Bernard Cazeneuve : « À chaque fois que l’antisémitisme gagne en France, la République cesse d’être elle-même »

Bernard Cazeneuve est ancien Premier ministre. En tant que ministre de l’Intérieur de François Hollande – d’avril 2014 à décembre 2016 – il a dû faire face à la vague d’attentats de 2015, ceux de janvier contre Charlie-Hebdo et l’Hyper Cacher, ceux de novembre sur les terrasses parisiennes et au Bataclan. Personnalité politique respectée, au point qu’on a pu lui prêter des velléités de candidature présidentielle, il incarne pour beaucoup une certaine idée du dévouement à la République et du service désintéressé de l’État. C’est sur ces deux thèmes – les menaces qui pèsent sur les juifs de France et les attentats qu’ils ont subis d’une part, mais aussi sa conception de la République et le rapport des Juifs à celle-ci – que nous avons souhaité l’interroger.

 

Octobre 2014, Bernard Cazeneuve, alors Ministre de l’intérieur © wikimedia commons

 

Milo Lévy-Bruhl : Avez-vous été étonné que K., une revue sous-titrée « Les Juifs, l’Europe, le XXIème siècle », vous sollicite pour un entretien ? 

Bernard Cazeneuve : Les sujets sur lesquels vous allez m’interroger ont été au cœur de mes préoccupations, de mon travail et de ma vie quotidienne lorsque j’étais ministre de l’Intérieur. J’ai vu l’antisémitisme monter, et prendre un nouveau visage. J’ai vu aussi tous ceux qui auraient dû s’en indigner – notamment à gauche – non pas l’approuver, mais l’excuser parfois au motif qu’il pouvait résulter d’une forme de ressentiment à l’encontre de la politique d’Israël. Autant je considère comme tout à fait normal qu’on manifeste pour le droit des Palestiniens à disposer d’un État, y compris de façon vive en condamnant la politique de Netanyahou, qui est éminemment critiquable, autant je n’ai jamais admis que dans les manifestations propalestiniennes on puisse brandir des pancartes sur lesquelles était inscrit le slogan « mort aux Juifs ». L’antisémitisme est intrinsèquement une abjection contre laquelle on doit se dresser et qui ne saurait trouver d’explications légitimes. C’est la raison pour laquelle, en juillet 2014, j’ai interdit la tenue de ces manifestations où déferlait la haine des juifs. Pour cela j’ai été mis en cause. Tout ça pour vous dire que ce sujet je le connais, que ce combat, je l’ai mené avec une ardente passion humaniste et républicaine.

ML-B:  Nous aurons l’occasion de revenir dans cet entretien sur certains des thèmes que vous venez d’évoquer. Mais pour commencer, je rappelle que pour beaucoup de français, vous êtes d’abord connu pour avoir été ministre de l’Intérieur lors des attentats de 2015 qui ont matérialisé, après les attentats de Toulouse, la menace que les juifs français sentaient planer depuis plusieurs années. C’est de cette expérience que j’aimerais repartir. Lorsque vous êtes nommé place Beauvau, quelle est l’ampleur de la menace que vous découvrez ?

BC : Lorsque j’arrive à Beauvau, nous sommes deux ans après les attentats de Montauban et de Toulouse de mars 2012, dont les victimes étaient des militaires d’une part – notamment le fils de Madame Latifa Ibn Ziaten, laquelle s’est engagée depuis dans le combat contre l’islamisme – et des juifs d’autre part. Oui, des juifs, des enfants juifs, désignés par le terroriste en raison de ce qu’ils étaient. Lorsque j’arrive à Beauvau, nous sommes encore dans le traumatisme de ces attentats, dans le souvenir des enfants Sandler, dans le souvenir des paroles du grand-père Sandler. Nous savons que l’antisémitisme est là, tapi dans l’ombre, qui attend pour frapper à nouveau. On commence à prendre conscience que cet antisémitisme est d’une nature très différente de celui qui avait prévalu dans l’entre-deux-guerres et qui avait conduit à la monstruosité de la Shoah.

