La contre-histoire sioniste de Safed

Y’a-t-il dans l’histoire juive, un autre modèle de souveraineté juive que le modèle sioniste nationaliste ? Avec sa lecture personnelle du dernier essai d’Amnon Raz-Krakotzkin, Conscience mishnique, conscience biblique : Safed et la culture sioniste[1], Noémie Issan-Benchimol nous fait découvrir une autre manière de penser l’existence juive en terre d’Israël : le modèle de Safed, pour lequel il n’est pas d’en dehors de l’exil. 
Synagogue à Safed, par Nachum Gutman (1957), Wikipedia Commons

 

Il est très rare, et absolument exceptionnel, que la lecture d’un livre vienne combler pour son lecteur un manque et d’un seul coup donner sens et cohérence à des hésitations et des atermoiements qui datent de son enfance, lui permettant de comprendre qu’après ses explorations idéologiques, intellectuelles et religieuses, tout était déjà là, à la maison. C’est pourtant ce qui m’est arrivé à la lecture du livre d’Amnon Raz-Krakotzkin. 

J’ai grandi dans une famille religieuse de tradition séfarade. Le piyout, la prière, les hilloulot et les tiqqounim faisaient partie de mon milieu naturel. Quand nous venions en Israël, ce n’était pas de façon privilégiée à Tel-Aviv ou Ashdod que nous allions, mais plutôt à Jérusalem, Safed et Tibériade. Ma mère faisait des deals avec différents Sages de l’époque de la Mishna. Quand ma sœur s’est retrouvée aguna (femme dont l’époux refuse de lui accorder le divorce), c’est avec Rabbi Meïr Baal Haness qu’elle a négocié et c’est son intercession qu’elle a demandée, sans s’empêcher de faire toutes les actions mondaines et judiciaires qu’il fallait faire, la prière n’ayant jamais empêché un séfarade ni de consulter un médecin (le meilleur) ni un avocat (un ténor). Quand ma sœur a finalement et de haute lutte obtenu son guet, il a fallu aller remercier Rabbi Meïr, en organisant sur le lieu de son tombeau une immense seudat hodaya (un repas de gratitude). Adolescente, je suis allée prier sur le tombeau de Yonathan Ben Ouziel, à moitié sérieusement car j’étais déjà trop philosophe, pour trouver un mari. À moitié sérieusement ou pas, je me mariais dans l’année. Du coup, je passe de temps en temps à Amuka saluer ce sage, disciple d’Hillel l’Ancien pour le clin d’œil.

De ce milieu naturel et de cette religiosité-là, j’ai connu plusieurs estrangements, comme on disait en ancien français. Un premier par l’école, ultra-orthodoxe, née de ce mélange improbable entre rabbins marocains et judaïsme ashkénaze lithuanien, très antisioniste. Le jour de l’indépendance israélienne, il nous était interdit de venir avec un déguisement qui faisait allusion à l’état d’Israël. Pas de bleu ni de blanc donc. Le jour du Yom Hashoah, nous avions le droit à une leçon sur la décadence morale et religieuse des Juifs allemands avant la Shoah, des récits de miracles à Auschwitz, et une explication sur le fait que le véritable héroïsme juif ne se trouvait pas dans la révolte du Ghetto de Varsovie, mais seulement chez celui qui avait réussi à jeûner un Kippour au camp, ou à réciter une page de Talmud au cœur de l’enfer. Tout ceci suscitait dans l’enfant que j’étais une révolte sourde, le pressentiment qu’il y avait là une fausse conscience et un scandale théologique. C’est donc naturellement que je me tournais vers le sionisme religieux du Bne Akiva, pour là aussi m’y sentir assez vite en décalage, étrangère à ces chants pionniers sur Hebron « qui est à nous, oui cela aussi ! », à cette glorification des colonies de peuplement, à cet aveuglement au peuple palestinien et plus généralement à la surdétermination de l’idéologie sur tout le reste. Le dernier estrangement me vint justement de la philosophie, et singulièrement de la philosophie médiévale, dont j’adoptais le rationalisme avec la foi des nouveaux convertis, méprisant ou me sentant obligée de mépriser ces « superstitions » qui pourtant me faisaient encore vibrer l’âme et que je rangeais donc dans un petit coin de ma vie. Puis je suis venue vivre en Israël, et mes recherches ont pris un tournant orienté vers les sources tannaitiques, tout en étant sioniste sans étiquette, sioniste et religieuse mais surtout pas sioniste-religieuse, de gauche mais séfarade donc dans l’impossibilité de me reconnaître dans la culture de gauche laïque ashkenazocentrée, dont le lien avec la culture hébraïque était déjà en décadence.

