Cela faisait longtemps, et pourtant, ça ne nous avait pas manqué. Cela, c’est cet antijudaïsme typiquement catholique que l’on croyait relégué aux oubliettes de l’histoire, mais dont le dernier pamphlet d’Éric Zemmour, La messe n’est pas dite, vient de proposer une réactivation sécularisée et nationaliste. Gabriel Abensour réinsère ici le discours zemmourien dans cette tradition atavique, non sans interroger les paradoxes de son auteur : qu’espère un « juif métèque » en allant fouiller du côté de Maurras ?
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Introduction
J’ai lu La messe n’est pas dite d’Éric Zemmour, et j’ai écouté ses récentes interventions médiatiques. Il y aurait bien des angles par lesquels aborder son pamphlet et l’ensemble de son discours, mais dans le cadre de cet article, je souhaite me concentrer sur les racines anti-juives du discours zemmourien. Anti-juives, non pas au sens racial et biologique que le XIXe siècle a imposé sous le nom d’« antisémitisme », mais au sens théologique et structurel, tel qu’il a été analysé par l’historien David Nirenberg et d’autres.
Si je comprends et partage l’effroi des juifs français face à la normalisation d’un parti aussi « passionnément antisémite »[1] que LFI, il me semble que les passions antijuives du projet d’Éric Zemmour, et la fascination qu’il exerce sur une partie de la droite, devraient également susciter l’inquiétude. Il n’est à mon avis pas donné aux juifs le luxe de se choisir une angoisse unique ni de compter sur des sauveurs opportunistes autoproclamés.
Comme on le verra, Zemmour nationalise la théologie chrétienne traditionaliste et réactive au passage les vieux tropes antijuifs chrétiens : le supersessionisme (théologie de la substitution ou du remplacement), la figure du juif vétilleusement légaliste, celle du juif aveugle refusant la lumière de l’Église, ou encore celle du juif contestataire. L’originalité de Zemmour consiste toutefois à proposer une sécularisation nationaliste de ces concepts théologico-politiques. Il n’est plus question d’adhésion au Christ, mais de soumission à une Église identitaire sans transcendance, et par conséquent émancipée de ses aspects trop (év)angéliques. Le juif aveugle n’est plus celui qui rejette la divinité du Messie, mais celui qui refuse l’ordre catholique identitaire comme ordre civilisationnel.
Zemmour sait que seul un « juif métèque », pour paraphraser sa propre citation de Maurras, pouvait rouvrir le panthéon maudit de l’Action française et de ses penseurs
Notons que dès les premières lignes de son texte, Zemmour use et abuse de sa propre judéité. En creux, il sait que seul un « juif métèque », pour paraphraser sa propre citation de Maurras, pouvait rouvrir le panthéon maudit de l’Action française et de ses penseurs, tous frappés d’anathème après la Shoah. Car c’est au nom de sa judéité que Zemmour propose de réconcilier la France avec son antijudaïsme historique, que la Révolution, puis l’effondrement de Vichy, avaient rendu infâme. Conciliant, Zemmour permet tout de même aux non-catholiques, et tout particulièrement aux juifs et musulmans, d’éviter l’expulsion ou la « remigration » en acceptant un néo-baptême identitaire : une assimilation pleine et entière, non plus à la République laïque et universaliste, mais à la France éternelle et catholique.
Des juifs trop juifs : les racines anti-juives du discours zemmourien
L’un des fils conducteurs de La messe n’est pas dite est l’adhésion de Zemmour à un récit linéaire et hiérarchique de l’histoire, typiquement chrétien, hérité de Paul, transmis à travers la tradition ecclésiale occidentale et qui se retrouve à peu de choses près chez Ernest Renan, sur lequel Zemmour s’appuie largement. Selon cette vision, le judaïsme constitue une étape initiale, nécessaire mais incomplète, une première alliance encore attachée à la lettre et à la chair, que le christianisme vient accomplir. Le christianisme serait ainsi la forme supérieure du judaïsme, sa vérité révélée. Zemmour reprend ce schéma à son compte : il affirme que Jésus était d’abord un juif, et qu’il appartenait à une lignée de prophètes d’Israël « qui ne cessèrent de houspiller et d’insulter ce peuple, de ridiculiser ses sacrifices archaïques qui prenaient Dieu pour un sybarite, quand le Dieu d’Israël, lui, réclamait de ses “enfants” qu’ils devinssent meilleurs, plus justes, plus honnêtes, plus vertueux ». Jésus devient, dans ce récit, le dernier grand prophète juif, celui qui aurait voulu libérer Israël de son attachement trop charnel à la Loi et « l’élever spirituellement ». Bref, on retrouve ici la vieille opposition paulienne entre la lettre et l’esprit, là où la tradition juive a toujours tenu ensemble exigence de la lettre et intériorité de l’esprit.
