Une énième rupture amoureuse pousse Sophie à enfiler son masque et s’armer d’une arbalète pour aller trouver ce monstre marin qui la poursuit depuis son entrée dans la vie adulte et qui l’empêche de s’épanouir dans sa vie de femme juive émancipée. Ce monstre n’est autre que la somme de ses peurs, de ses héritages familiaux et de ses contradictions intimes. Parmi ces héritages, une injonction tenace : celle d’aimer « dans le groupe », de se mettre en couple avec un homme juif. Trancher, seule en scène dont elle incarne le personnage, est la première pièce de Sophie Engel. À la fois drôle et cathartique, elle interroge la place de la religion dans les rapports amoureux[1].

Maëlle Partouche : Pour un premier texte mis en scène, vous apportez un « gros morceau » de vous et de votre histoire. Comment est né le projet de Trancher ?
Sophie Engel : J’avais envie, depuis plusieurs années, de questionner la religion sur scène. Au-delà de ma sensibilité personnelle et de mon parcours, je trouvais que le fait religieux était trop peu traité au regard de la place qu’il occupe dans la société. Il m’a semblé qu’on entendait beaucoup parler du fait religieux, mais que, paradoxalement, il était assez peu investi et questionné, et en particulier par les personnes qui en auraient une expérience intime. Encore plus au théâtre, le rapport à la religion fait partie des grands absents des plateaux. Pendant mon année en tant qu’artiste associée à la Comédie de Reims, j’avais eu l’opportunité de faire un premier pas dans cette direction en passant commande à mon ami auteur, Guillaume Poix. Il avait écrit un très beau texte, intitulé « Qui croire ? ». Il s’agit d’un solo sur la religion, mais catholique et que par conséquent, son texte traite avant tout de la question de la foi, de la fascination pour les saints. Ce qui reste très éloigné du judaïsme… Cela a constitué une première étape de ma démarche parce qu’on avait beaucoup discuté. Il en est sorti un texte qui a beaucoup voyagé. Le processus d’écriture a donné un personnage de plus en plus détaché de mon propre vécu. Puis j’ai passé une semaine de travail à la table avec Héléna Sadowy, la co-metteuse en scène de Trancher. Ce travail avec elle m’a permis de vraiment questionner le texte et la manière dont je pouvais faire passer, sur scène, ce que j’avais à dire.
Il y a beaucoup de spectateurs juifs dans la salle qui eux, ont besoin, après la représentation, de me confier leur propre expérience.
M.P. : Le fait religieux est un sujet très peu traité au théâtre aujourd’hui et je me demande si ce n’est pas parce qu’on a peur de plomber le public dans un contexte où il est perçu comme la cause de nombreuses tensions. Pourtant, ce n’est pas du tout comme ça que c’est abordé dans votre spectacle. On rit même franchement tout au long de la pièce ! Était-ce l’effet recherché ?
S.E. : J’avais à cœur de jouer avec les artifices propres à la mise en scène. J’ai voulu mettre de la distance avec moi pour laisser place à la dimension théâtrale, notamment avec le monstre marin qui symbolise cette angoisse profonde qui, à chaque fois, ressurgissait et me conduisait à l’échec dans mes relations amoureuses. Je me suis servie du monstre pour faire le récit d’un personnage qui traverse tous les questionnements relatifs à son héritage religieux et au choix amoureux. On a cherché, avec Héléna, à se dégager de tout ce qui pourrait être une confession très réaliste. Ce sont les codes de la scène qui nous offrent la possibilité d’incarner nos fantômes et nos angoisses sans perdre notre humour, bien sûr !
J’ai trouvé comment ce qui devrait être une fin, cette énième rupture est, en fait, l’ouverture du spectacle. Ici, je fais directement référence à Bridget Jones ! Alors tout le monde ne saisit pas l’humour du début malgré le ridicule de la protagoniste qui est dans son lit, complètement dépressive en train de manger de la glace, le sol jonché de mouchoirs sales… C’était vraiment une de signifier la distance par rapport à ce personnage pathétique avec lequel je partage pourtant clairement une proximité. Et c’est vrai que certaines personnes, qui souvent connaissent peu de juifs et donc ne sont pas familières avec ces questionnements, sont venues me voir après la pièce pour partager leur compassion face à ce que j’avais vécu. Paradoxalement, même en écrivant Trancher, je n’avais jamais vu ça comme quelque chose de « dur » que j’aurais simplement subi.
