
Introduction
Il y a une quarantaine d’années, un groupe de jeunes Juifs belges découvrait l’existence d’un carmel situé sur le site d’Auschwitz I. Éclatait ainsi au grand jour l’entreprise de christianisation et de polonisation du musée, inaugurée notamment avec la messe célébrée par Jean-Paul II à Birkenau (Auschwitz II) devant des centaines de milliers de catholiques et une immense croix. Les Églises de France et de Belgique, l’Église de Pologne, les institutions juives, toutes au plus haut niveau, s’accordèrent pour que les carmélites quittent le lieu. Elles le firent au bout de dix ans, sur ordre de Jean-Paul II.
Sur le site du camp de Treblinka s’opère, de façon croissante, une même mainmise. Les jeunes Juifs belges ont été remplacés par les représentants de la nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah, notamment Elżbieta Janicka et Jan Grabowski, tous deux présents à la conférence que l’EHESS consacra aux travaux de cette école en février 2019. Tous deux connaissent la politique d’occultation que mènent les autorités polonaises. La revue K a publié il y a quelques mois un article important d’Elżbieta Janicka qui exposait, notamment, l’entreprise de « symétrisation » des destins juif et polonais à Treblinka en y pointant la création artificielle de « faits alternatifs » destinés à surexposer la douleur polonaise. Jan Grabowski et Katarzyna Grabowska poursuivent ici l’examen des modifications survenues dans le dispositif muséologique de Treblinka, en particulier l’éventualité d’un « mur des noms » des victimes, la construction d’un nouveau musée, la création d’un nouveau conseil du musée.
C’est surtout sous le règne du parti PiS (Droit et justice) que la mainmise patriotique s’est opérée, mais les nouvelles autorités n’ont, jusqu’à présent, guère changé le message. Les lettres qu’Elżbieta Janicka a adressées aux autorités de tutelle, pointant avec minutie les manquements et détournements à l’œuvre dans l’espace du musée, sont restées jusqu’ici sans réponse. Or, tout comme au musée d’Auschwitz, c’est l’État polonais qui est responsable de ces sites mémoriels et l’Église n’a rien à y faire. Le 6 septembre 2025, une messe était cependant célébrée à Treblinka, patronnée par le musée, le ministère de la Culture et la région Mazowsze.
Le dispositif muséologique de Treblinka est en mutation. Il est essentiel de suivre attentivement ce processus.
Jean-Charles Szurek[1]
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Nous ne savons pas et nous ne saurons jamais combien de personnes ont été assassinées à Treblinka. Les estimations varient entre 750 000 et 950 000 victimes, soit l’équivalent de la population actuelle de Częstochowa ou de Radom. Quoi qu’il en soit, il s’agit du lieu où a été commis l’un des plus grands crimes de l’histoire de l’humanité. Le soin et l’entretien de ces quelques hectares de champs et de forêts, où, encore aujourd’hui, la terre continue de remonter à la surface des fragments d’os non calcinés des victimes, sont une obligation pour l’État polonais, qui est devenu le gardien du lieu de la tragédie juive.
Dans les années qui ont suivi la guerre, le site du camp d’extermination a été le théâtre d’horribles profanations de restes humains, de pillages de dents en or et de tous les objets de valeur oubliés par les Allemands et leurs complices lorsque la « fabrique de la mort » fonctionnait à plein régime. Jan Tomasz Gross a décrit ces terribles fouilles dans son livre Moisson d’or, le pillage des biens juifs, et plusieurs journalistes ont ensuite repris le sujet.
Les années ont passé. À l’emplacement des chambres à gaz et des grilles servant à brûler les cadavres, un monument et un champ de pierres ont été érigés en mémoire des communautés juives exterminées, dont les habitants ont fini dans les fours de Treblinka. Le tout a été recouvert de béton, mettant fin aux fouilles des chercheurs d’or juif. Mais très vite, la profanation des restes humains a été remplacé par la profanation de la mémoire.
Parmi les pierres commémorant les communautés juives exterminées à Treblinka, des pierres portant les inscriptions « Jedwabne » et « Radziłów » sont apparues de manière inattendue. Comme nous le savons, les habitants juifs de Jedwabne et Radziłów ne sont pas morts à Treblinka des mains des Allemands, mais chez eux, des mains des Polonais. Malgré de nombreuses demandes, la direction du musée de Treblinka a refusé de retirer les monuments. Les pierres sont toujours là, confirmant silencieusement la maxime selon laquelle celui qui détient le pouvoir a forcément raison.
Le musée de Treblinka comprend deux camps : le camp de Treblinka II, qui a fonctionné de 1942 à 1943, c’est-à-dire le lieu d’extermination de centaines de milliers de Juifs polonais et européens mentionné précédemment, et Treblinka I, c’est-à-dire le camp de travail qui a fonctionné de 1941 à 1944. Des Juifs et des Polonais y travaillaient dans des conditions inhumaines, généralement pour ne pas avoir respecté les livraisons obligatoires ou pour d’autres infractions aux règlements de l’occupation allemands. Pour les Juifs, le transfert à Treblinka I (tout comme au camp d’extermination voisin) équivalait à une condamnation à mort.
Environ 300 Polonais et 10 000 Juifs ont péri dans le camp de travail de Treblinka I. Aujourd’hui, trois cents croix se dressent à l’endroit où des milliers de Juifs ont été exécutés ; chacune commémore un Polonais, victime de Treblinka I. Et où sont les 10 000 stèles commémoratives dédiées à la mémoire des Juifs assassinés dans le camp ? Nulle part. Les victimes juives du camp de travail sont aujourd’hui tout simplement soigneusement ignorées dans le discours officiel du musée.