Conscience tragique vs conscience épique 

Les tannaïm, les Sages d’Eretz Israël qui ont vécu la Grande Révolte et la Révolte de Bar Kochba, la destruction du Temple, peuvent se caractériser par leur capacité à construire en juristes un monde du droit qui préserverait un peu du monde détruit, celui du Temple, des rites et des sacrifices, tout en permettant sa transition vers le monde d’après. Leur centre ? La Galilée, et non Jérusalem et son Temple. Leur conscience ? Une conscience de la crise, du tragique, du sauvetage, de la survie. Leurs héros ? Des Sages sur le modèle de juristes romains, pas des soldats ni des chefs de guerre. C’est pour cela qu’Amnon Raz appelle conscience mishnique le modèle incarné selon lui par la Safed du XVIe siècle :

« L’écart entre l’importance de la culture de Safed et sa place mineure et méprisée dans le narratif national m’a permis de penser ces deux consciences différentes : la conscience sioniste hégémonique d’une part et la conscience de Safed de l’autre. Je présenterais Safed comme un modèle alternatif d’existence juive en terre d’Israël, un modèle qui a en lui la force d’éclairer certains aspects de la conscience sioniste hégémonique. Ce modèle qu’incarne Safed, je l’appellerais « conscience mishnique » ou conscience tannaïtique. J’appellerais le modèle sioniste qui a façonné la culture hébraïque moderne « conscience biblique ». La première considère la terre d’après la destruction, la seconde se voit en continuatrice de Josué et des Juges. » (p.12)

La conscience de Safed n’est pas tant un moment passé qui incarne une possibilité non réalisée, mais peut-être, au fond, la conscience de facto d’une partie du peuple juif qui vit sur la Terre d’Israël sans conscience de rédemption ou de messianisme.

Autrement dit, à une conscience du retour aux temps glorieux de la conquête de la terre et de la souveraineté biblique charismatique, on peut opposer la conscience tragique de la continuité après la crise et la destruction. Cette distinction, en plus d’être très structurante, permet aussi de saisir des continuités paradoxales : entre le sionisme laïc et pionnier et le sionisme religieux par exemple, tous deux existant sous le paradigme biblique. 

Il convient de ne pas prêter à l’auteur plus que ce qu’il se propose de faire : « Je précise que je ne propose pas le modèle de Safed comme un modèle alternatif de remplacement de l’existence juive en Israël, mais comme un miroir grâce auquel on peut examiner la conscience nationale moderne » (p.12). Je crois pourtant qu’Amnon Raz ici, pêche par modestie. La conscience de Safed n’est pas tant un moment passé qui incarne une possibilité non réalisée, mais peut-être, au fond, la conscience de facto d’une partie du peuple juif qui vit sur la Terre d’Israël sans conscience de rédemption ou de messianisme. Peut-être qu’Amnon Raz nomme ici un phénomène existant, et même important, lui donnant ainsi une visibilité et une individualité qu’il n’avait peut-être pas avant. 

Le moment Safed 

Au début du XVIe siècle, plus précisément après la conquête de la Terre Sainte par les Ottomans en 1517, un groupe exceptionnel de personnalités juives éminentes s’est réuni à Safed. Cette ville attira de nombreuses figures exceptionnelles venues d’Espagne, d’Afrique du Nord et d’Europe de l’Est, qui façonnèrent durablement le monde juif. Ce fut une période formatrice, cruciale pour les développements ultérieurs de la culture juive, tant dans le monde musulman, particulièrement en Afrique du Nord, qu’en Europe de l’Est, notamment avec l’émergence du hassidisme. Cette communauté était unique par son originalité intellectuelle, la haute qualité de ses membres et son influence durable sur la tradition juive. De nombreux érudits présents étaient déjà considérés comme de grands maîtres, et avec le temps, leur réputation s’imposa auprès des générations suivantes comme faisant partie des plus éminentes figures du judaïsme.

