Après plus de quarante ans de reportages sur la vie juive dans le monde – ainsi qu’un film anthologique : Les derniers marranes[1] – le grand photographe Frédéric Brenner a passé les trois dernières années à explorer Berlin, scène d’un vaste éventail d’expressions et de représentations du judaïsme. Zerheilt : Healed to Pieces[2] est le nom de l’exposition au musée juif de Berlin qui vient d’être inaugurée ainsi que du livre qui l’accompagne. On y trouve les photographies de figures fascinantes et emblématiques de l’étrangeté de la présence juive à Berlin aujourd’hui – à l’image de cette photographie d’un homme qui s’est fait tatouer les premières pages de Minima Moralia d’Adorno sur le dos. « Faire l’expérience de l’étrangeté », c’est une des formules de Frédéric Brenner pour définir son travail et c’est ce qui l’entraîne à publier ses images sans légende. Car elles sont pour lui des « béquilles qui ne disent rien d’essentiel et privent d’une connaissance par notre imagination ».
À l’automne 2016, je me suis promené à Berlin et je suis tombé sous le charme du bruissement des feuilles. Cela s’est produit alors que j’errais sans but, sans rien rechercher, dans un endroit où je ne voulais pas vraiment être et où je ne serais peut-être pas resté si je n’avais pas suivi la maxime imprimée sur l’étiquette d’un sachet de thé : « Lasse die Dinge zu Dir kommen » (Laisse les choses venir à toi). Les feuilles en décomposition emportées par le vent sur le trottoir sont les premières choses qui sont venues à moi ; elles ont immédiatement fait écho à une disposition intérieure et à la vision émergente d’une photographie. J’ai ensuite passé des heures, des jours et des mois à les observer et à les photographier – leur structure, leurs couleurs, leur mouvement, leurs différents états de décomposition. Destinées à tomber, elles m’ont fait comprendre le pouvoir de l’abandon, la nécessité de ne plus poursuivre un but, mais plutôt de se fier à ce qui vient, de lâcher prise, d’être à l’écoute et de se laisser aller. Elles ont préfiguré la forme d’un nouveau projet, dans lequel, sans le savoir, je m’étais pourtant déjà engagé. C’était presque comme si les images commençaient à me photographier plus que je ne les photographiais. Dans cette entreprise, les feuilles n’ont jamais cessé de m’accompagner. Elles m’ont conduit vers le premier portrait : un homme qui semble avoir chuté sur le sol – comme une feuille tombée.
Après avoir exploré pendant plus de trente ans la manière dont les juifs en diaspora vivaient avec leur identité portable, et après dix autres années passées à m’interroger sur la promesse liée à la terre d’Israël, j’ai découvert à Berlin un nouveau chapitre surprenant dans mon voyage visant à examiner la densité de la condition juive. Passer une année à Berlin en tant qu’artiste en résidence au Wissenschaftskolleg zu Berlin, c’était comme me retrouver dans une pièce de théâtre de rue, un drame de la rédemption fait pour l’un des célèbres opéras de la ville, une pièce tout à la fois morale et grotesque : le drame de la mémoire, en somme – le tout joué au-dessus d’un abîme.
Le fait que Berlin soit devenue une ville tournée vers la rédemption – et que le Juif représente une figure clé dans ce domaine – est évident au vu de l’ « épidémie de mémoriaux consacrés à la Shoah » et de toutes les activités commémoratives qui y sont organisées.
L’Allemagne, comme aucune autre nation en Europe, a entrepris un admirable travail de « confrontation avec son propre passé » (Vergangenheitsbewältigung), et dans ce processus, Berlin, où l’extermination des Juifs a été planifiée et exécutée, occupe une place centrale. La population juive de la ville a connu, au cours des trois dernières décennies, une croissance considérable en termes de taille et de diversification. Outre les juifs allemands de souche et les juifs d’Europe de l’Est qui ont immigré après la guerre, Berlin accueille aujourd’hui d’anciens juifs soviétiques venus après la chute du rideau de fer au début des années 1990, ainsi que des juifs israéliens qui se sont installés ici en nombre croissant depuis le début du XXIe siècle. En outre, la judéité est mise en scène et célébrée partout, du théâtre au klezmer en passant par la cuisine juive… Mais ce « renouveau juif » ressemble souvent moins à un acte de guérison qu’à une nouvelle forme de défiguration – pour reprendre les mots du poète Paul Celan : « Sie haben mich zerheilt ! » (Ils m’ont guéri en morceaux !).