Par ailleurs, il y a aussi beaucoup de spectateurs juifs dans la salle qui eux, ont besoin, après la représentation, de me confier leur propre expérience. Et ça, c’est pour moi la saveur de la religion juive ! Tout le monde a une histoire particulière, connaît quelqu’un qui s’est trouvé dans la même situation d’aimer une ou une non juive, et cetera. Alors souvent, ce sont des personnes juives qui ont épousé en premier mariage une juive et puis, une non juive en second lit, mais quand même, ils allaient à la synagogue libérale pour que leurs enfants fassent les fêtes… Bref, j’ai l’impression que ce texte parle à beaucoup de personnes. On se demande toujours comment composer au mieux et réussir à emprunter une troisième voie qui nous permette de rester dans le cheminement hérité tout en y inscrivant sa liberté.
Tout juif a le sentiment qu’il pourrait toujours en faire plus. Et si l’identité juive est à jamais incomplète, sans doute que chacun peut, à un moment donné, avoir le sentiment d’être le Racha de quelqu’un d’autre.
M.P. : Trancher est en deux temps : d’abord, vous vous demandez ce que signifie, pour vous, être juive avant de vous confier et de partager vos multiples histoires — et déceptions — amoureuses avec des hommes juifs et des hommes non juifs. En fait, tout au long de la pièce, vous incarnez Racha, l’enfant méchant de Pessah et auquel vous vous comparez.
S.E. : Pour commencer, je dirais que mon identité juive passe avant tout dans un rapport au texte et aux fêtes, mais voilà, il tombe très vite dans une forme de questionnement. J’utilise, en effet, la comparaison avec Racha qui interroge les règles en utilisant la deuxième personne du pluriel : « Pourquoi vous faites ça ? » et qui s’extrait, de fait, du groupe. Cette impression est à l’origine d’un profond sentiment de culpabilité chez moi. Une culpabilité très forte liée à l’histoire de ma famille marquée par la Shoah et qui a fui à travers la Pologne et l’Allemagne. Je reprends cette phrase que je crois avoir lue chez Günther Anders : « Tu es le reste du reste du reste ». Je trouve qu’effectivement, tous ces juifs morts dont on reçoit la culture en héritage créent énormément de culpabilité quand, comme moi, on ne se sent pas capable de perpétuer la tradition. Et donc oui, je me demande aussi s’il y a des gens qui ne se sentent pas autant tiraillés, qui ont le sentiment que tout est aligné avec eux-mêmes.
Et d’un autre côté, on sait qu’il y a 613 mitzvot (règles) chez les juifs et qu’en fait, il est quasi impossible de respecter ces 613 mitzvot, ce qui veut dire que tout juif est un juif incomplet. L’une des conséquences est aussi que tout juif a le sentiment qu’il pourrait toujours en faire plus. Et si l’identité juive est à jamais incomplète, sans doute que chacun peut, à un moment donné, avoir le sentiment d’être le Racha de quelqu’un d’autre.

MP : J’aime beaucoup l’idée ! D’autant que dans Trancher, l’idée n’est pas tant de rompre avec son héritage. Au contraire, j’y vois plus une quête d’équilibre même si le titre peut laisser penser l’inverse.
S.E. : Au départ, l’intention du titre était celle du choix. Le choix amoureux étant celui où l’on ne peut faire preuve d’alternance. En tout cas, c’est la manière dont j’avais vécu les choses. Il arrive un moment où on est obligé de prendre une décision et, donc, de trancher. La violence du verbe me plaisait. Dans l’acte de trancher, il faut couper une partie et justement, dans le choix, il y a ce qu’on choisit, mais il y a ce à quoi on renonce. La violence du mot faisait directement écho au fait que dans le choix amoureux, on se retrouve face à une situation souvent très complexe où l’on doit renoncer à quelque chose. On est obligé de couper dans des attentes, dans des projections qu’on s’est faites de nous-mêmes. Donc c’est décider avec un renoncement ou décider avec perte.