Une partie d’entre eux se considéraient comme des élus, ayant eu le privilège d’expérimenter des révélations divines, des visions mystiques voire de quasi-prophéties. On comptait parmi eux l’Ari, Rabbi Isaac Luria, figure emblématique de la Kabbale ; Rabbi Yossef Caro, auteur du célèbre code de lois halakhique le Choulhan Aroukh, mais aussi mystique rédigeant sous la dictée d’un « maggid », sorte de guide angélique, l’ouvrage Maguid Meisharim ; le poète liturgique Rabbi Israël Najarah ; le kabbaliste Rabbi Moshe Cordovero ; ou encore Rabbi Shlomo Alkabetz, compositeur du fameux chant avec lequel à peu près tous les Juifs du monde accueillent la reine du Shabat, Lekha Dodi.

Sur place, ce cercle de penseurs institua, conceptualisa et produisit des œuvres qui marquèrent profondément la tradition juive. Paradoxalement, lorsque l’histoire du sionisme et de ses prémices est relatée, elle remonte généralement au mouvement des Amants de Sion ou à l’aliyah des disciples du Gaon de Vilna, sans intégrer ce bouillonnement intellectuel de Safed au XVIe siècle, qui peut pourtant être qualifié de proto-sioniste à bien des égards. À condition d’adopter une vision élargie de la modernité, on ne peut que constater que ce moment effervescent, ancré dans un contexte pluriethnique et entouré de groupes et pratiques soufis, réfléchissant sur les notions d’exil, de souveraineté, de peuple et de nation, représenta une forme de modernité politique alternative. Celle-ci n’a pas été pleinement reconnue pour sa richesse et son originalité, en raison de biais antireligieux selon lesquels tout ce qui n’est pas sécularisé, et pire a le mauvais goût d’être entièrement mystique, ne saurait constituer une véritable pensée politique digne de ce nom.

La Mishna comme métaphore structurante 

Ce n’est pas simplement par analogie que Raz-Krakotzkin qualifie le modèle spirituel et intellectuel de Safed de « conscience mishnique ». Il y a en réalité plusieurs filiations et liens généalogiques profonds avec la Mishna, le recueil de lois orales compilé par Rabbi Yehuda Hanassi entre le II et le IIIe siècle.

Tout d’abord, un lien essentiel passe par le Zohar, ce texte pseudépigraphique médiéval traditionnellement attribué au tanna Rabbi Shimon Bar Yohaï. Le Zohar reflète et prolonge la tradition orale consignée dans la Mishna, tout en l’interprétant à travers le prisme de la Kabbale, de la tradition mystique. La loi et la mystique, que les divisions disciplinaires se sont chargées de séparer au point d’en faire des opposés, sont ici inextricablement liées. Le lien, l’unité, la cohésion peut d’ailleurs caractériser cette conscience de Safed.

La loi et la mystique, que les divisions disciplinaires se sont chargées de séparer au point d’en faire des opposés, sont ici inextricablement liées.

Mais au-delà de ces liens textuels, la « conscience mishnique » de Safed représentait une forme culturelle spécifiquement juive, destinée à apporter aux Juifs une consolation touchant leur condition d’exil et leurs aspirations à la rédemption future. Ainsi, pour Rabbi Yossef Caro, l’une des figures centrales de Safed, l’entité céleste polymorphe qui lui était révélée dans ses visions mystiques incarnait la Shekhinah, la Présence divine exilée, attendant d’être consolée. 

Cette figure révélée prenait des aspects variés, que Caro désignait tour à tour comme la mishna (la Loi orale codifiée), la Shekhinah, le maggid (l’ange-guide dévoilant les mystères), la « voix parlante » (le qol ha-medabber) ou encore « l’ange rédempteur » (malakh ha-go’el). Mais quelle que soit sa forme, cette épiphanie exhortait Caro à œuvrer pour la rédemption du peuple juif, reliant ainsi la préservation de la tradition spirituelle et juridique des tannaim à l’espoir messianique de la fin de l’exil.