Le désir des Allemands d’assumer une histoire lourde de culpabilité les a poussés à combler le vide, à représenter ce qui ne peut l’être, car éprouver cette absence est tout simplement insupportable. Selon Sergey Lagodinsky, un dirigeant de la communauté juive qui a émigré d’Union soviétique, « les Juifs sont devenus un écran de projection avec lequel les Allemands tentent de faire taire leurs propres démons ».
Pour certains Allemands, se racheter signifie qu’ils doivent reconsidérer leur relation avec les Juifs, tandis que pour d’autres, cela signifie se convertir au judaïsme. « Il y a une tendance à s’identifier aux victimes », explique Cilly Kugelmann, ancienne directrice des programmes du Musée juif de Berlin. « Sur le plan émotionnel, on devient soi-même une victime et on efface les actes de ses ancêtres ». Pour Elad Lapidot, philosophe israélien vivant à Berlin, « les Protestants du XIXe siècle ne sont plus ni antisémites ni philosémites. Ils sont devenus Juifs. Ils ont éliminé l’altérité en devenant l’autre ». Berlin abrite un nombre croissant de Chrétiens allemands qui se sont convertis au judaïsme ; certains hommes et certaines femmes sont allés encore plus loin en devenant rabbins, formant une nouvelle génération de rabbins en Europe, dont beaucoup sont aussi des convertis. En effet, deux des synagogues les plus célèbres de Berlin sont dirigées par des convertis, et une partie importante des fidèles sont également des convertis récents au judaïsme. « C’est horrible, maintenant, tout le monde aime les Juifs ! », déclare Irene Runge, une juive allemande de l’ancienne République démocratique allemande (RDA).
Pour les convertis, embrasser le judaïsme signifie aussi souvent embrasser le sionisme. Ceux qui choisissent de rester laïques pourraient être mieux décrits comme étant des convertis au sionisme. Mais en franchissant cette étape, leurs rêves d’harmonie se heurtent à une profonde dissonance. Le sionisme était, et dans une certaine mesure reste, une réaction à l’intolérance et à la persécution en Europe, et au-delà, tout en évoluant pour devenir un défi actuel aux idéaux du multiculturalisme cosmopolite. « Ils pensent avoir échappé à leur tourment », dit Gesa Ederberg, rabbin de la synagogue Oranienburger Straße, elle-même convertie, « et ils atterrissent au milieu d’un autre tourment ». Dans le même temps, Berlin connait un afflux constant d’Israéliens, dont beaucoup sont désenchantés par le sionisme, ce qui présente un profond paradoxe : des Allemands sionistes et des post-sionistes israéliens rêvant d’un retour à un Weimar idéalisé.
Certains disent que les Israéliens sont attirés par Berlin pour la simple raison qu’il s’agit d’une version plus abordable que Tel Aviv. Il est cependant évident que beaucoup quittent Israël parce qu’ils ont perdu tout espoir en l’avenir politique et économique du pays et ne veulent pas être complices d’un gouvernement qui, selon eux, opprime un autre peuple, les Palestiniens. « Les jeunes Israéliens ont le sentiment d’avoir été vidés de quelque chose dans leur être qu’ils ne reconnaissent même pas », explique l’historien Dan Diner. « Ils sont ici à la recherche de quelque chose qui a été réprimé et refoulé par une idéologie qui voulait rédimer le juif de la diaspora et créer un nouveau Juif. » La présence à Berlin d’une importante communauté de Palestiniens – des réfugiés d’Israël, du Liban et de Syrie, et parfois de ces trois origines – complique encore plus l’histoire, brouillant les notions de victime et de bourreau, de réconciliation et de rédemption. « Avec les Juifs, les Allemands ont une merveilleuse histoire : Amour – Shoah – Rédemption », explique Yossi Bartal, un Israélien qui a créé une plateforme de dialogue israélo-palestinien à Berlin, » et les Palestiniens perturbent cette histoire… ». De nombreux Israéliens restent ambivalents par rapport au pays qu’ils ont quitté, mais pas moins par rapport au pays dans lequel ils se sont installés, s’inquiétant de rester toujours des personnages dans la pièce de quelqu’un d’autre – des Juifs pour Allemands plutôt que des Juifs allemands. Et c’est ainsi que Berlin devient un incubateur pour le « nouveau Juif ».