Et en ce sens, le texte est assez unilatéral – ce qui m’a d’ailleurs été reproché. Notamment parce que, à l’exception d’une digression où j’envisage le point de vue de l’un des ex juifs, je ne donne pas la parole aux hommes qui ont jalonné la vie amoureuse de mon personnage. Pour autant, j’ai écrit Trancher avec une idée de dialectique. L’essentialisation des personnages évoqués relève d’abord du procédé théâtral. Il s’agit même d’en faire un ressort humoristique.
M.P. : Oui et le personnage n’est pas en reste puisque, comme elle le dit à chaque fois qu’elle se fait larguer, elle se retrouve « seule comme une conne, comme une cruche ».
S.E. : Exactement ! Je comprends qu’on puisse me reprocher une forme de binarité, mais il me semblait que si je commençais à présenter les nuances de chaque relation, je finirais par ne plus raconter grand-chose sur moi et cette dualité à laquelle j’ai été confrontée. C’est pour cette raison que j’assume entièrement cette binarité parce que c’est précisément ce dont j’avais envie de parler dans ce texte. Je ne parle pas du mariage mixte ou des compromis possibles, mais bien du parcours de ce personnage tiraillé par cette injonction de se mettre en couple avec un juif. Et donc, effectivement, dans ce cas, les termes ne peuvent être que binaires parce que juif ou non juif. Il n’y a pas d’autre choix. Mon propos a plutôt été, face à cette binarité entre juif d’un côté et non juif de l’autre, d’en tirer une dialectique. Et à la fin, la dualité entre juif et non juif trouve une manière de se dire, qui ne revient ni à renoncer à son judaïsme ni à l’embrasser tel qu’on l’a reçu. Et c’est au bout de ce chemin que mon personnage envisage le moyen, même en étant avec un non juif, d’embrasser son judaïsme.
Si, comme me l’ont suggéré deux spectatrices de la communauté LGBT, Trancher doit devenir un safe-space pour une partie des juifs, à l’instar d’autres espaces pour d’autres minorités, j’en serai ravie.
M.P. : Cette binarité, c’est finalement la dualité que vous traversez et dont vous parlez tout au long de la pièce ? Vous la rejouez une dernière fois à la fin de la pièce, lorsque vous vous adressez à vos parents. Ça, c’est très troublant parce qu’à ce moment-là, vous utilisez le terme de coming-out et même de coming-out goy (non juif).
S.E. : En écrivant la pièce, je me suis souvenue de l’idée défendue par une amie autrice qui soutenait qu’en tant que lieu où l’on porte une parole, la parole théâtrale est toujours une forme de coming-out. Peu importe lequel finalement, mais que toujours, on vient dire quelque chose devant le public, c’est-à-dire publiquement. C’est vrai qu’à la fin, je m’adresse à mes parents, mais, en même temps, j’interpelle le public et le remercie d’être là pour m’écouter. Il est pris à témoin.
M.P. : D’ailleurs, c’est assez provocateur ! Je dirais même que c’est plus provocant que de parler d’un coming-out juif dans la mesure où le coming-out goy risque davantage de choquer des deux côtés : le monde juif qui attend de toi que tu poursuives la lignée et le monde non juif sécularisé qui aura peut-être du mal à comprendre que la religion puisse encore être à l’origine de tels tiraillements dans la vie amoureuse des individus.
S.E. : Plusieurs personnes m’ont reproché le rapport complètement désenchanté à l’amour de mon texte. Je comprends l’étonnement même si j’évoque le premier amour, les premières expériences sexuelles… Alors c’est vrai que je ne défends pas une vision romantico-romantique des relations amoureuses, mais elles n’en sont pas moins amoureuses ! Et encore une fois, grossir le trait me permettait de mettre de la distance entre mon histoire personnelle et la protagoniste.