Pour les Juifs de France, l’antisémitisme a changé de vecteur, mais il n’a pas changé de nature

L’antisémitisme d’aujourd’hui est moins visiblement porté par l’extrême droite, même si l’extrême droite demeure essentiellement, fondamentalement, antisémite, mais par un nouveau totalitarisme qu’est l’islamisme. L’islamisme est une idéologie qui repose sur une conception dévoyée de la religion musulmane, une conception littéraliste, rigoriste et haineuse qui prétend organiser entièrement la vie des individus, celle de la société et l’organisation de l’État. Ce totalitarisme entretient par ailleurs la haine des Juifs. Cette haine qui a conduit aux attentats de Toulouse et de Paris, à l’épicerie Hyper Cacher. Pour les Juifs de France, l’antisémitisme a changé de vecteur, mais il n’a pas changé de nature : il a toujours le visage fanatique du crime et de la lâcheté face à des citoyens qu’on se plait à présenter ridiculement comme dominants.

ML-B : Vous êtes donc conscient du regain, déjà ancien, d’antisémitisme, mais êtes-vous surpris, lorsque vous prenez vos fonctions, par l’ampleur de la menace d’attentats ?

BC : Oui, incontestablement. D’abord lorsque j’arrive au ministère, je découvre un phénomène qui n’était pas connu des membres du gouvernement, à l’exception des ministres de la Défense, de l’Intérieur, du Premier ministre et du Président de la République, je veux parler du départ de jeunes français radicalisés sur le théâtre des opérations terroristes en Syrie. En avril 2014, plusieurs centaines de jeunes français ont déjà été endoctrinés par le Jabhat al-Nosra, qui dissimule derrière son opposition à Bachard el-Assad, son appartenance à la mouvance islamiste violente. Le Jabhat al-Nosra est composé d’anciens d’Al-Qaïda, mais également de nouvelles recrues plus récemment endoctrinées. Certains individus, comme Omar Diaby, diffusent des vidéos qui utilisent les effets spéciaux du cinéma pour embrigader des jeunes. Cette propagande, extrêmement efficace et puissante, appelle d’abord à venir en terre du Shâm pour sauver des enfants innocents d’un régime sanguinaire. Elle assume sa dimension antisémite. Le voyage vers le Shâm prend alors une dimension mythique, et fait appel à des sentiments humanitaires, « Venez sauver des enfants ». Surtout, elle s’adresse à une jeunesse en quête de sens : soit parce que les jeunes adultes qu’elle veut attirer sont psychologiquement déstructurés, brisés en raison des désordres familiaux, des épreuves personnelles qu’ils ont pu connaître ou victimes du communautarisme qui s’est emparé d’eux, après s’être emparé des territoires perdus de la République, soit, au contraire, parce qu’ils sont issus de milieux sociaux plutôt aisés et qu’ils voient dans ce combat une manière de donner un sens à leur existence, en rompant avec leur milieu. Tout cela est complexe et toutes ces causes sont imbriquées. Mais, quand je prends mes fonctions, le résultat est là : quatre-cents jeunes sont déjà partis. Or, les services de renseignement m’indiquent qu’une fois arrivés sur place, le Jabhat al-Nosra les endoctrinera, les formera à l’usage des armes. La conviction que nous avons c’est que lorsqu’ils reviendront, ils constitueront un risque pour la sécurité intérieure, qu’ils seront les vecteurs d’attentats terroristes. Nous savons que ces attentats auront possiblement une dimension antisémite. Le risque d’un attentat contre nos compatriotes de confession juive devient de ce fait l’une de nos préoccupations majeures, même si elle n’est pas exclusive de toutes les autres, parce que nous savons que d’autres cibles seront aussi désignées.

 ML-B : Le 7 janvier 2015, la rédaction de Charlie Hebdo est décimée par un attentat dont les auteurs ne sont pas immédiatement appréhendés. Quel risque identifiez-vous alors pour les juifs en France ?