La temporalité chrétienne adoptée par Zemmour est loin d’être la seule possible. La tradition juive offre par exemple un contre-récit radical, dans lequel le rapport d’antériorité est inversé. Pour le judaïsme rabbinique, la filiation entre juifs et chrétiens n’a rien d’évident, ni d’univoque. Dans le Midrash, dans la kabbale, et dans l’exégèse médiévale, le christianisme est identifié à Ésaü, le frère aîné de Jacob. Ésaü est celui qui naît le premier, mais qui vend son droit d’aînesse, celui qui est rouge, attaché à la viande, à la force, au sang : une figure charnelle et violente, associée symboliquement à Edom, Rome, et plus tard à la chrétienté. Jacob, au contraire, est le cadet — plus faible en apparence, mais plus sage et spirituel —, celui qui récupère la bénédiction et la postérité. Là où la tradition chrétienne médiévale a vu dans les juifs des figures d’ Ésaü, c’est-à-dire des premiers-nés rétrogrades et refusant de reconnaître la vérité du second, la tradition juive inverse cet ordre : la chrétienté est Ésaü, celle qui a certes fondé un empire, mais au prix d’un renoncement à l’alliance. Ce retournement du récit montre que la temporalité religieuse et historique n’est pas univoque, et que l’antériorité ne suffit pas à fonder une légitimité.
Le juif aveugle n’est plus celui qui rejette la divinité du Messie, mais celui qui refuse l’ordre catholique identitaire comme ordre civilisationnel.
Il existe aussi une lecture historique critique, notamment celle d’Israël Jacob Yuval, sans doute l’un des plus grands historiens des relations judéo-chrétiennes médiévales. Dans ses travaux pionniers, Yuval a défendu l’idée que le christianisme et le judaïsme rabbinique sont deux jumelles rivales, issues d’un même tronc biblique, chacune construisant en parallèle son identité dans le miroir inversé de l’autre.
Ainsi, la métaphore, chère à Jean-Paul II et reprise par Zemmour, selon laquelle les juifs seraient les « frères aînés » des chrétiens, est déjà une manière chrétienne de poser l’histoire, en assignant aux juifs un rôle préparatoire, figé dans une antériorité figurale dépassée. Mais si Jean-Paul II, dans la droite ligne de Nostra Aetate et Vatican II, avait cherché à réconcilier l’Église avec le peuple juif, à rompre avec les vieux schémas de la théologie du remplacement, Zemmour préfère, lui, les réactiver. Il va jusqu’à considérer le concile de Vatican II et les réformes qu’il a impulsées comme un « contresens historique et idéologique », accusant l’Église d’avoir, par « élégance morale et douceur évangélique », assumé des péchés antisémites dont elle n’aurait, selon lui, nullement à se tenir rigueur.
Dans un passage ubuesque, Zemmour propose même une version nationaliste et identitaire de la théologie du verus Israel, celle-là même que l’Église catholique avait pourtant abandonnée après la Shoah : « Depuis Constantin, la chrétienté règne sur l’Empire romain ; elle s’affirme le verus Israel. Le véritable Israël. Le nouveau peuple élu. […] De tous les successeurs de l’Empire romain, la monarchie française est celle qui entendra le mieux cette prophétie. Le roi de France se veut le descendant du roi David, le peuple français est le nouveau peuple élu […]. Par le sacre, le roi des Francs est héritier du roi David ; il est l’élu de Dieu. Une terre sacrée est promise à ce peuple de Dieu : la France ». Ce que Zemmour propose ici, c’est une reconduction explicite du schéma chrétien de la substitution, dans lequel les juifs ne sont acceptables qu’à condition d’accepter d’être dépassés, de se reconnaître comme ceux-qui-ont-préparé, mais non comme porteurs d’une vérité propre.
