Il y a exactement trente ans, le 4 novembre 1995, Yitzhak Rabin était tué par un juif religieux extrémiste opposé au processus de paix. Dans Yitzhak Rabin, la paix assassinée ? (Editions Lattes), Denis Charbit revient sur l’onde de choc de l’événement, l’héritage ambigüe et la mémoire fracturée du Premier ministre israélien dans son pays. Car son nom divise encore, malgré les commémorations qui sont devenues « un temps où l’on ment, un jeu de rôles, où par respect des formes, les adversaires de Rabin qui sont au pouvoir depuis près de trente ans ont ‘le devoir moral de le commémorer et le devoir politique de l’oublier’[1] » écrit Charbit dont nous publions deux extraits de son livre à paraître cette semaine.

La déflagration du 4 novembre 1995
Qu’Oslo ait été un échec, il ne faut pas être grand stratège pour le constater. Deux explications s’affrontent : la première attribue à l’un ou à l’autre des leaders, voire aux deux, une mauvaise foi initiale. Rabin est soupçonné d’avoir conçu un processus qui tournait à l’avantage d’Israël : grâce à l’autonomie, l’État hébreu serait déchargé de la gestion civile et du contrôle direct de la population palestinienne, mais conserverait le contrôle de la sécurité et pourrait ainsi poursuivre la colonisation sans entraves. Quant à Arafat, on lui fit des procès d’intention. Oslo s’inscrivait parfaitement dans le schéma de la théorie des étapes définie par le mouvement national palestinien : on obtient d’abord une autonomie réduite à Gaza et à Jéricho, qui s’étendrait à toute la Cisjordanie pour aboutir à un État souverain qui, malgré sa démilitarisation, aurait constitué en secret un arsenal pour conquérir et détruire l’État d’Israël. Pas de preuve tangible pour valider l’hypothèse, sinon quelques écarts de langage recensés et disséqués entre ses discours prononcés en anglais et les propos « brut de décoffrage » qu’il tient en arabe lorsqu’il se retrouve parmi les siens. Bref, Oslo est de la poudre aux yeux : ce n’est pas malgré Oslo, mais à cause d’Oslo que le sionisme confirmerait qu’il est plus que jamais un parangon du colonialisme ; tandis que l’objectif palestinien demeure toujours de « jeter les Juifs à la mer ». Oslo fut un piège tendu à l’adversaire – Israël à l’OLP, l’OLP à Israël – et relèverait presque d’une théorie de la conspiration.
L’explication inverse, plus étayée, nous semble-t-il, situe l’échec dans la dynamique négative semée par les deux forces opposées à l’accord. Le calendrier de cinq ans prévu avant d’entamer la négociation définitive était conçu comme un apprentissage réciproque de la coexistence et un temps pour que s’instaure la confiance mutuelle entre les opinions publiques et les appareils politiques des deux bords. À son terme, il serait facile de convaincre les deux opinions de surmonter, côté israélien, la réticence à la création d’un État palestinien et à la fin du monopole de la sécurité exclusivement assurée par Tsahal (au profit d’une coopération sécuritaire avec la police palestinienne) et, côté palestinien, de renoncer au droit du retour des réfugiés en territoire israélien et au rêve d’une Palestine de la rivière à la mer. Dans cette phase, c’est moins la paix qui compte que des preuves de paix, moins des mots que des actes.