BC : Le lendemain de l’attaque de Charlie Hebdo, une policière municipale, Clarissa Jean-Philippe, est assassinée à Montrouge. Je me rends immédiatement sur place. Je rencontre non loin des lieux de ce crime abject des représentants locaux de la communauté juive, qui émettent l’hypothèse que la policière n’était peut-être pas la cible désignée de cette attaque, mais que c’était sans doute l’école juive de Montrouge, située à deux cents mètres de la fusillade. Je garde cette hypothèse pour moi car je sais la crainte qu’elle est susceptible d’inspirer et rien ne vient pour l’heure l’étayer. De retour à Beauvau, j’essaie de savoir ce qui s’est passé. Certes je ne dispose d’aucun élément de nature à me prouver que ce qui m’a été dit est vrai. Mais je ne peux pas non plus l’exclure totalement. En outre, je reçois des informations évoquant la peur qui règne parmi les parents de l’école juive de Montrouge, terrorisés à l’idée de voir leurs enfants assassinés. Je décide donc de m’y rendre et lorsque j’arrive sur place – nous sommes, je crois, 48 heures après l’attaque – une jeune mère d’élève m’accueille sur le perron de l’école, s’effondre dans mes bras et me dit : « Vous voyez la différence entre vous et moi, c’est que vous, lorsque vous emmenez vos enfants à l’école le matin, vous êtes assurés de les retrouver le soir, pas moi et je reste à l’école toute la journée pour rester près d’eux ».

Je prends la décision de mettre en place une protection à proximité de toutes les écoles confessionnelles, juives et non juives, et de tous les lieux de culte

C’est à ce moment-là, précisément, que je prends la décision, en accord avec le Président de la République et le Premier ministre de mettre en place une protection à proximité de toutes les écoles confessionnelles, juives et non juives, et de tous les lieux de culte, quelle que soit la religion concernée. Ce dispositif se déploie sans distinguer les religions entre elles parce que je pense que c’est là le seul message républicain à faire prévaloir. Ma difficulté, dans ce moment, c’est que je n’ai pas les effectifs nécessaires, et que le fait de protéger certains sites peut conduire les terroristes à en attaquer d’autres. Je suis donc obligé de demander au ministre de la Défense la mobilisation de dix mille hommes dans le cadre de l’opération Sentinelle, tout en ayant conscience du fait qu’en envoyant ce signal je rassure certes ceux qui sont protégés par les gardes statiques, mais en aucun cas tous les autres qui sont, je le devine, inquiets. Les terroristes veulent nous frapper partout pour semer la désolation, car c’est là fondamentalement leur objectif.

En novembre 2015, les islamistes adoptent la stratégie de la tuerie de masse. A ce moment-là, j’ai déjà depuis quelques mois substitué aux gardes statiques, des gardes dynamiques qui poursuivent les mêmes missions de protection en circulant dans la ville, pour envoyer aux terroristes le signal que partout où ils se trouveront des groupes mobiles, des forces de sécurité pourront les neutraliser. Plutôt que la défense statique, c’est le caractère aléatoire de la présence des brigades mobiles, des policiers et des gendarmes, dans toutes les villes et dans tout le pays, qui garantit la sécurité. Telle est la doctrine.

ML-B : Je voudrais revenir sur la perception des attentats, en France, lorsqu’ils visent les Français juifs. Au moment des attentats de Toulouse, on a parfois entendu dire que c’étaient les premières attaques contre des Juifs depuis la guerre, oubliant ceux de la rue des Rosiers ou contre la synagogue Copernic. Au moment des attentats de Nice, on a aussi parlé des premiers attentats tuant des enfants, oubliant ceux de Toulouse. Sans doute le summum de cette « négligence » s’est-il exprimé lorsque, se rendant rue Copernic le soir de l’attentat, le Premier ministre de l’époque, Raymond Barre, avait fait part de son indignation « à l’égard de cet attentat odieux qui voulait frapper des israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des français innocents qui traversaient la rue. »

BC : La réaction de Raymond Barre est emblématique de la perception qu’une vieille droite française pouvait avoir du judaïsme qui pouvait la conduire à user de formules malheureuses et condamnables…

ML-B : Avez-vous déjà senti une différence de perception entre des attentats susceptibles de frapper tous les Français et d’autres susceptibles de ne frapper que les juifs de France ?

BC : Dans cette séquence durant laquelle j’ai exercé des responsabilités au sein de l’État, je crois avoir compris ce qu’il y avait de singulier dans la perception que certains pouvaient avoir des attentats. Après janvier 2015, j’ai été frappé par un double phénomène. D’abord, l’immensité de la manifestation du 11 janvier, témoignant de la volonté du pays d’afficher l’unité et l’indivisibilité de la République en envoyant le signal que nous entendions demeurer debout, arrimés à nos valeurs, et qu’aucune forme de violence ne parviendrait à avoir raison de ce que nous étions fondamentalement : la démonstration fut très puissante et universelle, qui renvoyait les victimes du terrorisme, quelle que soit leur religion, leur appartenance philosophique, à une même humanité à laquelle chacun des manifestants, je dirais presque éthiquement, philosophiquement ou ontologiquement, s’identifiait. Ce fut l’affirmation de l’appartenance à une même humanité vulnérable face à la barbarie et à la violence extrême des terroristes et de leur idéologie mortifère.