Treblinka n’a pas de chance en matière de commémoration. Sur le site de l’ancienne gare de Treblinka, sur le quai où des centaines de milliers de Juifs attendaient, étouffés dans des wagons à bestiaux, leur dernier trajet vers le camp, les autorités polonaises, représentées par l’Institut Pilecki, ont dévoilé en 2021 un monument dédié à Jan Maletka. Maletka, selon les représentants de l’État polonais, a été tué par les Allemands alors qu’il apportait de l’eau à des Juifs mourants. Maletka, selon le message officiel, agissait par altruisme, par bonté de cœur. Cependant, nous ne disposons d’aucune information historique fiable pour confirmer cette thèse audacieuse. En revanche, il existe de nombreux témoignages de témoins affirmant que les cheminots polonais vendaient de l’eau aux Juifs mourant de soif, avec l’accord des gardes ukrainiens et allemands, contre de grosses sommes d’argent, des objets de valeur ou de l’or.
Mais ce n’est pas tout : la construction d’un nouveau musée à Treblinka est en cours. Les travaux devraient s’achever cette année, et l’exposition principale devrait être inaugurée en 2027, c’est-à-dire, en langage muséal, dans très peu de temps. Cela signifie également que l’exposition principale est probablement déjà prête dans ses grandes lignes. Fera-t-elle référence à la falsification de l’histoire du camp de Treblinka I, qui se déroule sous le patronage de la direction du musée, juste à côté, derrière le bois ? Que dira cette exposition sur l’attitude de la population locale envers les Juifs qui mouraient derrière les barbelés du camp ? Et comment mettra-t-elle en lumière la participation des Polonais à la liquidation des ghettos locaux ? Nul ne le sait.
À côté du musée, un « Mur des noms » doit être construit. La Fondation Mémoire de Treblinka souhaite y graver les noms de centaines de milliers de victimes du camp d’extermination. Cette idée est un immense malentendu, car les Juifs polonais (qui constituaient la grande majorité des victimes de Treblinka !) étaient envoyés par les Allemands dans les camps d’extermination sans qu’aucune liste nominative de déportés ne soit établie. En France, en Belgique et aux Pays-Bas, des listes nominatives des Juifs déportés par chaque convoi ont été établies. Étant donné que peu de personnes ont réussi à s’échapper des convois étrangers et que les listes nominatives sont disponibles, les historiens peuvent se risquer à dresser la liste des victimes étrangères, non polonaises, de Treblinka. Mais il n’en va pas de même pour les Juifs polonais !
En ce qui les concerne, nous savons approximativement combien de personnes ont été envoyées, d’où et quand, mais même là, il est impossible d’obtenir une quelconque précision. En l’absence de listes nominatives accompagnant les déportations, nous ne sommes pas et ne serons jamais en mesure d’établir une liste fiable des victimes de Treblinka. La liste qui sera bientôt affichée sur le Mur des noms contient les noms de personnes qui ont peut-être péri à Treblinka, qui ont peut-être péri lors d’opérations de liquidation dans des ghettos éloignés, de celles qui se sont échappées et ont péri (souvent des mains de Polonais !), ainsi que d’autres personnes qui n’ont rien à voir avec Treblinka.
Si les auteurs de cette initiative avaient réellement pour objectif, comme ils le prétendent, de commémorer les noms des victimes individuelles, ils auraient simplement utilisé le Livre des victimes de Yad Vashem, dans lequel sont inscrits les noms de 4,5 millions de victimes de la Shoah. Au lieu d’un mur plein d’erreurs, nous aurions à consulter un énorme livre, une copie de celui que l’on peut voir à Yad Vashem, qui contient la plupart des victimes connues de la Shoah, y compris les victimes de Treblinka II.
Qu’est-ce qui relie le musée prévu, le Mur des noms, le monument Maletka, les pierres portant l’inscription « Jedwabne » et « Radziłów » et les croix qui remplissent le camp de travail de Treblinka I ? Le dénominateur commun est la déformation de la vérité historique, son adaptation aux besoins politiques. Dans le monde civilisé, les changements dans la commémoration des lieux les plus sensibles, les plus névralgiques du point de vue de la mémoire, sont précédés d’années de consultations ouvertes et généralisées. En Pologne, les nouvelles offensives sur la mémoire dans un lieu aussi dramatiquement douloureux que Treblinka sont précédées d’un silence assourdissant, et suivies de déclarations de politiciens annonçant un nouveau fait accompli ! Nous tenons à rappeler que Treblinka n’est pas la propriété des fonctionnaires et d’une petite coterie de leurs amis et connaissances ! Le ministre qui nomme un groupe restreint d’experts fait semblant de mener des consultations qui devraient avoir lieu au sein d’un large cercle de personnes et d’institutions traitant du sujet en question. Il ne devrait pas se fermer à leurs voix, en donnant uniquement la parole à des personnes qu’il a lui-même choisies.
Tout récemment, la ministre de la Culture a créé le Conseil de Treblinka. Le devoir moral de cet organe (et la preuve de la légitimité de son existence) est de mettre immédiatement fin aux exemples passés et futurs de « l’offensive de la pseudo-mémoire » évoqués dans notre texte.
Pour l’instant, nous sommes impuissants face à la nouvelle offensive mémorielle de l’État polonais. N’avons-nous pas le droit d’exiger la transparence de la politique mémorielle ? La mémoire des victimes ne mérite-t-elle pas, plus de quatre-vingts ans après le crime, le sérieux et la transparence des intentions ?
Prof. Jan Grabowski et Dr Katarzyna Grabowska
Notes
1 | Directeur de recherche émérite au CNRS. Dernier ouvrage : Gabriel Ersler, des Brigades internationales aux prisons soviétiques, l’autre Orchestre Rouge, éditions Hermann, 2023. |