’une nouvelle judaïté. Ce terme, calqué sur le yiddish « doikayt » cher aux bundistes, articulerait « a critical awareness of Israel coupled with a commitment to struggling primarily in the communities in which we live » [« une conscience critique d’Israël associée à un engagement à lutter principalement au sein des communautés dans lesquelles nous vivons »]. Si l’autarcie et l’indifférence aux luttes des autres groupes n’est évidemment pas un idéal, un tel engagement en tant que juif ne saurait venir au détriment, et surtout pas en opposition avec la solidarité diasporique classique.
Sous couvert d’incarner un judaïsme diasporique transnational, fédérant les communautés juives par-delà les frontières, c’est en réalité à un agenda politique américain bien spécifique, saupoudré d’une pincée de folklore juif, lui-même utilisé contre ce que la majorité des juifs réels font et sont, que l’on a affaire.
Plitman résume en quelques mots un programme qui innerve tant les écrits de Boyarin que les prises de position de JVP : la judéité y devient le porte-voix d’un antisionisme virulent, assorti d’un activisme en faveur des causes progressistes américaines. « Hereness is weird and materialist and queer and fun and angry, and best of all it’s already happening »[1], s’enthousiasme Plitman. Que ce nouveau catéchisme soit taillé sur mesure pour la jeunesse anglo-saxonne et urbaine, bien plus que pour une juive marocaine, française ou argentine, n’est guère surprenant. Car sous couvert d’incarner un judaïsme diasporique transnational, fédérant les communautés juives par-delà les frontières, c’est en réalité à un agenda politique américain bien spécifique, saupoudré d’une pincée de folklore juif, lui-même utilisé contre ce que la majorité des juifs réels font et sont, que l’on a affaire. Signe révélateur, l’opposition binaire entre « hereness » et « thereness » (ici et là-bas) suggère qu’une solidarité authentique avec « nos voisins et nos alliés » exigerait de tourner le dos au reste du peuple juif.
Certes, des penseurs comme Boyarin, qui se dit néo-bundiste et néo-satmar, peuvent se prévaloir de traditions juives existantes : la théologie antisioniste des Satmar voit en effet dans l’étatisation juive une façon hérétique d’avancer le temps de la rédemption et une trahison de la passivité politique attendue des Juifs, leur rédemption ne devant venir que d’en Haut. Reste que pour les Satmar, ce que Boyarin transforme en idéal éternel est en fait une condition historique et religieuse donnée, destinée à finir par intervention divine. Demandez à un Satmar à quoi ressemblera selon lui la fin des temps, et vous obtiendrez très vraisemblablement une vie politique juive théocratique établie en terre d’Israël avec un Temple à Jérusalem, où la vie politique ne serait pas vraiment une démocratie ni un espace de liberté religieuse pour les laïcs, fidèles d’une autre religion ou encore queers. Les Satmar, au moins, peuvent se prévaloir d’une longue tradition juive de rejet du sionisme sur une base théologique (l’exil étant une punition divine, il n’est pas tolérable de contourner cette punition), là où Boyarin, en faisant de cette punition divine le milieu du Juif, au sens heideggérien où l’eau est le milieu des poissons, se trouve en contradiction interne. Réduit à la portion congrue d’une sous-culture, certes fascinante, mais très minoritaire, le particularisme juif s’efface au profit d’une allégeance inconditionnelle au progressisme d’outre-Atlantique. Il est surprenant que le génie théorique d’un Daniel Boyarin, dont les contributions dans le champ des études critiques talmudiques et de l’épistémologie des sciences religieuses sont d’une très grande importance, donne lieu à une vision politique aussi simpliste.
