Alors que l’Ukraine est légitimement au centre de l’attention du monde entier, K. traduit ce court article publié il y a bientôt une semaine, le jeudi 24 février dernier, par Gabe Friedman dans le Jewish Telegraphic Agency. Sous la forme de réponses à quelques questions simples, le journaliste américain dresse un portrait succinct de la population juive ukrainienne : sa démographie, sa répartition et ses premières réactions à l’invasion.
(JTA) – Jeudi dernier, toutes les menaces, craintes et hypothèses sont devenues réalité lorsque la Russie a lancé une invasion armée à grande échelle par voies terrestre et maritime en Ukraine.
Ce jour-là, après des semaines au cours desquelles ont circulé des informations inquiétantes concernant les plans de la Russie pour tenter d’annexer certaines parties de cet ancien membre de l’Ex-Union soviétique – qui s’est rapproché de l’OTAN et des puissances occidentales, et rendait le Kremlin furieux –, Vladimir Poutine a annoncé à la télévision qu’il avait lancé une « opération militaire spéciale ». Au même moment, des explosions se faisaient déjà entendre à Kiev et dans plusieurs autres grandes villes ukrainiennes. Des explosions et des troupes russes ont été signalées de la Crimée, à l’est, à la région de Lviv, à l’ouest, et les responsables ukrainiens ont déclaré que des dizaines de soldats et de civils avaient été tués dès le premier jour.
C’est la deuxième fois, au cours des dix dernières années, que Poutine envahit certaines parties du pays – en 2014, la Russie avait déjà annexé la Crimée, donnant le coup d’envoi à des mois de combats à la frontière entre les deux pays. Plus de 10 000 soldats russes et ukrainiens ont été tués dans cette guerre depuis 2014. Mais dès le début de la nouvelle attaque de Poutine, il apparaissait déjà que ce nouveau conflit pouvait rapidement se transformer en une affaire de plus grande envergure encore. La plupart des analystes considèrent cette escalade comme le conflit armé le plus important en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
Des dizaines de milliers de Juifs vivent dans ce pays, ce qui en fait le foyer d’une des plus grandes communautés du monde – une communauté juive dont l’histoire torturée, marquée par les persécutions et les bouleversements constants, détermine sa réaction face à cette attaque russe. Voici un bref aperçu de qui sont ces Juifs ukrainiens, de ce qu’ils vivent et de ce qu’ils éprouvent.
Combien de Juifs vivent aujourd’hui en Ukraine ?
C’est une question à laquelle il est difficile de répondre avec précision. La réponse est compliquée en raison de la composition culturelle de la communauté juive ukrainienne – et de son histoire. Une étude démographique de 2020 sur les Juifs d’Europe estime à 43.000 le nombre d’Ukrainiens qui s’identifient comme Juifs. Mais certaines estimations concernant le nombre de personnes d’ascendance juive quadruplent ce chiffre.
En dépit des siècles d’antisémitisme et des pogromes qui ont confiné les populations juives dans quelques poches de l’Europe de l’Est, à l’instar de la Zone de Résidence qui comprenait une grande partie de l’Ukraine moderne, on estime que plus de 1,5 million de Juifs vivaient, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans ce qui correspond aujourd’hui au territoire ukrainien.
Environ un million de ces Juifs ont été tués pendant la Shoah. Un recensement effectué en 1989 a estimé que près d’un demi-million de Juifs vivaient encore en Ukraine avant la dissolution de l’Union soviétique, sous le régime duquel les Juifs étaient persécutés. Ils se voyaient refuser le droit d’émigrer et ils étaient contraints de dissimuler leurs pratiques religieuses dans une société où régnait l’antisémitisme. Après l’effondrement de l’Union soviétique, près de 80 % de ces Juifs sont partis, en particulier pour Israël. Ceux qui sont restés étaient souvent les Juifs les plus âgés et les plus pauvres, ainsi que ceux qui étaient déconnectés de leur culture juive, sans doute à cause des décennies de persécution dont ils avaient été les victimes.