Mais, pour quiconque s’y opposait, d’un côté et de l’autre, cinq ans était une aubaine et une éternité dont il ne fallait pas perdre une seule seconde afin de tuer dans l’œuf le cauchemar d’une réconciliation susceptible de liquider définitivement le fantasme respectif du Grand Israël et d’une Grande Palestine. Cette période probatoire a été considérée par l’extrême droite israélienne et par le Hamas palestinien comme une course contre la montre durant laquelle il suffirait de réinjecter dans l’opinion le doute, la méfiance et le refus après l’euphorie initiale. Le compte à rebours a commencé dès le 13 septembre 1993. Le Hamas et le Djihad islamique commettent des attentats. Outre que le nombre de victimes est encore faible, les premiers passages à l’acte ne pèsent pas lourd face aux retombées positives : la Jordanie annonce son souhait d’établir des relations officielles avec Israël après des années de relations tacites et discrètes ; le Saint-Siège reconnaît enfin l’État d’Israël suivi par l’Inde et d’autres pays non alignés ; des bureaux de liaison s’ouvrent dans plusieurs pays arabes. Pour la droite israélienne, l’heure est au combat politique. Elle emprunte ses pratiques au répertoire de toute opposition parlementaire : motions de censure, agitation en session plénière et dans les commissions parlementaires. Elle tente de plomber l’ambiance qui est à l’optimisme par des prédictions de Cassandre et des prophéties auto-réalisatrices : Oslo va échouer, Oslo va déboucher sur un bain de sang.
Cela va être le cas, en effet, mais pas du côté pressenti. Cinq mois à peine après la cérémonie à Washington, le 25 février 1994, un jour de fête juive, Baruch Goldstein, flanqué de sa mitraillette, abat 29 Palestiniens en prière dans la partie musulmane du caveau d’Abraham à Hébron. C’est la première épreuve pour Rabin et pour le processus de paix. Il renonce à prendre des mesures répressives, à évacuer, par exemple, l’enclave juive dans la ville de Hébron, une dizaine de familles tout au plus. Les négociations israélo-palestiniennes sont suspendues provisoirement. Puis c’est au tour du Hamas de répondre et d’injecter une dose de violence supplémentaire en inventant une forme inédite de terrorisme : les attentats-suicide : le Hamas et le Djihad islamique en commettent une série, non en territoire occupé, mais en plein cœur d’Israël, à Tel Aviv, dans des stations d’autobus très fréquentées et des axes routiers majeurs. Le bilan est considérable – 94 morts et 741 blessés, entre septembre 1993 et novembre 1995 –, bilan incompréhensible et injustifiable pour l’opinion israélienne qui se demande si l’OLP et le Hamas, loin d’être rivaux, ne seraient pas complices.
Dans la rue où un attentat a été commis, Netanyahou, alors nouvel espoir du Likoud, déclare que Rabin – pas les accords d’Oslo – est directement et personnellement responsable du sang versé, brisant le premier tabou du vocabulaire politique israélien.
Désormais, l’opposition monte d’un cran : elle ne se manifeste plus seulement à la Knesset, le Parlement israélien, elle passe à l’action extra-parlementaire. C’est dans la rue où un des attentats a été commis que se rend Netanyahou, homme fort et nouvel espoir du Likoud, pour déclarer que Rabin – pas les accords d’Oslo – est directement et personnellement responsable du sang versé, brisant le premier tabou du vocabulaire politique israélien. Netanyahou est entouré par des militants chauffés à blanc. La leçon est vite tirée. Il faut coordonner les actions et rassembler tout ce qui bouge et s’oppose à Oslo : partis politiques, think-tanks, presse idéologique, journaux, revues, radios pirates, associations de tout poil, cultuelles, culturelles, caritatives, étudiantes et politiques. La défaite d’Oslo passe, selon eux, par l’occupation de la rue et par une inflation rhétorique qui monte jusqu’au paroxysme. Alors qu’Yitzhak Shamir, Premier ministre de 1983 à 1992, avait établi un « cordon sanitaire » autour du rabbin suprémaciste Meïr Kahanah et de ses émules, la lutte contre Oslo légitime désormais la collaboration et la coordination avec les marges religieuses ultra-nationalistes aux actions clandestines et violentes.
Cette levée de boucliers orchestrée par la droite à la Knesset et dans la rue ne fait pas dévier Rabin de sa longue marche vers la paix. L’Autorité palestinienne est mise en place et commence à exercer ses prérogatives dans les grandes villes palestiniennes. Le redéploiement militaire est le prétexte pour organiser de nouvelles manifestations qui rassemblent les colons et leurs alliés. L’enjeu est décisif : si Oslo parvient à ses fins, fussent-elles encore implicites à ce stade, c’est la mission que s’est fixée une génération de colons depuis 1967 qui est en péril : l’implantation de colonies juives de peuplement en Judée-Samarie et dans la bande de Gaza.