En ce qui concerne Judith Butler, il est important de noter une contradiction flagrante entre la pensée nuancée développée dans son livre Parting Ways: Jewishness and the Critique of Zionism et ses prises de position publiques. Cet écart entre une pensée complexe parfois fascinante et ses conclusions politiques réduites à un digest pour militant était déjà présent dans le cas de Daniel Boyarin. Dans Parting Ways, Butler puise dans les ressources éthiques du judaïsme diasporique pour ouvrir des perspectives de paix et de cohabitation, faisant preuve d’empathie tant envers les Israéliens qu’envers les Palestiniens. Cependant, la complexité de cette pensée se fracasse sur ses déclarations publiques concernant le Hamas (et ses crimes), que Butler incluait déjà en 2006 dans les « mouvements sociaux progressistes et de gauche, faisant partie d’une gauche mondiale ». Ainsi, la performance politique de Butler semble en totale contradiction avec les principes éthiques au cœur de sa philosophie. Alors que sa philosophie vise à subvertir les normes oppressives et à reconnaître la précarité de toutes les vies, sa prise de position politique semble renforcer un ordre violent qui nie la vie à ces mêmes corps. Cette contradiction interne, bien que peut-être explicable par le fait que la militante Butler se conforme à un certain zeitgeist progressiste américain, est difficilement excusable pour Butler l’intellectuelle.
S’il fallait trouver au néo-diasporisme une filiation, ce serait du côté des judaïsmes libéraux apparus en Europe au 19e siècle, qui prônaient déjà une acculturation aux valeurs nationales des pays d’accueil. L’ère du patriotisme chauvin étant révolue, ce néo-enracinement se drape dans les atours du moment, ceux du hereness progressiste américain. L’habit change, le geste reste identique.
Au regard de nos expériences de juifs non-ashkénazes et non-américains, l’aveuglement des néo-diasporistes quant au caractère historiquement et géographiquement situé des valeurs qu’ils épousent a de quoi surprendre. Bien loin de la définition d’Arama, le « diasporisme » qu’ils professent s’apparente à une forme inédite d’être-au-monde post-exilique, entièrement façonnée par le zeitgeist de l’Amérique contemporaine. S’il fallait lui trouver une filiation, ce serait du côté des judaïsmes libéraux apparus en Europe au 19e siècle, qui prônaient déjà une acculturation aux valeurs nationales des pays d’accueil. L’ère du patriotisme chauvin étant révolue, ce néo-enracinement se drape dans les atours du moment, ceux du hereness progressiste américain. L’habit change, le geste reste identique. Que la plupart des auteurs néo-diasporistes ne mobilisent guère que des sources juives modernes, réduisant des siècles de créativité à une poignée de slogans bundistes ou à des citations d’Arendt et de Benjamin, est à cet égard révélateur. Même un érudit et éminent talmudiste de la trempe de Boyarin n’échappe pas à ce travers, quand il prétend résumer l’expérience juive à un grand saut du Talmud au Bund – un raccourci aussi simpliste, dans sa volonté de faire l’impasse sur tout ce qui ne cadre pas avec la doxa antisioniste, que celui pratiqué par le sionisme socialiste d’antan, qui croyait passer sans transition de la Bible au Palmach.
Jumeaux ennemis : néo-diasporisme et sionisme religieux
Plus qu’une réflexion approfondie sur la condition diasporique, le néo-diasporisme présente des similitudes structurelles étonnantes avec le sionisme messianique, dont le dernier représentant est aujourd’hui le sionisme religieux. Par-delà leur antagonisme de façade, ces deux idéologies partagent une vision post-exilique commune, que ce soit par un enracinement exclusif, maximaliste et irrédentiste en Israël ou dans le hereness américain. Chacun voit l’expérience juive de ceux qui ne sont pas de leur camp comme une condition dégradée, moralement compromise, qui trahit un judaïsme véritable qu’ils postulent chacun de façon totalement déconnectée de ce que font les juifs réels. Mais leur point commun le plus frappant est sans doute la place démesurée, voire métaphysique, qu’ils accordent à l’État hébreu dans leur vision du monde. Pour les sionistes religieux, Israël est le vecteur unique de la rédemption, tandis que les néo-diasporistes en font le symbole par excellence de la damnation, frappé dès sa renaissance moderne du sceau du péché originel. Dans les deux cas, l’État juif se voit attribuer un statut ontologiquement anormal, qu’il soit paré des atours de la messianité ou affublé des oripeaux de l’apostasie.