Ces vecteurs croisés de traumatismes sociaux et émotionnels ont fait de Berlin un laboratoire de paradoxes et de dissonances, alors que des groupes et des individus tentent d’échapper à une histoire trop lourde et de se réinventer dans une société ouverte qui permet à tous les récits de coexister : le metteur en scène d’opéra australien qui se déclare « Juif gay kangourou » et se donne pour mission de « mettre son doigt dans la plaie allemande » ; la palestinienne qui immigre en Allemagne avec un passeport israélien, symbole de la catastrophe de sa famille ; le philosophe israélien qui s’enorgueillit d’avoir fait partie de la « première Aliyah » vers l’Allemagne et pour qui la condition même du Juif est d’être un étranger ; le chrétien allemand converti qui devient rabbin et fonde le premier séminaire de théologie juive dans l’Allemagne de l’après-guerre ; la psychanalyste israélienne qui a honte de l’héritage marocain de sa mère, s’identifiant plutôt aux racines ashkénazes de son père, mais qui, après avoir déménagé à Berlin et épousé un chrétien allemand, fait face au bourreau intérieur et étreint son identité arabe ; le Juif allemand dont les parents ont fui l’Allemagne nazie pour s’installer à New York, qui revient en RDA après la guerre pour soutenir l’effort d’édification d’une nouvelle Allemagne communiste, devient agent de la Stasi et édite maintenant le magazine Chabad local ; la New-Yorkaise qui s’installe à Berlin et qui m’est présentée comme la survivante-mascotte de l’Holocauste dans la haute société allemande…
Coincée entre la rédemption allemande et la réinvention juive, Berlin vit un moment historique, mais est-ce le début ou la fin de quelque chose ? Les Juifs sont-ils déjà en train de perdre leur fonction symbolique pour les Allemands ? Des Juifs ont-ils osé de nouveau rêver de l’Allemagne au moment même où le monde a commencé à tourner le dos à la mémoire de la Shoah et à se laisser aller à une nouvelle frénésie de haine ethnique et religieuse ? Sommes-nous en train d’assister, comme certains le prétendent, à l’Abgesang, le chant du cygne – un chant du cygne sans la moindre trace de décadence ? Ce qui est clair, c’est que les questions posées par Berlin résonnent bien au-delà de ses frontières. Berlin est aujourd’hui l’emblème de quelque chose de plus grand, une sorte de Theatrum Mundi, un drame universel de l’altérité qui revêt ici une vivacité et une tension particulières.
Là encore, il m’a été rappelé que le drame le plus grandiose – et la lutte la plus profonde – se trouve dans l’intimité, et que la photographie est essentiellement l’art d’explorer ce que Fernando Pessoa appelle « la colonie étendue de notre être ». Comme l’a dit le photographe américain Edward Weston, « quoi de plus intime que l’étude rapprochée d’un objet, ou que d’être en accord absolu avec l’émotion d’une personne lorsqu’on travaille sur un portrait ». Et plus vous vous rapprochez d’un autre être humain, plus vous vous débarrassez tous deux de l’illusion du moi singulier et révélez des multitudes ; la véritable intimité n’est pas un triomphe sur l’éloignement, mais la découverte des nombreux étrangers qui sont en vous. Oser l’éloignement plutôt que de s’accrocher à des fictions, à des récits que nous avons taillés pour combler la réalité insupportable, dissonante, changeante, intérieure, extérieure, les fragments qui ne peuvent jamais se réconcilier, voilà la seule rédemption, le seul Zerheilt.
Passé, fantômes, victimes, bourreaux, exil et migration, altérité, uniformité, inversion, conversion, rédemption, appropriation, commémoration, célébration, performance, identité, peur, territoire, trompe-l’œil, divertissement, tyrannie de la représentation, marchandisation, fragmentation, confusion, désintégration, chaos et, bien sûr, les feuilles… Comment rendre justice à tout cela tout en résistant à la tentation de lui donner un sens ? J’ai tenté de traverser cette constellation de tensions non résolues et de frontières qui se dissolvent avec ma caméra – immergée dans des récits, mais non liée par aucun d’entre eux, engageant des conversations dont les photographies et les mots de ce livre sont des échos – mais surtout, en acceptant l’invitation à écouter ce « murmure de l’invisible » et en osant m’appuyer sur le vide.
Frédéric Brenner
Berlin, Spring 2017 – Spring 2021
Notes
1 | Avec Stan Neumann en 1990 |
2 | « Zerheilt » : Frédéric Brenner emprunte ce mot à Paul Celan qui l’invente dans sa correspondance avec Ilana Shmuheli. Celan l’emploie pour décrire l’effet produit sur lui par ses différents séjours en hôpital psychiatrique. Le terme signifie littéralement « guéri de travers ». Brenner lui-même, dans la version anglaise du catalogue, dit « healed into pieces », ce qui est une excellente traduction pour rendre compte d’un processus de guérison à l’œuvre, mais qui laisse la personne guérie comme reconstituée de travers et donc détruite en tant que personne. |