Un ultra qui est parvenu à arracher l’ornement de capot de la Cadillac du Premier ministre déclare à la télévision : « Nous pourrons atteindre Rabin. » Il a dix-neuf ans, son nom est Itamar Ben Gvir
Aussi pour contester Oslo, rien de tel que de s’en prendre à Rabin qui devient le cœur de cible. Des affiches le représentant avec un keffieh sur la tête sont brandies dans les manifestations ; et pour ceux qui ne comprendraient pas le message visuel, la légende est sans ambages : « traître » et « trahison ». Un de ces ultra qui est parvenu à arracher l’ornement de capot de la Cadillac du Premier ministre déclare à la télévision : « De même que nous avons atteint ce symbole, nous pourrons atteindre Rabin. » Il a dix-neuf ans, son nom est Itamar Ben Gvir, il deviendra un des leaders de l’extrême droite suprémaciste. Outre les meetings, les sit-in, les manifestations, une interrogation commence à circuler dans les cercles religieux : Rabin n’est-il pas comparable à ces juifs délateurs du Moyen-Âge qui faisaient cause commune avec leurs oppresseurs ? Ne doit-on pas lui appliquer la catégorie de rodef (persécuteur) et de mosser (indicateur), le juger coupable et le condamner de mort violente comme le prévoyait la justice communautaire d’antan ? Ces notions périmées, au lieu d’être aussitôt bannies, sont examinées, discutées, débattues par des rabbins qui rendent leur verdict dans l’ombre et légitiment religieusement un crime politique. On réactualise également un rituel d’excommunication d’inspiration kabbalistique, pulsa di noura (littéralement, frappe de feu ou frappe incendiaire), qui en appelle à Dieu pour que l’individu soit frappé par le courroux divin. La cérémonie est organisée secrètement le 2 octobre 1995, un mois avant son assassinat.
Le paroxysme est atteint lors de la manifestation du 5 octobre qui se déroule à Jérusalem en présence de nombreux députés du Likoud, dont Netanyahou, chef de l’opposition. Les slogans pulvérisent les bornes de la décence : « Rabin traître », « Rabin assassin », « À mort Rabin ». Parmi les affiches et posters que brandissent des manifestants, l’un d’eux constitue une transgression sans précédent de tous les codes sociaux et politiques israéliens en matière de contestation : Rabin est représenté avec un uniforme nazi. Trop, c’est trop. Des ministres quittent les lieux, excédés par cet excès infâme et cette violence sans retenue. Netanyahou décide de rester sur le podium. Il déclarera plus tard qu’il n’a rien vu ni rien entendu et que par ailleurs, il n’avait pas manqué d’affirmer dans son discours aux manifestants que « Rabin n’était pas un traître ».
Parmi les affiches que brandissent des manifestants, l’un d’eux constitue une transgression sans précédent de tous les codes sociaux et politiques israéliens en matière de contestation : Rabin est représenté avec un uniforme nazi.
L’indignation est à son comble. Le discours politique israélien convoque régulièrement des notions empruntées au vocabulaire de la Shoah et du nazisme. Revêtir un Premier ministre de l’État d’Israël de l’uniforme SS est sacrilège. Associer un sabra, un combattant du Palmach, un dirigeant de Tsahal, Yitzhak Rabin, à un dignitaire nazi est perçu comme une profanation de la mémoire de la Shoah.
