USA : quand le gardien s’abstient

Dans le texte qu’il fait paraître dans K. cette semaine, Jean-Claude Milner nous offre son analyse acérée de l’évolution de l’alliance entre les États-Unis et Israël qu’il nous faut en effet constater. Et pour le philosophe, il s’agit bel et bien de circonscrire les ressorts d’un véritable divorce en cours. Bruno Karsenti et Danny Trom – avec en tête le très récent discours du chef de la majorité démocrate au sénat Chuck Schumer – reviennent sur le texte de Jean-Claude Milner et s’interrogent autrement sur la profondeur de la crise entre les États-Unis et Israël.

 

 

Rien ne prédisposait l’État d’Israël naissant à se ranger complètement dans la sphère d’influence des États-Unis. Dirigé par une élite issue du vivier révolutionnaire russe, voué à l’expérimentation socialiste, adossé à un État-providence solide et un puissant syndicat ouvrier, c’est la Tchécoslovaquie qui lui fournit les armes indispensables pendant sa guerre d’indépendance, tandis que l’Union soviétique fut prompte à le reconnaître face à un Occident sceptique. Mais très vite, après la guerre des Six-jours, Israël bascula dans le camp américain pour ne plus en sortir. Si Israël peut être qualifié de gardien du peuple juif, au sens précis où il n’y a pas de sûreté collective pour les juifs sans lui, les États-Unis devinrent effectivement le gardien du gardien, le protecteur qui, de la gauche démocrate à la droite républicaine, reconnaissait dans l’État d’Israël le reflet de ses propres idéaux, unifiés – et parfois fustigés – sous le vocable « Occident ».

N’y avait-il pas là pourtant un malentendu qui couvait ? La période ouverte par le 7 octobre, où l’on a vu la protection et l’appui s’assortir de conditions, y compris pour les soutiens historiques les plus fidèles, oblige à se poser la question, et à revenir à la fois sur les principes et sur les évolutions de l’alliance entre les États-Unis et Israël. C’est à quoi se consacre Jean-Claude Milner dans l’analyse pénétrante qu’il nous offre ici, éclairant ce que cette alliance comportait de projections, pour mieux circonscrire les ressorts d’un divorce qui semble être en cours.

Selon Milner, tout procède en l’occurrence de la puissante communauté juive américaine, bourgeoisie en voie d’intégration et d’identification serrée avec l’idéologie hégémonique protestante, soupçonnant de plus en plus Israël de sortir du camp de l’Occident circonscrit par cette idéologie. Que prône-t-elle alors ? Que la paix doit être le credo toujours plus affirmé de l’Occident sous gouverne américaine. Aussi, l’État d’Israël, plongé quoi qu’il en veuille dans un monde où c’est bien plutôt la guerre qui est la règle, est toujours plus tancé et réprouvé. Imperceptiblement, la façon dont Israël est saisi par le regard américain change alors : on le voit condamné à passer du statut d’État occidental idéal en quête de paix malgré les circonstances, à celui d’État oriental qui partage positivement avec ses voisins un prétendu credo belliqueux où la résolution des conflits implique l’anéantissement de l’ennemi.

Si telle est l’évolution redoutée, la mise sous tutelle bienveillante de l’État d’Israël s’impose alors, conclut-on en Occident dont les États-Unis sont la pointe avancée. S’y exprime ouvertement la nécessité de tordre le bras à l’État récalcitrant, de le pacifier coûte que coûte, au risque, suggère Milner, qu’il soit abandonné par son gardien historique, livré à un environnement hostile où il sera finalement dévoré par la guerre. Que dans ce monde de la paix occidentale, l’opinion laisse prospérer et parfois encourage une hostilité manifeste à l’égard des juifs, c’est dans le même temps l’impensé le mieux partagé. Il s’alimente à la cette conscience juive américaine de vivre dans un centre d’exception paré d’une certaine invulnérabilité – même si le doute l’assaille ces dernières années.

Cette pente allant vers la mise sous tutelle d’Israël, avec ce qu’elle comporte d’injonction à l’oubli de soi du côté de l’expérience juive – tout particulièrement à l’oubli de l’expérience juive européenne, véritable source du sionisme – Milner la juge si fortement inclinée qu’il semble bien difficile de voir comment lui résister. Du moins si l’on admet qu’y résister est souhaitable pour l’avenir d’Israël comme gardien des juifs dans un monde où l’antisémitisme, quant à lui, n’est certainement pas un courant sans avenir. Après tout, c’est ce qui s’est aussi révélé dans la période récente, la résurgence et l’intensification de l’antisémitisme n’ayant nullement épargné la supposée terre promise des États-Unis.