L’enquête démographique de 2020 a estimé que, en plus d’un « noyau dur » de 43 000 Juifs, environ 200 000 Ukrainiens étaient en principe éligibles à la citoyenneté israélienne, ce qui signifie qu’ils ont une ascendance juive identifiable. Selon le Congrès juif européen, ce nombre pourrait atteindre 400 000.
Dans JTA, nous avons déjà évoqué les actions des organisations juives internationales pour venir en aide à la population juive du pays ; les initiatives organisées en vue de redynamiser les jeunes générations de Juifs ukrainiens ; ainsi que celles destinées à attirer les Juifs ukrainiens en Israël.
Où vivent la plupart des Juifs d’Ukraine ?
La plupart des Juifs d’Ukraine vivent dans les grandes villes du pays, mais certains, surtout les plus âgés, vivent dans des villes plus petites et dans des villages pauvres éparpillés sur tout le territoire. L’attaque de la Russie ayant visé l’ensemble de l’Ukraine, toutes les communautés juives sont exposées à la violence et aux conséquences de la guerre. La liste qui suit, contenant des estimations fournies par les communautés elles-mêmes – n’est pas exhaustive :
Kiev – La capitale de l’Ukraine, qui compte près de 3 millions d’habitants, abrite environ 110 000 Juifs et une demi-douzaine de synagogues actives.
Dnipro [Dnepropetrovsk] – Cette ville orientale, qui était interdite aux civils non autorisés pendant l’ère communiste en raison de la présence de multiples complexes militaires, compte aujourd’hui environ 60 000 Juifs. Elle abrite des restaurants casher, une synagogue, un mikvé et de nombreuses entreprises appartenant à des Juifs. En 2012, la construction d’un bâtiment de 22 étages ayant la forme d’une ménorah a été achevée.
Kharkiv – cette ville industrielle proche de la frontière russe est l’une des plus grandes d’Ukraine, et environ 45 000 Juifs y vivent.
Odessa – Dans cette grande ville portuaire du sud du pays, qui compte environ un million d’habitants, on trouve également 45 000 Juifs, quatre synagogues actives, un musée juif, deux centres communautaires juifs et pas moins d’une douzaine d’écoles ou de jardins d’enfants juifs. Elle abrite également quatre orphelinats pour enfants juifs, gérés par le mouvement hassidique Chabad-Lubavitch. À la fin du XIXe siècle, les Juifs représentaient plus d’un tiers de la population de la ville.
Uman – cette petite ville abrite la tombe du rabbin Nahman de Breslov, qui date du XVIIIe siècle. Elle attire des dizaines de milliers de Juifs hassidiques lors d’un pèlerinage annuel, mais quelques centaines de Juifs, pour la plupart israéliens, y vivent désormais toute l’année.
Lviv – Cette ville à l’ouest de l’Ukraine, proche de la Pologne, abrite quelques petites communautés juives de 100 à 200 personnes chacune[1].
Comment les Juifs réagissent-ils à la violence ?
Compte tenu de leur histoire traumatisante, les Juifs ukrainiens sont particulièrement effrayés par la possibilité d’une guerre prolongée. À Odessa, le rabbin Shlomo Baksht a expliqué aux enfants orphelins dont il a la charge qu’ « il y avait une guerre mais qu’ils n’étaient pas visés ». Il a précisé que si certains avaient été rassurés par ses propos « d’autres n’avaient pas été ni convaincus ni rassurés et que la peur se lisait dans les yeux [des enfants]. » Le mois dernier, nous avions relaté comment certains Juifs préparaient déjà leurs valises. Mais au vu de l’ampleur des violences qui ont éclaté – et qui ont conduit les aéroports ukrainiens à annuler tous les vols commerciaux – de nombreux Juifs locaux ont été contraints de rester sur place. Pour beaucoup de personnes âgées qui souffrent de pauvreté, d’anxiété et de solitude – situation que l’épidémie de COVID-19 a aggravée – la guerre va entraîner de nouveaux troubles physiques et psychologiques, a déclaré Amos Lev-Ran, cadre supérieur de la division ex-soviétique de l’American Jewish Joint Distribution Committee (JDC), l’un des principaux organismes d’aide aux Juifs ukrainiens démunis. « Plus la situation s’aggrave et plus les besoins deviennent pressants », a déclaré M. Lev-Ran. Le JDC a déjà augmenté ses contributions au cours des derniers mois, ajoutant 4,4 millions de dollars à ses dépenses d’aide aux Juifs ukrainiens depuis novembre.