Il est temps de donner à la majorité silencieuse l’occasion de s’exprimer. Jean Frydman, un Franco-Israélien proche de Rabin, suggère d’organiser une manifestation à ses frais. Rabin est mitigé : excepté en période électorale, un meeting sert à exprimer un mécontentement, pas un soutien. Il accepte finalement la proposition : le rassemblement du 4 novembre sera comme un référendum informel dont il pourrait tirer quelque enseignement sur l’état de l’opinion. L’enjeu est de dénoncer le climat de haine instauré contre lui par la droite sous prétexte de s’opposer à sa politique. Dans son discours, il met en garde contre la violence verbale qui peut dégénérer en violence physique, contre la violence tout court qui mine la démocratie. Le succès est au rendez-vous. La haine a été terrassée, elle a reculé devant la foule en liesse. Rabin, qui commençait à douter de sa popularité en vue des élections générales prévues pour la fin du mois de mai 1996, semble rassuré. Cette manifestation populaire est perçue comme un tournant politique pour le camp de la paix qui, intimidé par les attentats, avait cédé la rue à ses adversaires. Rabin est détendu, souriant même, lui qui sourit rarement. En outre, il a renoué ce soir-là une complicité avec Pérès qui n’échappe à personne. Pour clore la manifestation qui se déroule place des Rois d’Israël, sur l’esplanade de la mairie, le public est invité à chanter avec le Premier ministre, avant l’hymne national, l’hymne pacifiste du camp de la paix écrit après la guerre des Six-Jours : Shir la-Shalom (Un chant pour la paix) : « Ne dites pas : “Un jour viendra.” Faites advenir ce jour. »
Yigal Amir voulait supprimer celui dont il pensait qu’il était le seul leader qui parviendrait à faire la paix. Il tenait à arrêter à temps la catastrophe et faire rebrousser chemin à l’histoire.
Rabin, qui se prête rarement à ce type d’exercice, est visiblement ému par l’affection tangible de ses concitoyens. Il descend avec Shimon Pérès l’escalier extérieur qui le conduit à son véhicule, puis se ravise pour remercier Jean Frydman. Il redescend seul quelques minutes plus tard, suivi de son garde du corps et de son épouse Léa. Il ne lui reste que quelques mètres à parcourir pour monter dans la voiture de fonction qui devait les ramener à leur domicile. C’est alors que surgit l’assassin. Yigal Amir tire trois balles dans le dos du Premier ministre. Grièvement blessé, Yitzhak Rabin est évacué d’urgence ; Yigal Amir est arrêté. Deux heures plus tard, son directeur de cabinet, Eytan Haber, lit le communiqué officiel qui confirme la mort du Premier ministre et ministre de la Défense Yitzhak Rabin devant des centaines d’Israéliens en état de choc qui se sont agglutinés aux portes de l’hôpital Ichilov de Tel Aviv.
La soirée, éprouvée par tous ceux qui en étaient comme un moment politique refondateur, a viré au cauchemar. 4 novembre 1995. Le temps de l’histoire, pour Yitzhak Rabin, est achevé. Le temps et le travail de sa mémoire commencent. […]

Yitzhak Rabin, la paix : trente ans après
Chaque année, à l’approche du mois de novembre, un fantôme nous hante, un revenant nous guette : Yitzhak Rabin n’en finit pas de se retourner dans sa tombe, et son souvenir qui s’estompe d’une année à l’autre nous dépouille de nos derniers espoirs. Après sa disparition tragique, il laissait un engagement en forme de testament pour la paix, toujours la paix, surtout la paix. L’espoir d’une paix imminente, pour conjurer l’intention préméditée de l’assassin, contrebalançait le chagrin de sa perte. Cet espoir est aujourd’hui à l’agonie, y compris parmi ceux qui revendiquaient fièrement il y a trente ans leur engagement en faveur de cette cause.
C’est pourquoi on devrait se recueillir à plus d’un titre tous les 4 novembre : parce que Rabin est mort, la démocratie menacée, l’espoir de paix moribond ; parce que le gouvernement israélien a mené une guerre abominable, qui dépasse en horreur toutes les autres, y compris celles auxquelles Rabin a participé : la destruction massive de l’habitat, un nombre terrifiant de civils abattus, une famine qui s’étend et un projet d’épuration ethnique des Palestiniens de la bande de Gaza. De ces catastrophes en série qui n’ont eu qu’un impact limité sur les objectifs de la guerre déclenchée légitimement après le massacre de masse du 7 octobre 2023 et qu’il est indécent et honteux de vouloir ranger dans la catégorie des dommages collatéraux d’une guerre urbaine, le gouvernement devra rendre compte aux citoyens israéliens et à l’humanité.