On ne peut, faute de place, que noter en passant la base commune profondément ashkénazo-centrée de ces deux projections spéculaires. Leur goût commun pour une rhétorique de l’authenticité, qui convoque à tout bout de champ les juifs orientaux sans jamais daigner les écouter, est à cet égard révélateur. Le site de Jewish Voice for Peace fait par exemple dans la ventriloquie en présentant son combat antisioniste comme mené également au nom des juifs mizrahis et éthiopiens, en taisant pudiquement les opinions majoritaires de ces groupes (critiques de certaines politiques israéliennes, mais défenseurs ardents d’Israël comme abri et État-refuge). Chez Boyarin, on frôle la dépossession épistémique, quand il reprend le terme de « judaïté »[2] forgé par le penseur tunisien Albert Memmi (mais sans reprendre la théorie memmienne de la judéité, du judaïsme et des judaïcités), , et en le vidant de sa double charge anticoloniale et… sioniste. Butler, quant à elle, disserte souverainement sur l’identité des Arab Jews, dans une sidérante méconnaissance du vécu de ces juifs dont nous sommes. Ces postures néo-orientalistes, que les militants mizrahi israéliens dénoncent de longue date, font florès dans certains cercles sionistes religieux qui croient tenir dans le juif oriental leur « bon sauvage »[3].
Chacun voit l’expérience juive de ceux qui ne sont pas de leur camp comme une condition dégradée, moralement compromise, qui trahit un judaïsme véritable qu’ils postulent chacun de façon totalement déconnectée de ce que font les juifs réels. Mais leur point commun le plus frappant est sans doute la place démesurée, voire métaphysique, qu’ils accordent à l’État hébreu dans leur vision du monde.
Dans tous les cas, le mizrahi n’a droit à la parole qu’à condition d’épouser docilement des constructions idéologiques qui lui sont souvent étrangères.
Un diasporisme de continuité
Face à ces impasses, une troisième voie se dessine, que nous qualifierons de « diasporisme de continuité ». S’il présente certaines ressemblances avec le néo-diasporisme de rupture analysé plus haut, il s’en différencie d’abord et avant tout par le fait que son projet n’est pas fondé sur une ingénierie sociale et culturelle de la discrimination (entre juifs pneumatiques antisionistes et juifs hyliques sionistes pour reprendre une distinction venue de la gnose) ne représentant aucune position significative au sein du peuple juif. Il s’agit au contraire de nommer, de conceptualiser et de revaloriser un existant traditionnel qu’il n’est pas besoin de forcer par une construction idéologique absconse. Ses partisans placent eux aussi l’exil au cœur de la condition juive, avec toutes les implications théologiques et éthiques que cela suppose, mais ils étendent leur conception de l’exil à Israël. Eux aussi posent le constat d’un certain assèchement culturel et moral, eux aussi voient dans les dérives du sionisme religieux une territorialisation fascisante. Mais à la différence des ultra et antisionistes, eux remettent l’existence de l’État d’Israël à sa juste place, en la sortant de cette condition ontologique d’anomalie qui fait le lit commun des idéologies radicales.