De la cécité religieuse à l’aveuglement moderne : l’intelligentsia juive contre l’Église
Dans ses interventions médiatiques comme dans La messe n’est pas dite, Éric Zemmour revient régulièrement sur la question de la foi. « La Foi qui prime sur la Loi fut ainsi la grande transgression, la grande révolution qui fit la gloire du christianisme », écrit-il. Selon lui, cette rupture décisive aurait permis au christianisme de s’élever au-dessus de la rigidité rituelle du judaïsme et d’accomplir une véritable révolution spirituelle. Mais les juifs, n’ayant jamais reconnu la figure divine du Christ, seraient demeurés en marge de cette élévation, enfermés dans une orthopraxie rigide et un attachement excessif à la lettre. C’est la reprise d’un vieux schéma théologique : les juifs ne seraient pas condamnables pour leur origine, mais pour leur refus, ou leur incapacité, à passer « d’une orthopraxie (religion fondée sur le respect de la Loi comme le judaïsme) à une orthodoxie (religion fondée sur la foi) ».
Ce que Zemmour propose aux juifs et musulmans français, c’est de devenir des catholiques identitaires de souche sémitique.
Mais ce qui distingue le discours de Zemmour de l’antijudaïsme classique, c’est la nature de la solution qu’il propose. Si la sécularisation a eu au moins un avantage aux yeux du polémiste réactionnaire, c’est d’avoir ouvert la possibilité d’être identitairement chrétien sans croire, pourvu qu’on adhère à l’Église comme ordre civilisationnel. « Je suis pour l’Église et contre Jésus » avait d’ailleurs déclaré Zemmour, même s’il avait jugé bon de s’excuser platement sur le plateau de Frontières, après avoir réalisé que sa énième provocation avait cette fois déplu à ses amis catholiques identitaires. Peu importe : ce qu’il abhorre, ce n’est pas Jésus en soi, mais la figure du prophète doux, charitable, universel, en somme le Jésus des Évangiles. En revanche, il ne cache pas son adhésion au Jésus des croisades et de la Reconquista, relu par la plume de Maurras et les mythologies d’extrême droite. C’est ce Christ-là qu’il endosse, figure virile, guerrière et nationale, voyant même dans la « religion nationale » hébraïque des temps bibliques, la sœur ainée, mais évidemment moins aboutie, de l’État-nation chrétien européen.
Zemmour se présente donc comme l’apôtre assumé de cette Église identitaire, libérée des exigences, mais aussi des limitations, imposées par la foi aux croyants. C’est tout le cœur de son projet politique, qui a de quoi outrer tout croyant sincère, qu’il soit chrétien, juif ou musulman. Le vieux modèle de la conversion devient un modèle d’incorporation identitaire. Aux juifs, aux protestants, aux musulmans de devenir des catholiques identitaires, même si Zemmour leur accorde le droit de conserver leurs fois privées et personnelles. En somme, ce que Zemmour propose aux juifs et musulmans français, c’est de devenir des catholiques identitaires de souche sémitique. Son Église nationalisée n’a même plus la maigre tolérance de l’Église médiévale qui, somme toute, tolérait la présence de ces juifs entêtés et aveugles à ses côtés. Qu’on bannisse ceux qui refuseront ce modèle, tonne Zemmour en paraphrasant Clermont-Tonnerre. Et il ajoute sur le plateau de Frontières : les bannir, « ça veut dire aujourd’hui la remigration ».
Après avoir nationalisé l’identité chrétienne, Zemmour nationalise aussi le vieux trope des juifs aveugles. Longtemps accusés, dans la tradition chrétienne, de s’entêter dans leur refus du Christ, ils sont désormais, sous sa plume, accusés de s’entêter dans leur refus de l’ordre représenté par l’Église identitaire. L’objet de sa critique n’est plus tant le judaïsme dans son ensemble que ses représentants institutionnels et intellectuels, en particulier l’intelligentsia juive « de gauche » et les institutions juives officielles, du grand-rabbin au CRIF, qu’il accuse d’avoir mené, depuis plus d’un siècle, un combat acharné contre les fondements chrétiens de la France. Il leur reproche d’avoir soutenu la séparation de l’Église et de l’État en 1905, en s’alliant aux protestants, puis d’avoir appuyé les politiques migratoires et les discours antiracistes, en forgeant dans les années 1970-1980 une alliance nouvelle avec les musulmans.