Personnellement, je dois reconnaître que j’ai assez peu partagé ces questions dans mon milieu, qui est quasi exclusivement non juif. Je viens d’une famille juive, mais j’ai très peu d’amis juifs, ce qui a souvent été à l’origine d’un sentiment de honte lorsque je me suis rendu compte que je n’échapperais pas si facilement à cette question. Et donc oui, c’est peut-être même plus un coming-out juif parce qu’il y a beaucoup de gens qui ne savent pas que cette question m’a autant tiraillée ; même si souvent, les gens savent que je suis juive. Mais je ne vais pas à la synagogue, je ne fais plus les fêtes autant qu’avant, ce qui, sans l’occulter, laisse assez peu d’occasions à mon judaïsme de se manifester publiquement. J’ai grandi, d’ailleurs, avec l’idée que la religion relève de l’intime et doit rester à l’intérieur. J’avais honte à avouer l’importance que cela prenait sur le choix amoureux et le fait d’être en couple avec un non juif. Donc oui, j’ai eu très peur de choquer mon entourage non juif en soulevant ce point.
Je me demande aussi si, comme Philippe Roth en parle dans Portnoy et son complexe, il n’y aurait pas quelque chose de quasi incestueux qu’on chercherait à éviter en sortant du groupe. Parce qu’au fond, qu’est-ce qui pousse à chercher ailleurs ?
Mais pour l’instant, au-delà de mon cercle, mon public est quand même majoritairement juif. Et c’est un processus normal que chaque spectacle trouve naturellement son public. Les gens recommandent la pièce à des proches parce qu’ils savent qu’ils ont traversé les mêmes épreuves. Et puis, sans tomber dans une forme de paranoïa, le contexte actuel n’aide peut-être pas à faire le récit de la culture juive. Mais si, comme me l’ont suggéré deux spectatrices de la communauté LGBT, Trancher doit devenir un safe-space pour une partie des juifs, à l’instar d’autres espaces pour d’autres minorités, j’en serai ravie. Encore une fois, si cette question de « juif ou non juif » n’a rien d’évident pour des non juifs, elle est, à l’inverse, d’une évidence folle pour à peu près tous les juifs ! Mon spectacle peut aussi devenir un lieu où aborder cette question en se délestant de tout enjeu de légitimité. Si des personnes juives se reconnaissent dans cette question alors tant mieux.
MP : Mais je pense que cette question que tu abordes, d’autant plus en tenant à l’écart Israël et la crise actuelle dans laquelle les juifs se trouvent, peut parler assez largement.
SE : Oui, mon idée était vraiment de raconter ce moment où mon personnage se rend compte qu’elle a fait siennes des injonctions qui lui étaient données de l’extérieur. Et ces règles dont elle savait qu’elles existaient, mais auxquelles elle pensait jusque-là être imperméable, soudainement la touchent et occupent même une place majeure. Ce qui n’était que la connerie de ses parents est devenue la sienne ! Donc oui, je dis : « je reste là comme une conne comme une cruche ». Et je continue en me demandant : « C’est quoi cette histoire ? C’est mon histoire, ce n’est plus celle de mes parents ! ». C’est aussi une manière de lever un tabou personnel. Cette fin de non-recevoir que j’ai mise dans mes relations avec des hommes non juifs alors que tout mon entourage est goy ! Il me semble que cela peut arriver pour des personnes d’autres minorités, par exemple des personnes qui appartiennent à la première génération, qui ont grandi en France, mais dont les familles sont restées attachées au rite et à la tradition de leur pays d’origine.
Et sans le traiter directement, je me demande aussi si, comme Philippe Roth en parle dans Portnoy et son complexe, il n’y aurait pas quelque chose de quasi incestueux qu’on chercherait à éviter en sortant du groupe. Parce qu’au fond, qu’est-ce qui pousse à chercher ailleurs ? Qu’est-ce qui fait qu’on a à la fois envie d’aller vers un autre que soi et de rester dans le cadre religieux dont on a hérité ? Mieux vaut le dire tout de suite, je ne donne pas de réponse ! Et j’en serai bien incapable. Mais le thème de l’amour et ce qui peut être partagé au sein du couple sont des questions qui me passionnent. Même entre juifs, ne dit-on pas : « deux juifs, trois synagogues » ?
