The Brutalist, qui vient de remporter trois Oscars, offre une relecture romancée de la carrière d’un célèbre architecte juif hongrois, rescapé de la Shoah. Film brillant, il prend cependant le risque, par ses approximations et ses exagérations, de passer à côté d’une des dimensions de cette histoire — celle qui a trait à l’architecture, qui est au cœur du film. Mise au point par l’architecte Albert Levy.
Film-fresque de 3h30’, The Brutalist de Brady Corbet connaît un grand succès dans les salles. Nommé comme l’un des dix meilleurs films de l’année 2024 par l’American Film Institut, il a reçu de nombreux prix à la Mostra de Venise, aux Golden Globes, et trois Oscars à Hollywood. il raconte l’histoire d’un architecte hongrois, juif, Laslo Toth, survivant de la Shoah, passé par Buchenwald, qui quitte l’Europe pour l’Amérique après la guerre, en 1947, rejoint par sa femme handicapée et sa nièce traumatisée, quasi muette.
Architecte formé au Bauhaus, connu en Hongrie pour ses réalisations modernistes, Laslo Toth cherche à refaire une carrière dans son nouveau pays, mais se heurte à la société américaine, sa mentalité WASP, son maccarthysme, son racisme, et lorsqu’il reçoit la commande d’un projet de centre communautaire religieux, il a du mal à imposer ses idées révolutionnaires et à les réaliser. Il finit, dépité, par quitter l’Amérique pour Israël, en pensant que « le pays entier est pourri ». Le film, un biopic fictif, serait inspiré de la vie de l’architecte hongrois, juif, Marcel Lajos Breuer (1902-1981), également formé au Bauhaus mais immigré aux USA en 1937, avant le cataclysme nazi, devenu, depuis, une figure mondiale du brutalisme, internationalement reconnu pour son œuvre et pour son mobilier. Remarquablement réalisé et interprété, le film, qui parle du travail créatif de l’architecte et de ses difficultés, comporte cependant des erreurs sur l’histoire de l’architecture. Mais, surtout, il parle aussi du retour, pas toujours facile, des survivants de la Shoah et de leurs intégrations difficiles dans le pays qui les accueille.

Première remarque. Les architectes du Bauhaus, juifs ou non-juifs, fuyant le nazisme, furent, en général, bien accueillis aux USA, et Breuer, l’inspirateur du film, en est un bon exemple. Il y fit une brillante carrière couronnée par la médaille d’or de l’AIA en 1968, et son œuvre, comprend, entre autres, le siège de l’UNESCO à Paris (1953, avec André Zehrfuss et Pier Luigi Nervi). Le Bauhaus, transféré de Dessau à Berlin en 1933, fut jugé école d’art « dégénéré »[1] par les nazis et fermé, obligeant les artistes et les architectes qui y enseignaient à fuir, en Amérique surtout. Ainsi, par exemple, de Walter Gropius (1883-1969) ou de Mies van der Rohe (1886-1969), à qui ont été offerts des postes importants dans les meilleurs écoles et instituts et de nombreuses commandes : ils ont fortement marqué de leur empreinte et de leur influence l’architecture américaine de l’après-guerre. Un Bauhaus a même été créé à Chicago, en 1937, par des artistes immigrés, devenu, en 1949, l’Institut de Design de l’Illinois. Il faut aussi rappeler qu’une partie des architectes européens juifs du Bauhaus, ou formés ailleurs, émigrèrent en Palestine (Arieh Sharon, 1900-1984, Erich Mendelsohn, 1887-1953), où ils participèrent à la construction du pays, et notamment de Tel-Aviv (fondée en 1909) qui, avec ses 4000 bâtiments « Bauhaus », a été classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2003 (la Ville blanche). De même, une importante école brutaliste, formaliste et modulaire se développa en Israël après-guerre autour de figures comme Zvi Hecker (1931-2023) ou Alfred Newman (1900-1968), qui ont aussi contribué à façonner l’image du pays. Notre héros se trouvait en Israël durant cette période, après son départ des USA.