Ces approches peuvent se résumer par un rejet double : ni réponse passéiste (il faut revenir en arrière avant la création de l’État, c’est-à-dire, au fond, appeler et espérer sa disparition), ni réponse hyperactive (il faut transformer les germes de la rédemption qu’a constitué la création de l’État d’Israël en rédemption totale, via la guerre totale s’il le faut). Cette sensibilité s’incarne notamment dans deux ouvrages récents : End of Days: Ethics, Tradition, and Power in Israel de Mikhael Manekin et Conscience Biblique, Conscience Mishnique d’Amnon Raz-Krakotzkin. Le premier, activiste orthodoxe engagé, propose une réflexion morale et religieuse appelant à infuser les pratiques politiques juives de l’éthique juive. Le second, historien chevronné, retrace avec érudition la généalogie de deux rapports concurrents à la terre d’Israël, à l’exil et à la rédemption. Par-delà leurs différences d’approche, ces penseurs se rejoignent dans leur refus d’ériger l’État hébreu en pivot du judaïsme contemporain et leur volonté de ressourcer la pensée juive à la lumière de la tradition rabbinique prémoderne.
À la différence de l’ultra et de l’antisionisme, le diasporisme de continuité remet l’existence de l’État d’Israël à sa juste place, en la sortant de cette condition ontologique d’anomalie qui fait le lit commun des idéologies radicales.
Pour les tenants d’un diasporisme de continuité, c’est précisément parce que les juifs sont ontologiquement en exil que l’État d’Israël doit être appréhendé comme une réalité politique parmi d’autres, et non comme une rupture radicale. En d’autres termes, récuser la téléologie sioniste messianique, c’est s’interdire d’y voir l’alpha et l’oméga de la judéité au 21e siècle. Ce changement de perspective s’accompagne d’un retour aux sources prémodernes de la tradition, trop souvent négligées par les penseurs contemporains. Dans cette optique, Raz-Krakotzkin voit dans l’école de Safed du 16e siècle un modèle juif alternatif au modèle sioniste. C’est dans ce foyer bouillonnant, où convergent des juifs sépharades et des juifs de culture arabe, que s’épanouit la Kabbale lourianique, que Joseph Karo rédige son maître-ouvrage halakhique et que Shlomo Alkabetz compose son célébrissime hymne, le Lekha Dodi. Loin d’être une coïncidence, l’émergence simultanée de ces joyaux spirituels traduirait un projet collectif d’où émerge une figure centrale, celle de la Shekhinah en exil qui erre en terre d’Israël. Plutôt que de rompre avec l’exil, l’implantation en Terre sainte en révèlerait au contraire la douloureuse vérité : c’est là, et nulle part ailleurs, que la blessure de l’exil se fait la plus vive et que la Présence divine gît dans la poussière, attendant d’être relevée. Ainsi, l’existence d’une vie politique juive en terre d’Israël peut se penser en dehors de l’opposition entre exil et rédemption : il n’y a pas d’en dehors de l’exil.
Cette révolution théologique, précise Raz-Krakotzkin, ne resta pas sans lendemain : elle imprégna en profondeur les judaïsmes d’Europe orientale et du bassin méditerranéen jusqu’à l’aube du 20e siècle. Pourtant, le sionisme politique en gommera la trace, lui préférant le grand récit d’une rédemption toute matérielle. Manekin, qui propose une réflexion religieuse basée sur la tradition, n’a pas la même conscience que Raz-Krakotzkin de l’histoire de Safed et de ses héritiers. Mais c’est à la même tradition qu’il se réfère, invoquant tout particulièrement la littérature du moussar et la hassidout. Or, les ouvrages de moussar que Manekin cite sont presque tous issus de l’école de Safed, tout comme la hassidout fut largement inspirée par la Kabbale. Chez des auteurs comme Cordovero (Safed, 16e siècle), Manekin trouve une éthique des vertus intransigeante, qui se concentre sur le développement du caractère moral et des dispositions d’une personne, plutôt que sur l’établissement de règles d’action universelles.
C’est précisément parce que l’État d’Israël n’est ni une rédemption ni une damnation qu’il doit être considéré d’une façon dépassionnée et que ses dérives morales doivent être condamnées pour ce qu’elles sont, et non pour ce qu’elles représentent dans l’imaginaire des maximalistes.