Comment commémore-t-on un échec ? Comment célèbre-t-on un espoir avorté ? Comment explique-t-on que tel était son projet, mais que ses successeurs en ont jugé autrement, surtout le dernier d’entre eux, Benjamin Netanyahou ?
Contrairement à l’attentat du Petit-Clamart conçu pour éliminer le général de Gaulle après que l’irréversible ait été commis en évacuant la France de l’Algérie, Yigal Amir voulait supprimer celui dont il pensait, à tort ou à raison, qu’il était le seul leader qui parviendrait à faire la paix. Il tenait à arrêter à temps la catastrophe et faire rebrousser chemin à l’histoire. C’est chose faite. Yigal Amir s’en réjouit tous les jours du fond de sa cellule et il pense certainement que le sacrifice de sa liberté est peu de chose par rapport à la situation qu’il souhaitait faire advenir : la paix au point mort, la Cisjordanie plus que jamais entre les mains d’Israël et Gaza sous les décombres.
Faut-il pour autant en conclure qu’une fois Rabin éliminé, le processus de paix était voué à l’échec ? Il faut rester prudent : de même que la Première Guerre mondiale n’a pas éclaté à cause de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914, le conflit israélo-palestinien n’a pas été résolu parce que le 4 novembre 1995, à 21 h 45, le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin a été abattu. L’histoire ne progresse ni ne régresse à cause d’un seul événement. Rappelons que si en mai 1996, Netanyahou est arrivé au pouvoir, il l’a perdu trois ans plus tard, le 21 mai 1999, au profit d’Ehud Barak du parti travailliste. En janvier 2000, celui-ci ordonnait à l’armée israélienne de se retirer unilatéralement du sud-Liban après dix-huit ans d’occupation et en juillet de la même année, il proposait une réunion tripartite avec Yasser Arafat et Bill Clinton. C’est lors de ce sommet qu’une offre de paix israélienne globale fut présentée à Yasser Arafat. Rabin avait franchi le pas décisif en brisant l’interdit de négocier avec le représentant légitime du peuple palestinien, mais c’est à Barak qu’a échu la décision de proposer un plan qui prévoyait la création d’un État palestinien et la division de Jérusalem en deux capitales.
Les causes de l’échec du sommet de Camp David en juillet-août 2000 sont multiples, et les responsabilités partagées. En 2009, ce fut au tour d’Ehud Olmert, membre du Likoud, de prendre le relais de Barak. Dans un cas comme dans l’autre, il y eut des réticences côté palestinien, tandis que, côté israélien, Barak fut battu aux élections et Olmert contraint de remettre sa démission après avoir été mis en examen pour affaire de corruption. Cela dit, l’impact majeur de l’assassinat de Rabin est dans sa perception comme prophétie auto-réalisatrice : un symbole éloquent, comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de tout chef du gouvernement. Ce n’est pas tant un nouvel assassinat politique qu’il faut craindre. Barak et Olmert ont poursuivi les négociations sans redouter leur élimination physique. Il semble qu’entre la paix et une guerre civile, un référendum intérieur dicte à chacun le choix d’éviter la seconde quitte à renoncer à la première, ce à quoi il faut ajouter la conviction chevillée au corps qui anime la plupart des Juifs et grâce à laquelle Netanyahou vole de victoire en victoire à chaque élection depuis 2009 : les Palestiniens veulent détruire Israël et n’ont pas renoncé à cet objectif. Pourquoi penseraient-ils autrement si Israël n’est que l’addition du colonialisme, de l’apartheid et du génocide ?