Certains autres Juifs – pour la plupart issus d’une génération distante de l’époque soviétique – se sont assimilés à la culture patriotique de l’Ukraine et veulent protéger leur patrie à tout prix. « J’ai repoussé tout achat important. Je veux acheter des armes », a déclaré à JTA au début du mois Vlodymyr Zeev Vaksman, président de la communauté Tiferet Masorti d’Odessa, âgé de 40 ans.
Les Juifs sont-ils en sécurité ?
Le week-end dernier commençait à circuler une lettre que Bathsheba Crocker, l’ambassadrice américaine aux Nations unies, a envoyée à son haut-commissaire chargé des droits de l’homme. Dans cette lettre, l’ambassadrice écrivait que les États-Unis pensaient qu’au lendemain de l’invasion, la Russie chercherait à cibler une série de personnes spécifiques « qui s’opposent aux actions russes » par le biais « d’assassinats, d’enlèvements et de disparitions forcées, de détentions injustes et de recours à la torture ». Parmi les personnes figurant sur cette liste, aux côtés des dissidents politiques, des militants LGBTQ et d’autres groupes visés, figurent des « populations vulnérables telles que les minorités religieuses et ethniques » a précisé Bathsheba Crocker. Certains, sur les médias sociaux ont émis l’hypothèse que les Juifs en faisaient partie.
There are over 200,000 Jews in Ukraine today. When the intel says Putin plans to execute “religious minorities” in Ukraine, let’s be crystal clear on what actually means.
— Tristan Snell (@TristanSnell) February 21, 2022
Nous ne savons pas si cette liste est réelle et quelles mesures seront prises, le cas échéant, à l’encontre des personnes qui y figurent. Mais nous savons deux choses : Poutine a mené pendant des années les actions décrites par Crocker contre ses opposants politiques et contre toute personne d’importance qui conteste son règne autocratique. Il s’est également efforcé de projeter une image pro-juive sur la scène mondiale, cultivant des relations étroites avec des rabbins Chabad et des dirigeants israéliens, dont l’ancien Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. Pourtant, tous les Juifs russes ne sont pas convaincus par les gestes de Poutine. Il y a quelques années, un cas d’expulsion de plusieurs rabbins du pays, pour de prétendues raisons de sécurité nationale, a conduit beaucoup de gens à s’interroger sur ses motivations réelles.
Le fait est que Poutine instrumentalise les thèmes juifs – et nazis – pour promouvoir son programme.
Le président ukrainien est juif – comment cela rentre en ligne de compte ?
Sous les feux de la rampe, Volodymyr Zelensky est le tout premier président juif d’Ukraine. C’est un néophyte en politique de 44 ans dont le métier, avant son élection en 2019 , était de jouer dans des émissions de télévision comiques. Sans être religieux, Zelensky a commencé à faire référence à son identité juive et à proclamer publiquement sa solidarité avec Israël ces dernières années. Bien qu’il ait remporté l’élection de 2019 haut la main – après avoir été victime de quelques attaques antisémites pendant la campagne – la cote de popularité de Zelensky s’est effondrée au fil du temps, son image de franc-tireur et de réformateur déterminé à s’attaquer à la corruption dans son pays s’étant dégradée.