Sur le plan éthique, il existe ainsi un fossé profond et concret entre l’approche néo-diasporiste et celle du diasporisme de continuité. Pour les premiers, c’est l’État d’Israël lui-même, et sa prétention à apporter une délivrance séculière aux juifs, qui est transgressif. Par conséquent, les souffrances réelles des Palestiniens vivant sous le joug de l’occupation israélienne sont reléguées au second plan. Entre les lignes, on comprend que pour un néo-diasporiste comme Boyarin, même un Israël en paix avec le peuple palestinien n’aurait pas le droit d’exister. À l’inverse, pour les tenants d’un diasporisme de continuité, c’est précisément parce que l’État d’Israël n’est ni une rédemption ni une damnation qu’il doit être considéré d’une façon dépassionnée et que ses dérives morales doivent être condamnées pour ce qu’elles sont, et non pour ce qu’elles représentent dans l’imaginaire des maximalistes. Est-ce un hasard si Manekin est un activiste anti-occupation de longue date ou si Raz-Krakotzkin est l’un des penseurs du binationalisme israélo-palestinien ? Nous pensons, au contraire, que c’est leur approche diasporique de l’État qui leur permet de voir les souffrances bien réelles des Palestiniens et de vouloir y apporter une solution tout aussi concrète, quand bien même elle ne satisferait pas les puristes préférant une posture jusqu’au-boutiste. Le diasporisme de continuité ouvre ici la voie à une analyse lucide du conflit et des issues possibles, loin des fantasmes messianiques ou des anathèmes idéologiques.
La galaxie des penseurs diasporistes ne se limite d’ailleurs pas à ces deux auteurs. On peut notamment citer la philosophe et spécialiste de la mystique juive Haviva Pedaya, qui défend que les notions d’exil, de patrie concrète et de patrie imaginaire, ainsi que l’aspiration vers cette dernière, ont toujours été au cœur de l’expérience juive. Selon son analyse, la création de l’État d’Israël marque une inversion paradigmatique en transformant la patrie imaginaire en patrie concrète, sans pour autant pouvoir extirper complètement le déchirement exilique de la conscience juive. Pour peu que l’on se déprenne d’un préjugé universitaire où seuls les intellectuels académiques ont droit de cité, on peut y ajouter des noms aussi divers que le Rav Elazar Shach, le Rav Ovadia Yossef ou encore le Rav Shimon Gershon Rosenberg (connu sous l’acronyme de Shagar). Ces rabbins appartenaient à des cercles sociologiques distincts, ayant chacun un rapport différent au sionisme. Shach était un Litvak opposé au sionisme, Yossef était un séfarade ayant une vision plutôt pro-sioniste, Shagar appartenait sociologiquement au sionisme religieux, tout en développant une théologie post-sioniste. Par-delà leurs différences, parfois irréductibles, ces personnalités partagent une même volonté de soumettre le messianisme sioniste à un examen critique informé par les catégories de la pensée rabbinique classique. Tous faisaient de l’exil l’état ontologique des juifs, avec parfois des conséquences politiques extrêmement concrètes. On peut notamment penser au soutien de Yossef aux accords de paix basés sur des échanges territoriaux ou encore à son soutien sans faille à la libération d’otages, même au prix de lourdes concessions politiques et sécuritaires. Ces décisions avaient une même base : la mise en avant de la fraternité juive exilique, précédant toute autre considération politique.
Il n’est pas surprenant que de nombreux rabbins adhèrent de facto à un diasporisme de continuité. En effet, une autre ligne de démarcation entre ces deux formes de diasporisme réside probablement dans la nature profondément séculière du néo-diasporisme et le caractère manifestement religieux de l’autre. Pour les néo-diasporistes, la diaspora est, par essence, une version sécularisée de l’exil, tout comme le sionisme est une version sécularisée de la geoula ou rédemption. Les deux camps s’accordent sur le fait qu’aucun Dieu libérateur n’interviendra dans l’histoire, qu’aucun messie n’apparaîtra. La judéité étant ainsi libérée de sa transcendance, il ne reste que deux possibilités : soit œuvrer à la délivrance tant attendue dans un acte à la fois auto-émancipateur et substituant la nation à Dieu ; soit transformer l’exil en diaspora, c’est-à-dire préserver la forme de l’existence juive multi-millénaire tout en la vidant du souffle métaphysique qui l’accompagnait.
