Rothenburg

« Rothenburg » est extraite du recueil de nouvelles originales en yiddish The Secret of Polar Bears (Der sod fun vayse berne, Tel Aviv, 2017) pour lequel son auteur, Ber Kotlerman, a reçu le prix Hirsh et Dvora Rosenfeld pour la littérature yiddish. Elle peut être lue dans sa version originale en yiddish ici : ראָמאַנטישע שטר אַסע

 

Samuel Bak, 1976, Jewish Landscape (c) Wikiart

 

Innombrables, les toits et tourelles de Rothenburg, encerclés d’une muraille crénelée, présentaient un ensemble architectural séducteur, dont l’harmonie sans défaut charmait les yeux plusieurs lieues à la ronde. Les premiers rayons du soleil levant avaient allumé dans la ville, depuis l’Orient, un bûcher flamboyant, d’où s’envolaient ici et là des langues de feu, comme des tours ou des coupoles. Plus on s’approchait, plus la flamme semblait éclatante : elle gagnait du terrain, engloutissait le ciel et la terre puis finalement se brisait en éléments disparates – balcons, fenêtres, corniches, gouttières…

Tout autour des murs de la ville serpentaient de puissants remparts de terre, envahis de hautes herbes sèches. Ces remparts cachaient de leur corps terreux un profond fossé. On ne s’avisait de l’existence de ce dernier qu’à la vue de deux chaînes de fer auxquelles était suspendu, devant une gigantesque porte d’entrée, un pont fait de rondins de bois grossièrement attachés.

Malgré l’heure matinale, la porte était déjà grand ouverte. Un moine à la tonsure rasée de près surgit d’une embrasure dans la muraille de la ville. Il retroussa les larges manches de sa robe noire jusqu’aux épaules et se mit à tirer consciencieusement sur une corde pour remonter un seau rempli d’eau à ras bord.

Une tâche de soleil sauta sans qu’on s’y attende de la hallebarde d’un garde casqué de toile pour s’encourir en-haut du mur.

Battant de ses ailes de bois la route pavée, un chariot sortit par la grande porte, recouvert d’une bâche d’un gris sale. L’espace d’un instant en jaillit le regard curieux d’un petit garçon coiffé d’un chapeau de lutin. De l’autre côté, une foule colorée s’écoulait – des hommes et des femmes qui avaient l’air de paysans, vêtus de costumes sommairement tissés, avec des sacs et des paniers sur le dos. Ce matin, les gens se pressaient d’entrer au plus vite dans la ville. Rothenburg s’apprêtait pour sa célèbre foire, renommée dans toute la Basse-Bavière.

Nous nous glissâmes dans la foule et passâmes la porte devant les gardes puis, après avoir emprunté une petite rue étroite qui partait sur le côté, nous débouchâmes sur la vaste place du marché. Les ombres épaisses tapies aux coins de la place et dans les passages efflanqués entre les maisons disparaissaient peu à peu, reculant régulièrement sous les assauts du soleil qui se levait sur la ville. Nous tenant face au soleil, nous posâmes sur un banc de pierre nos sacoches de velours bleu. Elles étaient brodées au fil d’or du dessin d’une ville dorée entourée d’un mur et sur laquelle se levait un soleil doré.

Juste au milieu de la place, sur des tréteaux, fumait une marmite en fonte dans laquelle cuisait une sorte de ragoût. Un paysan à la barbe en éventail découpa d’un coup de hache une large bûche sur un billot colossal et la jeta dans le feu. La flamme devint plus vive et nous nous rappelâmes l’antique lamentation « Questionne, toi qui brûles dans le feu »[1].

Nous défîmes les lacets de nos sacoches et en sortîmes des morceaux d’étoffe rectangulaires, rayés de bleu, avec de longs fils aux quatre coins et des franges courtes sur les longueurs. Tout en récitant des bénédictions, nous les enroulâmes pour un instant autour de nos têtes à la manière de turbans, puis nous en rejetâmes la partie supérieure derrière nos épaules, comme une capuche.

D’agiles garçons en chemise de coton nouée de ficelle brute installèrent des tables de bois devant les innombrables gargotes et tavernes.

Nous déroulâmes hors de leurs sombres étuis de nacre deux petites boîtes de cuir entourées de longues lanières noires. Chacun d’entre nous fixa l’une de ces deux petites boîtes sur son bras gauche et la deuxième au-dessus de ses yeux, en laissant pendre les lanières des deux côtés sur sa poitrine. Ensuite, chacun retourna à la première des deux boîtes et se ceignit le bras gauche jusqu’à la paume.

Un homme nu jusqu’à la taille, en étroits pantalons noirs, entourait son petit étal d’une barrière de ficelle.

Les yeux fermés à cause du soleil, nous enroulâmes notre majeur d’un triple anneau. Ainsi nous fiancions-nous à jamais dans le Discernement et la Justice, l’Amour et la Compassion, dans la foi. Obstinés à révéler le Créateur, nous appelions encore et encore : Ecoute Israël, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un !

Sur la place du marché, marchandes et marchands installaient avec amour leurs produits sur des charrettes rustiques.