Zemmour accuse les juifs de gauche d’avoir utilisé la mémoire de la Shoah pour culpabiliser l’Occident, affaiblir la nation, et favoriser l’ouverture à l’immigration postcoloniale, d’avoir utilisé la mémoire de leurs persécutions comme arme de démoralisation et de destruction nationale.
Ce front commun, selon lui, aurait œuvré à déconstruire la France catholique, c’est-à-dire la seule France véritable. Si les musulmans, dans cette logique, agissent pour miner de l’intérieur la société française et en prendre le contrôle, les juifs, eux, se seraient une fois encore aveuglés, incapables de comprendre qu’en combattant l’Église, ils sapaient le seul ordre réellement capable de leur apporter l’élévation civilisationnelle.
Sur les plateaux de Pascal Praud et de Frontières, Zemmour va encore plus loin en accusant les juifs de gauche d’avoir utilisé la mémoire de la Shoah pour culpabiliser l’Occident, affaiblir la nation, et favoriser l’ouverture à l’immigration postcoloniale. On avait l’habitude d’entendre l’extrême gauche accuser les juifs de rente mémorielle et d’utilisation de la Shoah pour faire taire les critiques envers l’État d’Israël. Voici la version d’extrême droite : les juifs utilisant la mémoire de leurs persécutions comme arme de démoralisation et de destruction nationale. Ici encore, il s’inscrit dans une rhétorique ancienne : celle qui voit dans le juif un ennemi intérieur, porteur d’un discours universel corrosif, car étranger à la logique de l’État-nation. Déicides pour ceux qui ont la foi, les juifs deviennent implicitement des francocides : non plus coupables d’avoir tué le Christ, mais d’avoir contribué à la mort de la France catholique, la seule vraie France. Une France par ailleurs déjà morte, précise-t-il, puisque son projet se fonde sur l’espoir d’une « résurrection après une mort », ultime nationalisation de la théologie chrétienne, par laquelle il clôt son ouvrage.
Le parricide Zemmourien : haïr ce qui le fait français
Il y a, au cœur du discours zemmourien, un paradoxe fondamental et parricide : d’un côté, Zemmour n’a de cesse de dénoncer la Révolution française, la déchristianisation, l’avènement de la République, la laïcité, la séparation de l’Église et de l’État, tout ce qu’il perçoit comme un processus de désacralisation et de décadence civilisationnelle de la France. Il cite avec révérence le grand antirévolutionnaire Joseph de Maistre, pleure la fin de la monarchie, critique les Lumières et leurs idées universalistes.
Mais de l’autre côté, Zemmour sait parfaitement que tout ce qu’il est, tout ce qui lui permet aujourd’hui de parler au nom de la France, il le doit à ce processus qu’il abhorre. Sans les Lumières, il ne serait pas un citoyen français. Sans la laïcité, il ne pourrait pas s’affirmer comme chrétien d’identité tout en restant juif de confession. Sans la Troisième République, militante et laïque, et sans l’engagement du « juif de gauche » Crémieux, républicain et universaliste, ses ancêtres comme lui-même n’auraient jamais été français. Ils seraient restés des sujets indigènes du royaume de France, colonisés en 1830 par Charles X, dernier roi bourbon, catholique et farouchement antirévolutionnaire.
Zemmour incarne donc, malgré lui, l’enfant d’un ordre qu’il déteste, et qu’il tente aujourd’hui de renverser. Alors même qu’il reproche constamment aux populations immigrées leur supposée ingratitude envers leur pays, on note que l’entreprise zemmourienne est elle aussi fondée sur une ingratitude intellectuelle envers les valeurs républicaines, laïques et universelles, qui ont fait des juifs, et plus particulièrement de ses propres ancêtres, des Français à part entière. Que faire si la France qu’il admire, celle des monarchistes, des contre-révolutionnaires et des catholiques réactionnaires, n’a jamais voulu de lui ?
Zemmour dit à l’extrême droite française que leur erreur ne fut pas de haïr les juifs, mais de ne pas savoir distinguer les bons des mauvais, les juifs assimilés des traîtres cosmopolites.