Au bout de trente ans de commémorations, on peut espérer qu’on ne tirera plus sur un Premier ministre, mais si c’était à refaire, si un nouveau Rabin surgissait, combien estimeraient, envers et contre tout, qu’il serait, comme son prédécesseur, un homme à abattre ?
L’assassinat de Rabin couplé à la vague d’attentats du Hamas ont eu un effet paralysant. Y aurait-il 90 % des Palestiniens qui reconnaîtraient l’existence de l’État d’Israël, sinon sa légitimité, il resterait toujours 10 % d’irréductibles, ce dont se réjouissent secrètement tous ceux qui ne veulent pas entendre parler d’un retrait israélien de la Cisjordanie. Cette ambivalence israélienne explique pourquoi la commémoration d’Yitzhak Rabin est au final une défaite pour le camp de la paix.
Le problème posé par ces manifestations officielles est bien la politique de paix du Premier ministre assassiné. Comment commémore-t-on un échec ? Comment célèbre-t-on un espoir avorté ? Comment explique-t-on que tel était son projet, mais que ses successeurs en ont jugé autrement, surtout le dernier d’entre eux, Benjamin Netanyahou ? Alors, faute de pouvoir en parler ouvertement, on se noie dans de grandes déclarations sur Rabin le grand homme, Rabin le héros, Rabin le chef d’état-major ; on rapportera une anecdote inédite de son chauffeur, de son aide-de-camp, d’un compagnon d’armes ou d’un voisin de palier pour cerner la vérité du personnage hors du commun, et simultanément dissimuler le vide, l’abîme, l’aporie et refouler ce qui gêne.

Yitzhak Rabin reste donc un pionnier sans relève, un maître sans disciple, un roi sans dauphin, un homme riche dont on rejette l’héritage encombrant, un génie de la musique dont l’ultime chef-d’œuvre serait une symphonie inachevée. Ceux qui le nient rétorquent que c’est l’ennemi, toujours l’ennemi et rien que l’ennemi qui ne voulait pas de la paix et n’en veut toujours pas.
L’échec de la commémoration était prévisible : son assassinat fut une condition nécessaire pour instituer une loi mémorielle à son nom ; cela reste une condition insuffisante pour qu’elle ait un sens pertinent pour l’ensemble de la population israélienne. Au bout de trente ans de commémorations, on peut espérer qu’on ne tirera plus sur un Premier ministre, mais si c’était à refaire, si un nouveau Rabin surgissait, combien estimeraient, envers et contre tout, qu’il serait, comme son prédécesseur, un homme à abattre ? Si, pour atteindre la paix, Israël est requis de se séparer des territoires occupés depuis 1967, elle est dès lors une menace existentielle pour un État au territoire exigu, et Rabin ou qui que ce soit qui irait sur ses traces, un danger public, sinon un traître. Tous ceux qui l’ont pensé en 1995 n’ont pas songé à le tuer, mais il est impossible de commémorer la mort d’un homme dont on est convaincu qu’il allait apporter malheur et catastrophe sur Israël et dont tous les mérites et toutes les vertus s’effondrent dès lors qu’il a ouvert la voie à la négociation avec un dirigeant palestinien.
Rabin et sa cause ne peuvent unifier toute une société. Son nom ne peut que diviser et il divise encore. Sa mort reste un crève-cœur pour ses partisans, un lâche soulagement pour ses adversaires.
Pouvait-il en être autrement ? Il y avait dans la nuit du 4 novembre tous les ingrédients pour que le mythe prenne et perdure : le parcours de Rabin se prête également à la mythification par le twist qu’il a assumé jusqu’à son dernier souffle. Quoi de plus éloquent que la destinée d’un homme qui a trempé les mains dans la Nakba et dans la répression de l’Intifada et qui fut vainqueur de la guerre des Six-Jours pour devenir, à la fin de sa carrière, le héros de la paix ?