La sphère violette du soleil flamboyant montait sous nos paupières fermées. Cette sphère violette et floue persista aux côtés du véritable soleil même après que nous eûmes rouvert les yeux – autour de nous, des juifs de Rothenburg nébuleux étaient debout dans leurs taliths blancs. Ils s’en étaient couvert la tête, de sorte qu’on ne pouvait voir leurs visages. Nous cherchâmes en vain à reconnaître parmi eux rabbi Meir fils de Baroukh et rabbi Asher fils de Yehiel. Nous étions sûrement arrivés en retard ; peut-être les honorables maîtres étaient-ils depuis longtemps partis pour Magentza et rabbi Meir avait-il déjà péri dans la geôle du Duc Albrecht après avoir interdit que l’on s’acquitte pour le libérer du devoir de rançon, et peut-être rabbi Asher et ses fils avaient-ils fui déjà pour Tolède. Les juifs de Rothenburg se balançaient en rythme et murmuraient dans un chuchotement sourd des paroles inconnues. Parfois seulement on entendait le refrain formidable : A jamais et pour tous les temps des mondes…

Finalement, nous parvînmes à saisir quelque chose de leur bourdonnement, qui s’élevait dans la terreur et l’épouvante de plus en plus haut, emplissant la place du marché et les espaces entre les maisons – jusqu’à la sphère violette. Peu à peu, les clameurs et les combinaisons kabbalistiques se mirent à former des mots, et ces mots devinrent une prière étrange, on eût dit que rabbi Meir y coulait sa langueur. Nous eûmes tous l’impression de nous trouver sur le point de comprendre les secrets scellés en elle –

Dieu a dû se tourner vers nous avec la Torah
Pour pouvoir ensuite la détruire par le feu
C’est pourquoi Dieu a choisi pour toi le Mont Sinai
Afin de t’élever et ensuite de te rejeter
Je continuerai longtemps de pleurer ainsi et de verser des larmes
Jusqu’à ce qu’un fleuve naisse de ces larmes
Et jusqu’à ce qu’il atteigne tes deux seigneurs qui reposent au Mont Hor
Moïse et Aaron et je leur demanderai
A ces êtres chers et dévoués
S’ils ont une nouvelle Torah déjà prête
Es-tu déjà devenue complètement superflue
Dieu t’a-t-il pour cette raison brûlée avec rage
Comment la nourriture peut-elle conserver pour moi
La douceur de son goût tandis que j’ai vu
Comme on t’a emmenée quelque part dans une rue
Sur des chemins obscurs et l’on t’a humiliée
On a brûlé ce qui appartenait à Dieu
Le berger des cieux te consolera encore
Il rassemblera les tribus
Il relèvera ceux qui sont tombés
Tu te pareras de vêtements de soie
Tu t’empareras d’un tambourin et du danseras dans la joie
Et je serai fier lorsque Dieu fera briller à nouveau sa lumière
Et la nuit disparaîtra…

Une fenêtre s’ouvrit à la maison juste en face, une femme y apparut en coiffe blanche. Elle regarda autour d’elle et, comme si elle n’avait pas vu les hommes en prière, elle renversa vivement tout le contenu d’un pot de faïence. Puis elle referma immédiatement le volet et disparut. Nous attendant à une réaction fâchée de leur part, nous nous tournâmes vers les juifs de Rothenburg, mais eux aussi s’étaient dissipés. Dans une petite flaque sur le pavé, des pelures de pommes de terre jouaient avec les rayons du soleil.

Depuis la façade d’une auberge à côté de l’Hôtel de Ville, on entendit sonner une bizarre horloge d’où surgit en automate ventru l’ancien maire de Rothenburg. Levant une main de maître, il but d’un coup toute une cruche de vin de Moselle, sauvant ainsi pour la énième fois la ville de la destruction pendant la guerre Trente ans.

Très haut au-dessus de nous, une banderole claquait dans le vent, portant en gigantesques caractères : « Bienvenue à la parade médiévale ! »


Ber Kotlerman

Traduit du yiddish par Macha Fogel

Ber Kotlerman, professeur de littérature et de culture yiddish à l’université Bar Ilan, en Israël, appartient à la nouvelle génération « non orthodoxe » d’auteurs yiddish. Il a passé son enfance au Birobidzhan, la région autonome juive de l’Extrême-Orient russe, où sa famille a émigré après la Shoah. De la fin des années 1990 au début des années 2000, il a été directeur de l’Association des écrivains et journalistes yiddish en Israël et représentant israélien des New York Yiddish Forverts. Depuis 1999, il collabore à divers périodiques yiddish aux États-Unis, en Israël, en Pologne et en France. Il y a un an, un nouveau livre en yiddish de Kotlerman a été publié à Londres, cette fois une histoire à suspense sur la vie juive en Chine, Forsaken (Di opgeshtoysene). Ber Kotlerman a reçu le prix Hirsh et Dvora Rosenfeld pour la littérature yiddish pour son recueil de nouvelles originales en yiddish intitulé The Secret of Polar Bears (Der sod fun vayse bern, Tel Aviv, 2017) dont est extrait la nouvelle « Rothenburg »

Notes

1 Extrait de l’élégie du rabbin Meir de Rothenburg du 13e siècle intitulée « Sha’ali serufa ba’esh » (« Demande, ô toi qui es brûlé dans le feu ») pour commémorer la destruction du Talmud de Paris en 1244, lorsque des centaines de manuscrits juifs ont été brûlés par le clergé chrétien. Il est récité par les Juifs ashkénazes le jour du jeûne de Tisha B’av.

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