Avec les attentats de novembre, chacun se projette à la place du caricaturiste, du journaliste, ou du concitoyen juif, (…) chacun comprend la souffrance de ceux qui avaient été visés jusqu’à présent comme cible exclusive.

Néanmoins, à ce moment-là, les victimes avaient été touchées parce qu’elles étaient caricaturistes et qu’elles incarnaient la liberté d’expression jusqu’à l’impertinence du blasphème, ou parce qu’elles portaient l’uniforme, ou enfin parce qu’elles étaient juives. Par conséquent, inconsciemment ou pas, tous ceux qui n’appartenaient pas à ces catégories estimaient qu’ils devaient une solidarité d’autant plus grande aux victimes qu’ils se pensaient moins vulnérables qu’elles. À partir des attentats des terrasses de Paris, de Saint Denis, et du Bataclan de novembre 2015, chacun, parce qu’il connait ou qu’il a entendu parler d’une victime, chacun, parce qu’il a vu cette violence démente se déployer, pense que son propre enfant pourrait être parmi les victimes. À partir de là, la solidarité qui s’était manifestée dans l’altérité la plus grande, prend une forme nouvelle. Avec les attentats de novembre, le ressort de l’altérité s’amplifie, et chacun se projette à la place du caricaturiste, du journaliste, ou du concitoyen juif. En novembre, c’est la France qu’on cible, par-delà ce qui peut différencier les français entre eux avec le dessein de la faire tomber tout entière. Donc ce sont tous les enfants de France qui sont susceptibles d’être visés. Alors, chacun comprend la souffrance de ceux qui avaient été visés jusqu’à présent comme cible exclusive. Chacun prend conscience qu’il peut être touché à tout moment et plaque la souffrance des victimes sur le visage de ses propres enfants. Les évènements sont vécus à l’aune de la crainte qu’on a pour ses proches. Cela change la perception que les français ont de la tragédie que le pays est en train de vivre. En même temps, paradoxalement, cela rend presque impossible la reproduction de la manifestation du 11 janvier.

La tétanie et l’effroi saisissent tous les Français. Je conseille alors au Président de la République de trouver une autre manière d’incarner l’unité et l’indivisibilité de la République. C’est à ce moment que je suggère la réunion du Parlement en Congrès. Le Parlement debout, applaudissant, unanimement, le discours du Président de la République pouvant alors matérialiser l’unité et l’indivisibilité de la nation qui s’étaient manifestées dans la rue en janvier.

ML-B : Lors d’une cérémonie en hommage aux victimes de l’Hyper Cacher, le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, a affirmé que « Sans les Juifs de France, la France ne serait pas la France ». Au début de votre livre Chaque jour compte[1], vous écrivez, « La république doit défendre les juifs de France car, sans eux, elle ne serait plus République ». Entendez-vous une différence entre ces deux phrases ?

BC : Nous ne sommes pas d’accord sur tout Manuel Valls et moi. Nous n’avons pas le même tempérament ni la même relation à la politique. Mais, en l’occurrence, je ne vais pas m’aventurer à me focaliser sur des différences mineures sur un sujet sur lequel nous avons toujours été globalement en phase.

Cela dit, pour ma part, j’évoque plus volontiers la République pour exprimer ce que je pense de la relation entre la France et nos compatriotes de confession juive. Pourquoi ? Parce que, pour moi, tout procède de la construction politique singulière qu’est la République. Dans notre pays, l’État a préexisté à la nation et la nation s’est incarnée dans l’État à travers un creuset de valeurs, les valeurs républicaines, qui sont indissociables de la représentation que nous nous faisons de notre propre nation. Autrement dit, pour moi, la question de la nation et la question de la République sont deux questions intimement liées l’une à l’autre. Et si je n’ai jamais craint d’exprimer mon attachement à la nation, c’est parce qu’il était consubstantiel de mon attachement à la République.