À un moment donné, mon personnage rencontre un garçon juif qui, sur le papier, correspond parfaitement à l’homme qu’il lui faudrait pour fonder une famille. Mais, dans la réalité, c’est une catastrophe et il est très éloigné de tout ce qu’elle aime. Pourtant, elle essaie de se persuader du contraire et affirme qu’elle parviendra « à faire entrer ce carré dans ce rond ».
M.P. : En parlant de synagogue, d’après la grande enquête statistique TéO (Trajectoires et Origines)[2] réalisée en 2016 et qui porte sur la diversité des populations en France, les juifs forment la minorité religieuse en France la moins endogame, mais les femmes juives tendent à davantage se mettre en couple avec des hommes juifs (76 % contre 49 %), ce qui paraît assez contre-intuitif puisque d’après la Halakha, la transmission se fait par la mère. La question n’est pas abordée dans la pièce, mais on peut se demander pourquoi ce personnage se pose autant de questions alors que ses enfants n’auront pas de problème à être reconnus comme juifs.
S.E. : Je ne savais pas ! C’est très étonnant, en effet. Mais ce à quoi ça me fait écho, c’est que, en tout cas, dans la loi rigoriste, c’est l’homme qui a la charge des prières. Les femmes mettent au monde des enfants juifs, mais elles ne sont pas toujours en mesure de transmettre davantage si on ne leur a pas enseigné la lecture de la Torah ou les prières de Shabbat. Le rite est patriarcal et c’est l’homme qui le célèbre. Ce qui pose de vraies questions de légitimité – et donc repose la question de la transmission lorsqu’on se met en couple avec un non-juif. Par exemple, dans le texte, je suggère que le futur enfant ira chez ses grands-parents et ses cousins pour célébrer les fêtes juives comme si moi seule, je n’étais pas en mesure de faire vivre le judaïsme dans mon foyer.
Cela dit, j’ai l’impression que les choses sont doucement en train d’évoluer. Je pense par exemple à la grande souffrance, que j’ai découverte très tardivement, des personnes nées de pères juifs et de mères non juives, qui apprenaient à un âge très avancé qu’elles n’étaient pas juives selon la loi. Et en ce sens, d’autres mouvances telles que les libéraux, mais aussi des associations comme les Éclaireurs et les Éclaireuses israélites de France jouent un rôle important en assurant la transmission du fait religieux aux nouvelles générations, quel que soit leur parcours. Mais pour en revenir aux femmes, je pense qu’il y a, en effet, un enjeu très fort de se sentir légitime.

En fait, je dirais que la pression est double en venant de ce qui nous a été transmis et de ce qu’on va transmettre. Peut-être même que cette question de la transmission est davantage présente pour les femmes, juives comme non-juives. À un moment donné, mon personnage rencontre, par l’intermédiaire d’une amie, un garçon juif qui, sur le papier, correspond parfaitement à l’homme qu’il lui faudrait pour fonder une famille. C’est un Shiddoukh (rencontre organisée en vue d’un mariage). Mais, dans la réalité, c’est une catastrophe et il est très éloigné de tout ce qu’elle aime. Bref, leur rencard est complètement chaotique. Pourtant, elle essaie de se persuader du contraire et affirme qu’elle parviendra « à faire entrer ce carré dans ce rond ». En tant que femme, arrivée à un certain âge, on ne peut se défaire de cette injonction à transmettre. Et chaque nouvelle rencontre s’accompagne d’un calcul intérieur qui doit déterminer si l’homme qu’on a en face de soi (et j’essentialise encore une fois parce que c’est une pression qui nous vient de l’extérieur) sera le père de ses futurs enfants. Les hommes n’ont pas autant été élevés avec l’idée qu’ils seraient complets en enfantant et en fondant une famille. La question de la transmission ne représente pas la même responsabilité – ou alors elle arrive plus tard, justement une fois que les enfants sont là. Donc finalement, je peux comprendre que les femmes juives cherchent davantage à fonder une famille avec un juif.
Je ne voulais pas du tout terminer par une happy end qui serait une célébration du mariage mixte. Je pense personnellement que ces questions ne seront jamais complètement résolues.