À l’inverse, le caractère religieux du diasporisme de continuité rend la forme diasporique de la vie juive indissociable de son essence exilique. Ce caractère religieux n’est pas lié au degré d’observance de la halakha de ces penseurs – le sionisme religieux nous rappelle qu’il est possible de pratiquer un judaïsme à la fois halakhique et hautement sécularisé – mais plutôt à la place qu’occupent Dieu et le service divin dans leurs écrits. Totalement absents de la pensée des néo-diasporistes, ils sont au cœur de la pensée des diasporistes de continuité. Ainsi, le dernier ouvrage de Raz-Krakotzkin accorde une place prépondérante à la Shekhinah et aux kabbalistes de Safed. Ces derniers ne sont pas analysés comme de simples objets d’étude, mais plutôt comme les fondateurs d’une école, d’une tradition et d’une judéité dans laquelle l’auteur s’inscrit. Pour Manekin, le point central de la réflexion éthique et de l’activisme politique est l’avodat hashem (service de Dieu), faisant du livre un manuel pour le croyant contemporain. C’est parce qu’il s’agit d’une pensée profondément croyante que l’activisme politique qui en découle prend une valeur autotélique, similaire à la notion de « lishma » au cœur de la vision juive traditionnelle du service divin.
Ce positionnement au sein de la tradition juive a diverses implications politiques. Un exemple nous est offert par les activistes du groupe « Bnei Avraham », le plus ancien groupe juif de gauche œuvrant à Hébron contre l’occupation militaire israélienne. En parallèle de leur action solidaire avec les populations palestiniennes locales, ces activistes ont récemment distribué aux soldats israéliens sur place le traité d’éthique du kabbaliste Moshe Cordovero « Tomer Devorah », appelant à l’introspection et au perfectionnement éthique. R. Avraham Oriah Kelman écrit dans l’introduction : « En cette génération où nous sommes retournés sur notre Sainte Terre, où nous avons réinvesti le travail de la terre et l’art de la guerre, nous portons tous en nous quelque chose de Caïn, ce laboureur et guerrier des origines. C’est pourquoi nous avons le devoir d’accomplir la grande réparation (Tikoun) enseignée par le saint Ari : ne porter atteinte à aucun être vivant ni à aucune créature, et a fortiori ne faire de mal à aucun être humain ». Cette approche symbolique revêt un double caractère subversif. D’une part, elle s’approprie la pratique d’offrir des livres-amulettes aux soldats, en proposant l’œuvre d’un éminent kabbaliste, les invitant à une réflexion critique sur les devoirs militaires. D’autre part, le texte lui-même subvertit la conception séculière et occidentale du conflit, cherchant au cœur de la tradition juive une approche différente du pouvoir, des relations humaines et du rapport à la terre. Inspirée par la tradition exilique, où Caïn représente le propriétaire terrien enraciné, la mission du juif est de développer une relation où juifs et Palestiniens appartiennent à la terre chérie sans la posséder. La cohabitation n’est plus envisagée sous l’angle d’un partage de la souveraineté séculière, mais dans une perspective religieuse et éthique s’opposant aux pulsions humaines de domination et d’oppression. En fin de compte, le croyant est appelé à accomplir le précepte d’imitatio Dei. La Kabbale nous enseigne que Dieu s’est diminué pour permettre l’existence des êtres humains. À Son image, il nous incombe d’opérer notre propre tsimtsoum souverainiste afin que tous les habitants de cette terre puissent y vivre dans la dignité.