Mais peut-être que je peux préciser ce que j’entends par République. Dans notre pays, il y a longtemps eu une confusion entre la religion catholique, religion majoritaire, et le pouvoir politique qui tirait sa légitimité du droit divin, dont la monarchie avait fait le creuset de sa force. C’est la raison pour laquelle la République s’est institutionnalisée en rompant radicalement avec l’Église et son clergé. Le Parti Radical est né en grande partie de cette histoire. Mais, en même temps, les républicains organisent cette rupture sans hostilité de principe vis-à-vis de la religion mais bien davantage dans un amour, irrépressible, de la liberté de conscience. Le fait que l’État ne reconnaisse et ne finance aucun culte ne signifie évidemment pas qu’il leur déclare la guerre à tous mais, au contraire, qu’il fait de cette position de neutralité, la condition même de la possibilité, pour chacun, de l’exercice de son libre arbitre, sans qu’aucune contrainte ne s’exerce sur lui. Avec la République chacun doit pouvoir faire le choix de sa religion ou faire le choix de ne pas en avoir. Dans l’idéal républicain, aucune contrainte, ni celle pouvant émaner des croyants, ni celle pouvant venir des Églises, ne peut s’exercer sur quiconque pour lui imposer un choix. C’est la raison pour laquelle, pour moi, la laïcité est un principe fondamental de liberté. Ce premier principe républicain s’articule néanmoins à un autre principe, fondamental lui aussi, dont on a oublié le sens. C’est le principe de respect de l’autre, qui peut se distinguer de nous par sa religion, de son appartenance philosophique ou toute autre appartenance. Ce principe tient au fait qu’il n’y a pas de République sans altérité, qu’il n’y a pas unanimité des croyances et des pratiques en République. C’est ce principe, de respect, d’altérité, qui fait la possibilité du vivre ensemble. La République s’incarne donc, en pratique, dans une société ouverte à l’altérité, dans la convergence du  principe de laïcité, garant de la liberté, et du principe de respect.

Lorsqu’il y a un génocide qui conduit à la disparition des Juifs d’Europe par millions et auquel l’État français participe, il y a mécaniquement un traumatisme profond impactant la relation des juifs de France à leur pays.

Dès lors, si la République se relâche, elle cesse d’être elle-même, elle abandonne ce qu’il y a en elle de plus essentiel. Si elle n’est pas capable de protéger tous ses enfants et notamment ceux qui sont les plus exposés à la haine, elle se perd. À chaque fois que l’antisémitisme gagne en France, la France cesse d’être elle-même et c’est ça que j’ai voulu expliquer en évoquant la République dans cette formule.

ML-B : Les juifs ont joué un rôle important dans cette institutionnalisation de la République au XIXème et au XXème siècles. Certains d’entre eux sont d’ailleurs parmi vos modèles, je pense à Pierre Mendès France que vous aimez citer. Vous connaissez les travaux du grand historien, Pierre Birnbaum, sur ceux qu’il surnomme les « Fous de la République ». Revenant dans un récent livre[2] sur sa propre histoire, Pierre Birnbaum concluait en constatant – du fait de la collaboration du régime de Vichy à la Shoah et des difficultés de la République à la reconnaître – l’émoussement de cette passion des Juifs pour la République sur laquelle il avait travaillé[3]. Que vous inspire, vous qui partagez cette passion, ce phénomène ?

BC : Je n’ai pas conduit les recherches méticuleuses de ces historiens et intellectuels. Mais j’ai pu à mon tour analyser dans l’exercice de mes fonctions l’impact de la Shoah, de l’antisémitisme en France, sur la relation des élites juives à la République. Je pense que lorsqu’il y a un génocide qui conduit à la disparition des Juifs d’Europe par millions, et auquel l’État français participe en en devenant l’instrument, il y a mécaniquement un traumatisme impactant profondément la relation des juifs de France à leur pays. Lorsque vous êtes juif en France, et que vous savez que l’État français, préempté par un groupe ayant failli sur tout et s’étant gravement compromis, a engendré l’extermination des vôtres, vous ne pouvez pas ne pas avoir une certaine méfiance à l’égard de la capacité de votre pays à vous protéger ; comment ne pas le comprendre ? Même s’il y eut les plus merveilleux et les plus héroïques des français pour se dresser face à la barbarie dans un contexte où ils étaient à peu près assurés d’être emportés par elle, eux aussi, le doute malgré tout demeure qui vous fait craindre pour vos enfants. Donc, je comprends parfaitement ce phénomène. Je crois que le traumatisme de la Shoah fut tel qu’il engendra un réflexe durable de défiance. A cet élément-là, s’ajoute la peur de la visibilité, face à l’État français, face à sa haute administration. Mais, fort heureusement, la haute administration française continue de compter dans ses rangs un très grand nombre de compatriotes de confession juive, qui sont parmi les plus talentueux de nos hauts fonctionnaires et que j’ai été fier d’avoir, pour certains d’entre eux, parmi mes collaborateurs. Donc je ne suis pas désespéré, mais triste de constater qu’une crainte demeure, tout simplement parce qu’elle a des racines profondes.