Ce paradoxe innerve toute son œuvre, mais il atteint une forme d’impasse tragique et pathétique dans son rapport aux penseurs qu’il cherche à réhabiliter. Zemmour cite Maurras et Barrès, tentant de les absoudre de leur antisémitisme virulent ou, du moins, de le recontextualiser. « Tous les défenseurs de l’influence de l’Église et d’une France traditionnelle dénonçaient avec Charles Maurras « l’anti-France » des « quatre États confédérés : juif, protestant, franc-maçon, métèque » », écrit-il. Incarnant lui-même, bien malgré lui, deux de ces quatre figures honnies, Zemmour se dit pourtant fier d’avoir réconcilié les ultranationalistes français avec certains juifs. Entendez les « bons juifs », ceux qui, à l’inverse des juifs universalistes et progressistes, se seraient toujours montrés loyaux envers la nation et prêts à prendre les armes contre les envahisseurs.
Ce qu’il tente, en vérité, c’est une opération de blanchiment idéologique : dire à l’extrême droite française que leur erreur ne fut pas de haïr les juifs, mais de ne pas savoir distinguer les bons des mauvais, les juifs assimilés des traîtres cosmopolites. Une démarche vouée à l’échec, car ce que Maurras haïssait, ce n’était pas l’idéologie des juifs, mais bien leur simple existence dans le corps de la nation.
Ce type de stratégie est un leurre ancien, celui du « juif d’exception » déjà décrit par Hannah Arendt, qui pensait se sauver de la haine antisémite en plussoyant les antisémites contre ses coreligionnaires. Comment ne pas penser avec tristesse à ces juifs dans l’Allemagne des années 1930 qui tentèrent de trouver grâce aux yeux des nazis en se distinguant des ostjuden, primitifs et si peu civilisés ? Ou encore à ces Français d’origine juive qui pensaient se sauver en écrivant au commissaire général aux questions juives du régime de Vichy pour invoquer la « grande différence entre les vieilles familles israélites françaises et les Juifs venus de Pologne et d’ailleurs ». Ces efforts sont toujours vains. Un antisémitisme enraciné dans la logique identitaire ne distingue pas entre les idées d’un juif et ce que ce juif est.
On connait la boutade d’extrême droite de ces années-là : lorsqu’un juif se fait baptiser, ça fait un chrétien en plus, mais ça ne fait pas un juif en moins.
Ce que Maurras et ses héritiers détestent, ce n’est pas ce que Zemmour pense, mais bien le fait qu’il soit pour eux un corps étranger dans le récit national. Raymond Aron l’avait bien compris lorsqu’il s’opposa fermement à d’autres intellectuels juifs, pourtant aussi déjudaïsés que lui (selon sa propre expression) qui, après les propos hostiles tenus par De Gaulle en 1967, tentèrent de rejeter la faute sur les « mauvais juifs », jugés indécents et ostentatoires, en l’occurrence les juifs venus d’Afrique du Nord, par opposition aux israélites assimilés et loyaux. Si Maurras s’est battu pour que le décret Crémieux soit abrogé, ce n’est pas parce qu’il estimait que les juifs d’Algérie risquaient de devenir trop à gauche, mais parce qu’aucun juif, même d’extrême droite, ne pouvait, à ses yeux, être véritablement français. On connait la boutade d’extrême droite de ces années-là : lorsqu’un juif se fait baptiser, ça fait un chrétien en plus, mais ça ne fait pas un juif en moins.
Un horizon de guerre totale
Si La messe n’est pas dite s’efforce de donner à son projet les allures d’un sursaut civilisationnel, on serait bien naïf de ne pas lire le danger profond qui s’y cache. Car ce que Zemmour propose n’est pas un débat, ni même une reconquête culturelle au sens métaphorique : c’est un véritable appel à la guerre, fondé sur une vision héroïsée et sanguinaire de l’histoire. Dans le texte comme sur les plateaux, il laisse entrevoir son imaginaire violent, et les références qu’il choisit ne laissent aucun doute sur la nature de ce qu’il appelle de ses vœux.