Trop souvent, le débat intellectuel inter-juif se résume en effet à une opposition stérile entre des sionistes messianiques, prêts à sacrifier les juifs réels sur l’autel d’un État idéalisé, et des antisionistes spéculaires, qui ciblent obsessivement un état diabolisé en négligeant les besoins immédiats des deux populations vivant sur ce lopin de terre, voire en exigeant qu’elles se sacrifient à un idéal mortifère.
On le voit, les versions maximalistes et jusqu’auboutistes, qui, par pureté idéologique et élan gnostique sacrifient les groupes réels, israéliens ou palestiniens, au nom d’une Idée, sont toutes deux fondées sur des solutions utopistes, dont la simplicité théorique cache mal les implications pratiques tragiques en termes humains. Toutes pensent la situation en termes de jeu à somme nulle. Car penser en termes de rédemption (geoula) invite à surtout penser que sa propre geoula implique la destruction, le h’ourban de l’autre. Cet arrière-fond éradicateur est malheureusement le quotidien du discours sur le conflit israélo-palestinien. Toutes considèrent comme inauthentiques, falsifiées, les prétentions des acteurs réels du conflit, israéliens et palestiniens, soient qu’elles dénient aux palestiniens leur existence en tant que groupe national digne d’une autodétermination politique, soient qu’elles dénient aux israéliens plus ou moins la même chose, au nom d’un judaïsme talmudique, khazar, bundiste ou autre. La voie du diasporisme de continuité, qui est une voie du tragique et de la composition, ne saurait trouver grâce aux yeux de ces maximalistes. Pas de paix sans justice ! scandent-ils. Or, cette justice à laquelle ils aspirent rejette les compromis et ne connait pas la paix faite les dents serrées, celle qui a comme horizon le mieux vivre pour tous : il s’agit au fond d’une quête d’absolu, dans une sorte de réductionnisme quasi platonicien qui interdit la perspective d’une paix réelle. Accusée de mollesse, de dépolitisation, de renonciation, de n’être qu’un fantasme de gauchiste incapable de défendre la sécurité d’Israël, ou pire. Pourtant, la paix ne connait que des gagnants (et des perdants, mais ce sont les mêmes). La tragédie vient que beaucoup encouragent à distance ceux qu’ils considèrent comme leur équipe à continuer de réclamer l’exclusivité et la totalité « de la mer au jourdain ».
La voie exigeante d’un diasporisme de continuité peine aujourd’hui à se frayer un chemin. Trop souvent, le débat intellectuel inter-juif se résume en effet à une opposition stérile entre des sionistes messianiques, prêts à sacrifier les juifs réels sur l’autel d’un État idéalisé, et des antisionistes spéculaires, qui ciblent obsessivement un état diabolisé en négligeant les besoins immédiats des deux populations vivant sur ce lopin de terre, voire en exigeant qu’elles se sacrifient à un idéal mortifère. De Jérusalem à Ramallah et de Gaza à Sderot, pourtant, l’expérience de l’exil, des exils, est plus que jamais présente. Si nul ne mettra probablement totalement fin à ces exils désormais entremêlés, une vision pragmatique et humaine, consciente du lien indissociable qui unit désormais Palestiniens et Israéliens, qui sache circonscrire les passions messianiques d’un côté ou de l’autre, qui refuse de nourrir les rêves éradicateurs des uns et des autres (personne ne va partir, personne ne va disparaître et personne ne va gagner), qui prenne en compte les traumatismes et droits de tous, à la sécurité et à la dignité, est bien la seule qui pourra peut-être atténuer les souffrances de ces deux exils, sur cette terre et ailleurs. C’est là un appel autant qu’un espoir.
Gabriel Abensour et Noémie Issan-Benchimol
Notes
1 | [« La présentéité est bizarre et matérialiste, queer, drôle et énervée, elle est le meilleur de ce qui est en train d’arriver »] |
2 | En se trompant en plus entre judéité et judaïté |
3 | Voir à ce propos dans K. : « « Juifs d’Orient » : un autre déni arabe ? », par Noémie Issan-Benchimol et Elie Beressi |