ML-B : Il y a un autre phénomène, aux causes plus contemporaines, et qui vous concerne plus directement puisque vous êtes toujours membre du Parti socialiste, c’est la droitisation, d’un point de vue électoral tout au moins, d’une partie des juifs de France. Comment analysez-vous ce phénomène ?

BC : Il y a un éloignement des juifs de la gauche, et j’en souffre personnellement beaucoup. Mais il y a surtout un éloignement de la gauche de l’idéal universel et républicain. Quand je vois les débats d’aujourd’hui sur le différentialisme, le racialisme, la théorisation de l’organisation de l’État tout entier pour discriminer nos compatriotes de confession musulmane, engendrant une complicité entre certaines organisations politiques de gauche et les indigénistes ou le CCIF, je me dis que l’ambition universaliste de tous les humanistes de gauche, qui furent pour une partie d’entre eux des compatriotes de confession juive, mais pas seulement, ne peut que conduire ces humanistes, juifs ou pas, à s’éloigner de cette gauche-là. Mais cela ne justifie pas qu’ils se soient jetés dans les bras de la droite. C’est une chose que de s’éloigner d’une gauche dont on condamne la mauvaise pente, c’est autre chose que de rejoindre la droite.

Il y a un éloignement des juifs de la gauche, et j’en souffre personnellement beaucoup.

Il s’avère que s’ils ont rejoint la droite alors qu’une minorité à gauche s’éloignait d’eux, c’est aussi parce qu’une violence s’est exercée contre eux, qui est une nouvelle forme d’antisémitisme, et qui suscite leurs craintes d’être atteints de nouveau dans leur chair, de voir leurs enfants persécutés. Cette crainte engendre une demande de sécurité supplémentaire pour eux-mêmes et conduit un certain nombre d’entre eux à se tourner vers la droite, qui, sur le sujet de la sécurité, est toujours plus efficace à administrer des ordonnances qu’elle ne l’est à mettre en œuvre des politiques qui protègent. Car la droite n’a rien à revendiquer lorsqu’il s’agit d’assurer la sécurité des français. Je suis bien placé pour savoir que la droite a grandement abîmé, notamment avec la Révision Générale des Politiques Publiques[4] l’appareil de sécurité et de renseignement en France. Mais parce que la démagogie dont elle est capable est plus efficace que la sincérité de ceux qui, à gauche, essaient de faire au mieux quand la menace est là, il arrive que cette démagogie produise ces effets.

ML.B :  Cette crainte des juifs de France conduit par ailleurs un nombre important d’entre eux à quitter la France pour Israël.

BC : Il y a en effet, de la part du gouvernement de droite israélien, une propagande qui consiste à présenter Israël comme la seule terre où les Juifs pourraient vivre en paix. Cette propagande a été faite par Netanyahou, y compris le jour de la première cérémonie en hommage aux victimes de l’Hyper Cacher, lorsqu’il a incité, devant les autorités françaises, les juifs présents dans la synagogue à faire leur Alyah.

Je crois que la République peut encore tenir sa promesse envers les Juifs qui ont peur et envers les musulmans qui ont honte et n’entendent pas qu’on les relègue dans le rôle du nouveau prolétariat qu’on opprime.

J’ai trouvé que le comportement de Netanyahou, ce jour-là, n’était pas en adéquation avec la peine profonde que le peuple français pouvait éprouver, qu’il n’était pas non plus à la hauteur de la tragédie que vivait le pays, alors que nous étions très mobilisés, dans un contexte extrêmement difficile, pour assurer la sécurité de nos compatriotes de confession juive. Je n’ai pas vu beaucoup d’entre eux me reprocher, ni à ce moment-là, ni depuis que j’ai quitté mes fonctions, de ne pas avoir fait tout ce que je pouvais faire pour les protéger ; beaucoup m’ont même dit qu’ils étaient restés parce que nous étions là. Donc je pense que Netanyahou aurait été mieux inspiré de leur dire : “vous savez à quel point Israël vous accueillerait, mais dans les circonstances où nous sommes, vous n’y seriez pas mieux protégés que vous ne l’êtes en France où vous vivez”. Je pense que la parole digne aurait été celle-là, mais pour qu’il la prononce, il aurait fallu que Netanyahou ne fût pas Netanyahou.