M.P. : Finalement, cette pièce, c’est une pièce très personnelle d’émancipation à la fois par rapport à votre héritage juif, mais aussi à votre condition de femme et même de comédienne. On a très envie de connaître la suite, de savoir comment les choses vont se passer pour ce personnage qui a, jusque-là, incroyablement « galéré, mais toujours avec panache » !
S.E. : Pour commencer, je préciserais peut-être qu’avec Héléna, nous avions initialement envisagé une fin tragique où mon personnage se retrouvait face à une solitude infinie. Je ne voulais pas du tout terminer par une happy end qui serait une célébration du mariage mixte. Parce qu’en fait, mon propos est complètement ailleurs. Et je trouve qu’il y a de très bons livres qui proposent des réflexions très profondes là-dessus. Je pense à Toutes les vies de Théo de Nathalie Azoulai, ou encore Il pleut sur la parade de Lucie-Anne Belgy. Je pense personnellement que ces questions ne seront jamais complètement résolues. Au moment de la naissance, si c’est un garçon, la circoncision constitue une première épreuve, vient ensuite la bar mitsvah… Et qui sait si un jour, je ne retournerais pas vers la religion à un moment donné. Pour moi, c’est une histoire qui n’est jamais close. Par exemple, le 7 octobre m’a plongée dans une grande solitude où j’ai cherché à me rapprocher de personnes juives qui pouvaient avoir une pensée qui m’éclairerait.
Finalement, Héléna et moi avons tout de même opté pour une fin qui célèbre le judaïsme. Volontairement dans ma pièce, je n’ai pas évoqué Israël. Je dirais même que c’était très volontaire parce que je voulais séparer l’identité juive de ce contexte politique et historique. L’histoire juive est marquée par les catastrophes, mais je voulais qu’on puisse parler du judaïsme en dehors du 7 octobre et hors d’Israël. Cela était une manière pour moi de rappeler que le fait juif ne pouvait pas s’y résumer. Justement pour dépasser les amalgames entre cette guerre et l’antisémitisme qu’elle produit en France, cela me tenait à cœur de montrer qu’en tant que juive, mon questionnement pouvait ne pas inclure Israël. Et puis, il y avait aussi une envie de célébrer un judaïsme qui ne soit pas que les horreurs et les tragédies de l’histoire, parce que mon attachement à mon identité juive est vraiment éloigné de tout ça. On s’est dit qu’on avait besoin de ce texte à la fin, comme une réconciliation avec le judaïsme.
Donc ça me fait plaisir que l’on comprenne mon texte de la manière la plus ouverte possible, car c’est ainsi qu’il a été pensé. Il se trouve que je suis juive et que la religion juive est assez méconnue et parfois même perçue avec méfiance. Je pense, en effet, que cette question de la transmission d’une religion minoritaire peut parler à des personnes issues d’autres groupes. Idéalement, mais seul l’avenir nous le dira, j’aimerais beaucoup pouvoir jouer cette pièce devant un public scolaire, sans doute lycéen. C’est à ce moment charnière entre l’enfance et l’âge adulte qu’émergent et se cristallisent ces questionnements. Et si ce n’est pas soi-même, ce sera peut-être l’expérience de l’être qu’on aimera. Si mon texte n’aborde pas directement la question du couple mixte, c’est aussi parce que je veux croire que ça ne crée pas tellement de différence. Si Trancher pouvait créer des ponts, ce serait pour moi un vrai succès !
Propos recueillis par Maëlle Partouche
Trancher, de Sophie Engel, est joué pour la dernière fois à Paris au Théâtre de la Flèche ce samedi 13 décembre 2025.
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Notes
| 1 | Elle se joue tous les samedis soir jusqu’au 13 décembre au Théâtre de La Flèche dans le 11ème arrondissement de Paris. Les prochaines dates prévues : du 13 au 16 mars au théâtre des Clochards célestes, à Lyon. |
| 2 | Cris Beauchemin et al., « Trajectoires et Origines 2019-2020 (TeO2) : présentation d’une enquête sur la diversité des populations en France », Population 78, no 1 (2023): 11‑28. |