Exil et Souveraineté 

L’exil en effet, dans ces cercles de pensée, était avant tout l’exil de la figure féminine du divin, la Shekhina, qui errait en Eretz Israël, et sur laquelle il fallait opérer divers tiqqunim, des réparations. L’exil était ainsi par excellence un état métaphysique qu’on expérimentait sur la Terre d’Israël plus qu’ailleurs. Dans cette vision, il n’y a pas d’en dehors de l’exil. Mais l’exil ne se trouve pas en opposition avec une existence nationale juive sur la terre d’Israël. L’auteur montre bien comment les débats halakhiques relatifs au renouvellement de la semikha, l’ordination rabbinique originelle qui permettait de juger des affaires pénales qui firent rage à cette époque, peuvent se formuler comme des débats hautement politiques relatifs à l’établissement d’une souveraineté politique non exclusive. 

Un binationalisme de facto 

Il est connu qu’Amnon Raz est un partisan de longue date d’une solution binationale au conflit israélo-palestinien. Mais il a, depuis la parution d’Exil et Souveraineté, où il critiquait durement la « négation de l’exil » à l’œuvre dans la pensée sioniste, mis de l’eau dans son vin.  Il fait partie de ces penseurs qui évoluent en accord avec ce qu’ils perçoivent de la réalité et n’en restent pas à vouloir sauver leur théorie au détriment du réel. Il fait aussi partie de ces voix prophétiques sur le modèle du nevi zaa’m, qui sont animées par l’amour de cet endroit, des gens qui y vivent, de l’humain. Par exemple, il ne défend pas la vieille lune d’un État Unique Laïc dans lequel les deux peuples vivraient égaux, étant donné que rien dans l’histoire ni dans la région ne laisse penser qu’elle est réaliste et ne donnera pas lieu à un écrasement de l’une ou l’autre des nations. Il ne propose plus un modèle politique qui devrait être appliqué immédiatement, mais parle désormais de l’urgence d’une pensée binationale, pensée qui émerge d’en bas dans les cœurs et les mentalités, et qui réussira peut être là où les tentatives politiques verticales ont échoué.

On peut trouver un contre-modèle de vie politique et religieuse sur cette terre, qui ne se vit pas sous la bannière de l’irrédentisme agressif, du maximalisme territorial mais de la coexistence et d’échanges intenses.

Je ne réussis pas à nommer autrement l’évolution de la pensée de Raz Krakozkin qu’avec l’idée qu’il a troqué une position de critique radicale pour une position intra-juive. Il répète à longueur d’interviews que la solution sera binationale puisque c’est la réalité qui est binationale, sans préjuger de la forme politique de ce binationalisme. Puisque la réalité est religieuse, la solution devra aussi prendre en compte cette réalité religieuse, des uns et des autres. Mais il rejette aussi de toutes ses forces la diabolisation des personnes de droite, qu’il appelle ses frères, et n’hésite pas à critiquer les puissants préjugés anti-religieux du sionisme laïc, dont il est pourtant issu.

Une possibilité politique religieuse 

Raz-Krakotzkin a ici du flair en ce qu’il refuse la posture laïque israélienne de gauche qui voit dans la religiosité (souvent religiosité des edot hamizrah et des séfarades) la source de tous les problèmes de la société israélienne, position qui cache mal un racisme paternaliste et orientaliste. Il montre qu’en faisant un travail de critique de l’historiographie dominante sioniste, on peut au contraire trouver un contre-modèle de vie politique et religieuse sur cette terre, qui ne se vit pas sous la bannière de l’irrédentisme agressif, du maximalisme territorial mais de la coexistence et d’échanges intenses. Il faut visiter ces lieux saints encore partagés entre Juifs et Musulmans qui, comme le tombeau du prophète Samuel, témoignent d’une vie entremêlée et inextricablement solidaire, pour le meilleur et le pire, afin de prendre la mesure de ce qui pourrait être, si seulement. Il peut paraître absurde de parler de Renaissance à venir alors que le spectacle est plutôt celui de ténèbres, d’une dégradation totale des discours, d’une victoire des visions éradicatrices et exclusives qui se nourrissent et se renforcent dans une course mimétique devenue folle. La conscience de Safed semble très lointaine. Elle est pourtant à portée de main.  


Noémie Issan-Benchimol 

Notes

1 Éditions du Kibbutz Ha-Meuhad et de l’Institut Van Leer, 2022

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