Les enfants aux bougies, dont la réaction instinctive en avait ému plus d’un, étaient eux aussi partie intégrante du mythe en voie de formation : quoi de plus touchant et rassurant après le sang versé que de voir la génération future s’assigner la mission d’être, littéralement, les gardiens de la paix ? Néanmoins, Rabin faisait partie de cette génération qui, ayant perdu tant de camarades au combat, réprimait ses émotions. Rabin rejetait toute exhibition de pathos, tout excès de logos, et n’a bâti sa personnalité que sur le seul ethos. « La mort dépolitise, ou plus exactement “départisane”… Le mort appartient à tous. » Et pourtant, dans ce cas, malgré sa carrière exemplaire, Rabin n’est pas devenu à travers ces commémorations annuelles un modèle pour la droite, pas plus que pour les religieux ashkénazes ou séfarades, sionistes ou orthodoxes. Rabin et sa cause ne peuvent unifier toute une société. Son nom ne peut que diviser et il divise encore. Sa mort reste un crève-cœur pour ses partisans, un lâche soulagement pour ses adversaires.
La commémoration n’ayant pas porté sur la paix, faute de consensus sur son testament politique, elle s’est repliée sur le respect des règles démocratiques et la tolérance politique, sur la préservation de l’unité nationale. Entre la paix et l’unité nationale, la société israélienne a perdu sur les deux tableaux. Elle n’a pas la paix, et quant au consensus, les Israéliens n’ont jamais été aussi divisés.
La grande difficulté pour la gauche a été de définir les coupables : la droite, les religieux, les colons ? Pérès estimait qu’il fallait circonscrire le cercle des responsables. Il fut mis en cause au sein de son parti par ceux qui jugeaient que le peuple de la mémoire ne peut, par calcul politique, faire l’économie de désigner les coupables, courant le risque d’essentialiser tous les religieux, toute la droite, tous les Orientaux. À cet égard, une critique de l’intérieur vaut toujours mieux qu’une critique extérieure. Un courant politique apparu après la guerre du Liban s’est reconstitué avec des figures religieuses et humanistes, tels les rabbins Amital et Melchior, plaçant la paix au-dessus du contrôle de la Cisjordanie par la force, en dépit du fait que cette terre est le berceau des Patriarches. Cette tendance est restée minoritaire.
Les commémorations continuent par inertie, mais elles sont devenues un temps où l’on ment, un moment où l’on s’ennuie, un jeu de rôles, où par respect des formes, les adversaires de Rabin qui sont au pouvoir depuis près de trente ans ont « le devoir moral de le commémorer et le devoir politique de l’oublier ».
Les leaders de l’extrême droite israélienne Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich ne sont pas une mutation du judaïsme. Comme le suggère le traducteur de Levinas en hébreu, avec le rabbin Daniel Esptein, c’est la controverse autour du messianisme qui refait surface : alors que la diaspora avait éteint la pulsion activiste avide d’anticiper la fin des temps, la reconquête de la souveraineté politique a eu pour effet de marginaliser la tendance partagée par ceux qui attendent le Messie avec une patience mélancolique sans chercher à tour de bras à identifier les signes de son avènement. Cette précipitation qui anime les deux leaders et leurs troupes est source de tous les fanatismes.
La disparition de Rabin et sa troublante postérité montrent qu’à chaque épreuve c’est le sort de l’identité juive qui est en jeu : le rapport toujours complexe entre universalisme et particularisme, la normalité ou l’exceptionnalisme. Une guerre culturelle se rallume et ne semble pas près de s’éteindre. L’assassinat de Rabin et la tournure qu’a prise la guerre à Gaza en 2025 laissent songeur : les Juifs sont-ils mûrs pour la souveraineté nationale ? L’État ne protège plus, pas plus que Rabin n’a été protégé en son temps.

Les commémorations continuent par inertie, mais elles sont devenues un temps où l’on ment, un moment où l’on s’ennuie, un jeu de rôles, où par respect des formes, les adversaires de Rabin qui sont au pouvoir depuis près de trente ans ont « le devoir moral de le commémorer et le devoir politique de l’oublier », comme le dénonçait l’ancienne ministre de l’Éducation nationale, Yuli Tamir, à l’occasion du vingtième anniversaire de la mort du leader israélien. D’aucuns éprouvent de la nostalgie, d’autres ont du mal à dire tout haut que le meurtre en valait la peine.