Dans son livre, Zemmour loue par exemple les croisades d’Urbain II : « C’est la croisade lancée par le pape Urbain II qui sauva l’Occident de la menace islamique ». Ces expéditions armées parties délivrer le tombeau du Christ massacrèrent en chemin des milliers de juifs dans les communautés rhénanes, des pogroms encore pleurés chaque année dans les prières ashkénazes de Tisha BeAv. De même, sur le plateau de Frontières, Zemmour assume fièrement la filiation patronymique entre son mouvement Reconquête et la Reconquista espagnole – cette guerre de plusieurs siècles contre les musulmans, mais aussi contre les juifs qui n’avaient pourtant aucune prétention politique, qui se conclut par l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique, les conversions forcées, les autodafés, l’Inquisition. Enfin, sur RMC, il confie qu’enfant, il identifiait la France à la figure rouge et impérieuse de Richelieu, tel que représenté dans le célèbre tableau de Henri Motte avant le siège de La Rochelle : autrement dit, à l’homme qui supervisa l’écrasement sanglant des protestants.
Le pamphlet de Zemmour a pour programme politique une régénération par l’effacement, une France où seuls survivront ceux qui auront accepté de se plier à l’Église identitaire triomphante.
Ces trois références – croisades, Reconquista et siège de La Rochelle – ont en commun d’avoir toujours désigné l’adversaire comme un ennemi intérieur à extirper, par la guerre, la conversion ou l’expulsion. Elles ont en commun d’avoir fait couler le sang au nom de l’unité. Et elles ont en commun de ne pas simplement avoir massacré celui perçu, à tort ou à raison, comme un envahisseur aux volontés de domination politique, mais aussi les juifs traditionnels et exiliques, qui n’ont jamais eu d’autre prétention politique que la volonté d’exercer librement leur judaïsme.
Zemmour appartient étrangement à la seule communauté française ayant maintenu une trace liturgique vivante de ces horribles moments dont il fait l’éloge. À Tisha BeAv, les communautés ashkénazes partout en France relisent les chroniques insupportables des massacres de masse commis par ceux ayant répondu à l’appel d’Urbain II. Les communautés sépharades, elles, lisent des lamentations (kinot) déchirantes racontant comment, sous l’ordre d’Isabelle la Catholique puis de Manuel 1er du Portugal, des enfants juifs étaient littéralement arrachés des mains de leurs parents, baptisés de force et conduits dans des monastères. Les parents n’avaient d’autres choix que d’accepter eux aussi, « librement » cette-fois, le baptême pour avoir un maigre droit de visite. Faut-il désormais interdire ces textes parce qu’ils contredisent le grand récit national d’une France s’étant construite sur la reconnaissance de l’individu ? Faut-il considérer que ces juifs massacrés étaient, eux aussi, aveugles, et que leurs enfants, baptisés de force, devraient aujourd’hui remercier l’Église pour leur avoir ouvert le monde de la lumière et de la civilisation ?
Son pamphlet a pour programme politique une régénération par l’effacement, une France où seuls survivront ceux qui auront accepté de se plier à l’Église identitaire triomphante.
Voilà en tout cas la filiation historique dans laquelle Zemmour s’inscrit, apparemment en pleine conscience. Ainsi, lorsqu’il affirme que « seuls les musulmans qui acceptent cette loi d’airain pourront rester chez nous ; les autres devront rentrer chez eux : pour vivre selon la loi islamique dans toute sa rigueur et toute sa plénitude, il y a plus de cinquante pays musulmans dans le monde», il me semble également entendre « seuls les juifs qui accepteront cette loi d’airain, ce christianisme identitaire, pourront rester chez nous. Les autres pourront faire leurs bagages pour Israël ».
Si l’on prend Zemmour au sérieux, c’est bien ce récit de purification qui est réactivé. Son pamphlet a pour programme politique une régénération par l’effacement, une France où seuls survivront ceux qui auront accepté de se plier à l’Église identitaire triomphante. À ceux qui refusent, les juifs universalistes, les laïcs, les musulmans, les protestants, les catholiques de gauche, les minoritaires non alignés, il ne promet ni débat ni reconnaissance, mais bien un combat sanglant. Reconquista.
Gabriel Abensour
Gabriel Abensour est historien, titulaire d’un doctorat du département d’histoire juive de l’Université hébraïque de Jérusalem. Il est chercheur à l’Académie Polonsky de l’Institut Van Leer à Jérusalem et chercheur associé au Centre de recherche Kogod pour la pensée juive contemporaine de l’Institut Shalom Hartman.
Notes
| 1 | pour reprendre la formule de Raphaël Enthoven, qui lui a valu un procès intenté par LFI, procès que cette dernière a perdu |