Au cours de la même période, la montée de l’antisémitisme, parfois liée à celle d’un hyper-nationalisme, est devenue un problème de fond en Ukraine. La Russie, profitant probablement de ce fait, a fait de la désinformation antisémite un élément clé de sa guerre en ligne menée par procuration contre l’Ukraine, et de ses efforts pour galvaniser le soutien à la guerre parmi les citoyens de son pays. Ainsi, pendant la révolution de Maidan en 2014, une série de manifestations violentes ayant conduit à l’éviction de l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch, un allié de Poutine, le Kremlin s’était lancé dans une campagne de désinformation « pour diviser les Ukrainiens selon des lignes ethniques et religieuses et les délégitimer en les dépeignant comme des nazis et des fascistes », explique Sam Sokol, ancien correspondant de la Jewish Telegraphic Agency et l’auteur de Putin’s Hybrid War and the Jews: Antisemitism, Propaganda, and the Displacement of Ukrainian Jewry (New York: Institute for the Study of Antisemitism and Global Policy, 2019)[2] « Les Russes ont diffusé de fausses informations sur des incidents antisémites imaginaires et se seraient livrés à des provocations antisémites », a déclaré Sokol, qui ajoute : « En réponse, les Ukrainiens ont lancé des accusations similaires contre les Russes. Les Juifs se sont retrouvés instrumentalisés par les deux camps. »
La tendance s’est poursuivie – dans son discours annonçant la guerre, Poutine a comparé les dirigeants ukrainiens aux nazis, ce qu’il avait déjà fait à plusieurs reprises depuis 2014. Les dirigeants ukrainiens ont pour leur part porté des accusations similaires contre leurs rivaux russes…
« L’objectif est de protéger les personnes qui ont été soumises à des persécutions et à un génocide […] pendant les huit dernières années. Et pour cela, nous nous efforcerons de démilitariser et de dénazifier l’Ukraine », a déclaré Poutine pour justifier l’invasion. Zelensky, dont des membres de la famille sont morts pendant la Shoah, est particulièrement sensible à ce genre de rhétorique. Jeudi dernier, le compte Twitter officiel du gouvernement ukrainien a partagé l’image d’un dessin animé montrant Adolf Hitler souriant et touchant la joue de Poutine. « Ce n’est pas un ‘même’, mais bien notre et votre réalité du moment », était-il écrit sur le compte.
Comment Israël est-il impliqué dans ce conflit ?
Sur le plan diplomatique, Israël a tenté d’équilibrer les liens étroits qu’il entretient avec l’Ukraine et la Russie à mesure que le conflit se durcissait. Il s’agit d’un tissu de relations complexes, notamment parce que la Russie est un proche allié de la Syrie, l’un des principaux ennemis d’Israël.
Jusqu’à jeudi dernier, les dirigeants israéliens n’avaient pas spécifiquement nommé la Russie dans leurs déclarations à propos de conflit. Mais le discours a changé ce jour-là, puisque le ministre israélien des Affaires étrangères, Yair Lapid, a fermement condamné l’invasion. En même temps, le Premier ministre Naftali Bennett, tout en exprimant sa solidarité avec les Ukrainiens, s’est pour sa part abstenu d’émettre une condamnation similaire dans sa déclaration…
Les responsables israéliens se préparent à une augmentation de l’immigration des Juifs ukrainiens et de leurs familles en Israël – qu’ils encouragent par le biais de l’Agence juive et de Nativ, une agence ayant une mission similaire qui se concentre exclusivement sur les Juifs de l’ancienne Union soviétique. L’Agence a été « inondée » de demandes jeudi dernier. L’International Fellowship of Christians and Jews, un groupe philanthropique pro-Israël, a aidé l’Agence juive à faire sortir par avion une centaine de Juifs d’Ukraine le week-end dernier.