En conclusion de leur rapport, la commission d’enquête judiciaire a solennellement écrit : « Après l’assassinat du Premier ministre, M. Yitzhak Rabin (que son souvenir soit béni), l’État d’Israël ne sera plus ce qu’il était avant. » Les auteurs du rapport faisaient allusion à une culture démocratique qui s’était constituée au fil des ans et dont Israël pouvait être fier : malgré la permanence du conflit, malgré l’âpreté des controverses, un pluralisme politique avait régné, excluant le recours à la violence.
Tel est le constat amer, tragique, frustrant : ceux qui ont frayé le chemin à Oslo sont éjectés dans les marges et se retrouvent hors-pistes. Et que sont devenus ceux qui n’en voulaient pas ? Ils pavanent, ils pavoisent, ils triomphent.
L’âge de l’innocence est révolu. Israël ne sera plus jamais comme avant. On pouvait y lire, de manière allusive, malgré le pessimisme, l’espoir qu’Israël n’oublierait pas ce qui s’était passé ce soir-là. Les partisans du Petit Israël n’ont pas oublié. Les adorateurs du Grand Israël n’ont rien retenu.
Yigal Amir est toujours incarcéré à perpétuité, mais il n’est pas improbable qu’une poignée de ministres et un quarteron de députés de la coalition actuelle ne réclament pour lui la grâce présidentielle et, dans l’immédiat, demandent à lui rendre visite. Pour eux, ce martyr du Grand Israël, Yigal Amir, vaut mieux que le martyr de la paix Yitzhak Rabin. Que ne diront-ils pour justifier l’infâme ? Qu’en tuant Rabin, Yigal Amir a mis en branle le processus qui, trente ans après, non seulement a gelé Oslo, mais liquidé, avec l’appui de Donald Trump et du Hamas, tout espoir d’apaisement et de réconciliation.
Tel est le constat amer, tragique, frustrant : ceux qui ont frayé le chemin à Oslo sont éjectés dans les marges et se retrouvent hors-pistes. Et que sont devenus ceux qui n’en voulaient pas ? Ils pavanent, ils pavoisent, ils triomphent : ils sont au pouvoir en Israël, et leurs homologues palestiniens continuent à monopoliser la cause. C’est pourquoi la mission première est de dégager ceux qui ont engouffré Israéliens et Palestiniens dans un tunnel. Les Israéliens sont en meilleure position pour le faire car ils font encore partie des peuples appelés à désigner leurs représentants par les urnes, et ainsi les maintenir au pouvoir ou les en destituer. Le scrutin prévu en Israël en 2026 sera crucial. Il comptera beaucoup plus que les 25 élections qui se sont déroulées depuis 1949. Si Netanyahou et ses alliés sont repoussés dans l’opposition, ce sera, en un certain sens, la revanche de Rabin sur celui qui l’a assassiné. Le début de la paix ferait justice à la nation palestinienne pour qu’elle puisse vivre libre sur une partie de la Palestine, côte à côte avec l’État d’Israël, en attendant de vivre dans un cadre confédéral, pour autant que les deux parties en décident ainsi.
Denis Charbit
Yitzhak Rabin, la paix assassinée ? Une mémoire fragmentée de Denis Charbit sort le 29 octobre 2025 aux Edition Jean-Claude Lattès.
Denis Charbit est directeur de l’Institut de recherche sur les relations entre juifs, chrétiens et musulmans et professeur de science politique à l’Open University d’Israël (Ra’anana).
Notes
| 1 | « Le devoir moral de commémorer Rabin et le devoir politique de l’oublier » est une formule de l’ancienne ministre de l’Éducation nationale, Yuli Tamir, à l’occasion du vingtième anniversaire de la mort du leader israélien. |