Deuxième remarque. La scène finale du film de consécration de Laslo Toth, vieilli, venant d’Israël, scène de reconnaissance de son travail réalisé en Amérique, qui se déroule, paradoxalement, à la Biennale de Venise de 1980, « La Présence du passé », est l’erreur la plus manifeste : cette Biennale fut, contrairement à ce que suggère le film, celle de l’enterrement de l’architecture moderne, du style international et du brutalisme, l’année zéro du postmodernisme, de la mise en cause radicale de la modernité et de son projet progressiste. L’expo, reprise à Paris, à la Salpêtrière, en octobre 1981, a donné lieu à une vaste polémique entre modernes et postmodernes dont nous ne sommes pas sortis. Retour au passé, emprunts au néoclassicisme, éclectisme, régionalisme…, le postmodernisme, avec son formalisme historiciste, a produit un nouveau paysage urbain dont les villes nouvelles de la région parisienne donnent un aperçu (Palais D’Abraxas de Ricardo Boffil à Noisy-le-Grand). L’historien Charles Jencks publiait, la même année, Le Langage de l’architecture postmoderne, avançant l’idée (absurde) que l’architecture moderne est un non-langage qui ne peut rien communiquer. Le romancier américain Tom Wolf sortait également, en 1981, son brûlot contre le Bauhaus, From Bauhaus to our house (traduit en 2012, sous le titre Il court il court le Bauhaus, Essai de colonisation de l’architecture), une critique virulente de l’apport des architectes modernes venus d’Europe. Les années 1980 ont été un tournant dans l’histoire de l’architecture, signant la fin de la modernité, ouvrant l’ère du postmodernisme.

La dernière remarque concerne l’origine du brutalisme, évoquée dans le film : il serait inspiré des expériences de la Seconde Guerre mondiale, de l’architecture des camps, de leur construction, de leur ambiance, de leur configuration, que l’architecture brutaliste aurait, d’une certaine manière, essayé de traduire. Ce lien imaginaire est inexistant. Selon l’historien anglais Reyner Banham (Le Brutalisme en architecture, Éthique ou esthétique, 1966, Dunod, 1970), l’inventeur du terme « brutalisme » fut l’architecte suédois Hans Asplund (1921-1994) en 1949. D’une manière générale, ce courant plastique est issu de l’usage du béton brut dans l’architecture des années 1950, années de la reconstruction où le béton armé fut massivement utilisé. Les malfaçons et imperfections techniques de ce matériau, constatées par Le Corbusier – autre inventeur du brutalisme – dans son Unité d’habitation de Marseille (1952), furent exaltées, retournées et célébrées par le brutalisme comme une nouvelle esthétique de la matière et des matériaux bruts, une esthétique de l’imperfection à rendre visible : « La réalisation de l’Unité de Marseille aura apporté à l’architecture contemporaine la certitude d’une splendeur possible du béton armé mis en œuvre comme matériau brut au même titre que la pierre, le bois ou la terre cuite ». Le Corbusier se dégageait alors de sa première période esthétique puriste, la période blanche, où il a plutôt cherché à mettre en valeur « les volumes assemblés sous la lumière », dont sa Villa Savoie (1930) est l’exemple parfait.

Le film de Corbet véhicule la mythologie de la figure prométhéenne de l’architecte démiurge, créateur idéaliste et visionnaire qui veut refaire le monde, figure romantique de l’artiste, génie incompris, vivant dans la pauvreté, qui se bat et se sacrifie pour ses idées, sans compromis. Mais, au-delà du biopic romantique d’un architecte incompris qui se bat pour défendre sa création, ce que montre aussi et surtout le film, par l’interprétation remarquable d’Adrien Brody (et des autres acteurs et actrices), c’est l’histoire d’un homme brisé par la grande Histoire, celle d’un survivant traumatisé par l’enfer des camps, qui a perdu l’Europe qu’il aimait, qui a vu sa famille et ses proches décimés. L’histoire d’un fragile rescapé de la Shoah, qui ne tient que par l’héroïne, et qui, après un passage difficile et raté en Amérique — la scène étrange dans la grotte à Carrare, en Italie, où il est violé par son commanditaire, est la métaphore de ce qu’il a vécu dans ce pays, que le réalisateur a, sans doute, voulu représenter de cette manière violente – finit par partir en Israël avec sa femme, y rejoindre sa nièce, trouver refuge dans ce nouvel État hébreu, un refuge qui, on le sait, est aujourd’hui ébranlé.
Albert Levy
Albert Levy est architecte urbaniste, chercheur associé au LAVUE UMR/CNRS 7218 (Laboratoire Architecture Ville Environnement – Nanterre)