Mais peut-être la pente n’est-elle pas aussi définitivement inclinée qu’on peut le supposer, de sorte qu’une résistance reste possible ; et peut-être même conserve-t-elle un ancrage dans l’Amérique elle-même. En atteste le discours solennel de Biden juste après le 7 octobre, soutenant Israël pour ce qu’il est en tant qu’État des juifs, et non pas comme une excroissance d’un Occident lissée sous commandement américain. Et en atteste également, tout récemment, celui du leader démocrate au Sénat Chuck Schumer, où l’on reconnaît encore très nettement l’univers mental de l’Europe transplanté aux États-Unis[1]. Certes, la critique de la politique actuelle d’Israël y fut exprimée avec vigueur, confirmant en cela le diagnostic de Milner. Mais il ne s’agit pas moins d’une tout autre critique que celle voyant Israël déserter le camp de l’Occident. Animée par la conscience historique toujours vive que la paix, y compris celle que l’on veut durable, ne peut se soustraire au risque de la guerre – et qu’elle le doit d’autant moins si le prix pour l’éloge de la paix est la cécité à la menace antisémite globalisée, corrélée au refus de la légitimité de l’existence de l’État d’Israël – ce genre de voix imprègne encore l’administration américaine actuelle. Elle rappelle qu’Israël n’existe pas pour être une extension de l’american way of life en Orient, mais comme État juif dont le sionisme, formulé en Europe et depuis l’Europe, est le projet politique propre.

Aussi une voix comme celle de Chuck Schumer sonne-t-elle à nos oreilles comme celle d’une Europe persistante à l’intérieur des États-Unis. Et elle reste évidemment consonante avec l’esprit européen dont l’Allemagne a été après le 7 octobre le porte-parole le plus éloquent (voir le discours du 2 novembre 2023 du vice-chancelier allemand Robert Habeck dans K.). Ce que les juifs ont signifié et signifient encore pour l’Europe, ce que l’État d’Israël porte de l’idéal européen projeté hors de la circonscription géographique « Europe », voilà qui compte donc encore et toujours en un certain pôle de l’opinion internationale – pour peu en tout cas que l’Europe veuille s’opposer aux forces qui poussent en direction de sa marginalisation.

Il semble que Jean-Claude Milner ait tiré un trait sur cette possibilité. Et pourtant, du diagnostic qu’il nous livre, la conclusion ne s’en impose pas moins : il s’agit là de la seule alternative pour Israël, sinon à se résoudre à être happé dans l’orbite américaine, au point de n’en être plus qu’un prolongement négligeable. Si l’État d’Israël est saisi comme une coordonnée de la constellation européenne, et si aux États-Unis même, ce lien historique reste intelligible, sa raison d’exister et ce qui menace son existence sont alors encore clairement perçus. Et ces éléments sont en mesure d’irriguer une politique juive respectueuse de la norme internationale en termes de droit de la guerre et de préservation des populations.

Tordre le bras de l’État d’Israël afin qu’il ne s’engage pas immédiatement dans une offensive dont le coût en vies civiles palestiniennes s’avère indéfendable, imposer les conditions concrètes afin qu’une aide humanitaire massive parvienne à la population civile gazaouie, voilà un objectif sur lequel on ne peut que s’accorder. Il est actuellement urgent de le souligner, et c’est ce qu’a fait exemplairement Schumer, dans sa critique appuyée adressée à la coalition actuelle et à sa politique depuis qu’elle est au pouvoir, déviante au regard des idéaux mêmes du sionisme. Mais ceci ne vaut pleinement qu’en reconnaissant à Israël le droit de se ménager les moyens d’assurer son existence à venir, dans un contexte géopolitique où le mot de paix est souvent le voile de la simple trêve, c’est-à-dire de la guerre potentiellement reconduite, comme le dit Milner, jusqu’à envisager l’anéantissement de l’adversaire. Car sous les projections d’un monde unifié sur le mode la paix se tient une réalité bien tangible : le fait qu’Israël vive effectivement sous la menace, et que sa disparition puisse être un vœu ardent, partagé par de larges couches de l’opinion du côté même de cet Occident mû par son désir de paix – décidément plus ambivalent qu’on ne l’imagine.


Bruno Karsenti et Danny Trom

Notes

1 Au début de son discours on y trouve, par exemple, ces mots : « Mon nom de famille est Schumer, qui dérive du mot hébreu Shomer, qui signifie ‘gardien’. Bien sûr, ma première responsabilité va à l’Amérique et à New York. Mais en tant que premier leader juif de la majorité au Sénat des États-Unis, et en tant qu’élu juif le plus haut placé de l’histoire des États-Unis, je ressens aussi très fortement ma responsabilité en tant que Shomer Yisroel, c’est-à-dire gardien du peuple d’Israël. Tout au long de l’histoire juive, il y a eu de nombreux Shomrim, et beaucoup d’entre eux étaient bien plus grands que je ne prétends l’être. Néanmoins, c’est la position dans laquelle je me trouve aujourd’hui, à un moment de grande difficulté pour l’État d’Israël, pour le peuple juif comme pour les amis non juifs d’Israël. »

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