MLB : Il y a sans doute instrumentalisation, mais ces propos de Netanyahou qui voudraient signaler, en creux, une incapacité de la République à assurer la quiétude des juifs français corroborent un sentiment qui pousse, de fait, nombre d’entre eux à partir, pour Israël ou ailleurs. Vous connaissez le vieux slogan yiddish : « Heureux comme un juif en France ». Pensez-vous qu’il soit encore de saison ?

BC : Oui je le crois. La République peut encore tenir sa promesse envers les Juifs qui ont peur et envers les musulmans qui ont honte et n’entendent pas qu’on les relègue dans le rôle du nouveau prolétariat qu’on opprime. Les discriminations que peuvent subir les musulmans de France et qui ne sont pas le fait de l’Etat républicain, qui est le seul en mesure de les protéger, doivent être combattues avec la plus grande détermination. On me dira que l’Etat n’en fait pas assez pour atteindre ce but. Et c’est sans doute légitime qu’on attende de lui qu’il en fasse toujours davantage. C’est son devoir et son honneur d’y parvenir. Mais nul n’est besoin pour réussir ce pari de théoriser la consubstantialité de la discrimination à l’Etat Républicain, comme le font certains courants de pensée qui abaissent tout. En agissant ainsi ils prennent la responsabilité de semer partout les ferments de la révolte en abaissant les institutions, en ruinant la confiance sans laquelle rien n’est possible et en créant les conditions du chaos… Ceux qui jouent cette partition funeste préparent la confrontation de tous contre tous. Ils dilapident un héritage en sapant les fondements du vivre ensemble !

*

Notre entretien ayant eu lieu avant les derniers rebondissements de l’affaire Sarah Halimi, nous avons, au lendemain du rassemblement du dimanche 25 avril dernier en hommage à la victime, posé à Bernard Cazeneuve une question supplémentaire.

MLB : La décision de la Cour de cassation, qui a confirmé l’irresponsabilité pénale de l’assassin de Sarah Halimi, a provoqué une immense réaction chez les Français en général et chez les juifs français en particulier. Sans entrer ici dans les débats juridiques et psychiatriques qui ont cours, le fait est qu’un meurtre reconnu comme antisémite ne donnera pas lieu, ni à un jugement, ni même à un procès. Sans parler de l’absence de condamnation, l’absence de procès est en tant que telle vécue comme un déni de justice. Dans la longue série des crimes antisémites depuis l’assassinat d’Ilan Halimi en passant par les attentats terroristes, il y là un nouvel élément qui conduit de nombreux juifs français à reconsidérer leur lien à la France, qui affecte leur volonté, malgré les tourments, de demeurer en France. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

BC : Que les motifs d’un crime soient reconnus par la justice elle-même comme incontestablement de nature antisémite et qu’aucun procès, ni aucun jugement n’intervienne jamais est incompréhensible et choquant. Je comprends qu’il y a là un vide juridique qu’il convient de corriger vite et qu’il est de l’intention du gouvernement de s’atteler à cette tâche. Je souhaite qu’il prenne rapidement des dispositions et que nous sortions de ce climat légitime d’indignation et d’incompréhension.


Milo Lévy-Bruhl

En coopération avec la Fondation Heinrich Böll

Notes

1 Bernard Cazeneuve, Chaque jour compte, 150 jours sous tension à Matignon, Paris, Stock, 2017.
2 Pierre Birnbaum, La leçon de Vichy. Une histoire personnelle, Paris, Seuil, 2019.
3 Pierre Birnbaum, Les fous de la République : histoire politique des Juifs d’État, de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992
4 Grande réforme engagée par le président Nicolas Sarkozy en 2007 qui visait à réduire le budget de l’État. Très critiquée par la gauche, elle prévoit notamment le non-remplacement d’un fonctionnaire partant à la retraite sur deux.

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