Que faire de Pourim ?

Le sens de Pourim – fête exilique par excellence en ce qu’elle reflète l’enjeu de la protection du peuple dispersé – n’est-il pas appelé à s’estomper dès lors que les juifs se sont donnés un État chargé de les préserver de la persécution ? C’est la question que rouvre Danny Trom à la lumière du 7 octobre et de ses suites. Comment doit-on comprendre que circulent, pour le Pourim de cette année, des appels à ce que les enfants adoptent le costume de Batman d’Ariel Bibas ? N’est-ce pas que la condition politique juive en exil demeure latente dans la réalisation du projet sioniste, n’attendant que son actualisation ?

 

« Hommage à Ariel Bibas : Enfants du pays déguisez vous en Batman [pour Pourim] ».

Parmi les fêtes qui scandent le calendrier juif, Pourim a ceci de particulier qu’elle n’est liée d’aucune manière à la terre d’Israël, ni à la pérégrination dans sa direction, ni à ses cycles agraires, ni au Temple. Sans fondement dans les cinq livres de la Tora et pourtant ancrée dans le rouleau d’Esther (finalement inclus dans le canon, non sans hésitations), elle fut, comme Hanouka, instituée par les autorités rabbiniques, mais en inversant la logique des rapports entre le centre et la périphérie : alors que Hanouka a pour épicentre le Temple reconquis, les faits rapportés dans le livre d’Esther se déroulent en exil du début à la fin. Demeure dans le rouleau d’Esther une référence discrète à Jérusalem, lorsque le texte indique que Mardochée, juif (yehoudi) résidant à Suse, ville-capitale de l’Empire perse, est un descendant du roi Jeconias qui fut jadis exilé (hagleta). Ainsi, la meguila signale-t-elle d’emblée que le nom juif et la galout s’entre-appartiennent.

Le présent du livre d’Esther est l’exil, sans autre horizon. Ceci a frappé le commentaire rabbinique le long des générations, de même que l’absence de toute mention du nom de dieu à laquelle ils ne pouvaient se résoudre. Tel est le ressort du compte à rebours que cette petite chronique met en scène : en exil, sous le gouvernement des nations, le peuple juif est toujours potentiellement menacé par le roi mal conseillé et influençable, et pourtant sauvé in extremis par l’intervention d’un intercesseur proche du pouvoir suprême. En écoutant Esther, la reine qu’il a choisie, le roi se ravisera en suspendant l’exécution d’un décret condamnant les juifs à mort qu’il a pourtant lui-même édicté. La vie du peuple se fait donc, en exil, vie suspendue, survie.

De l’omission du nom de dieu dans le récit devait-on conclure qu’il s’absente en exil ou que sa présence y est voilée, ou alors qu’il y détourne volontairement sa face en abandonnant son peuple à la vie naturelle des autres peuples ? Ou peut-être se cache-t-il au cœur de la meguila, tapi dans le nom même d’Esther, puisque le voilement de sa face (astir panaj) consonne avec le nom de la reine, d’où l’espoir que sa présence rassurante accompagne son peuple. L’accumulation des réponses teintées d’incertitude traduit la condition politique précaire du peuple juif en exil, dont la survie va aussi dépendre de sa propre capacité à se perpétuer en prenant l’initiative, en se débrouillant si nécessaire sans le concours divin. Du moins, s’ouvre ici une marge de manœuvre que le commentaire du rouleau d’Esther ne cesse de soupeser en la pondérant, dès lors que la providence doit bien s’y exercer malgré son absentement.

« D’où viendra le secours ? » demande la reine Esther dans l’antichambre de la cour alors que, étreinte par l’angoisse, elle s’apprête, au péril de sa vie, à intercéder pour son peuple auprès du roi, juste avant que le décret ne prenne effet. Ce faisant, elle formule la question centrale de la meguila. À propos de cette question, le commentaire remarque que ce « lieu » (makom) est un des noms de dieu. Cette réponse trop simple, trop espérée pour être crédible, le commentaire traditionnel la considère comme insatisfaisante et s’efforce, en passant en revue l’identité des personnages impliqués dans cette chronique, d’examiner la nature des liens qu’ils entretiennent le long du récit. Afin d’identifier le lieu du secours, le commentaire pivote autour de la structure du pouvoir en exil.

Ceci est particulièrement saillant dans le midrash sur Esther, qui pose que le mot « roi », dont les occurrences dans la meguila sont nombreuses, est polysémique. Lorsqu’il est écrit « le roi Assuérus », il s’agit effectivement de ce roi-là, ce personnage de chair et sang qui règne actuellement sur l’empire de Perse-Médie, constitué de 124 provinces. Mais lorsqu’il est écrit « roi » sans que son nom soit spécifié, référence est faite soit à ce même roi Assuérus soit au Roi de rois tout-puissant qui règne partout (dieu). De cette technique consistant à lire « comme-ci » (ke-ilou) découle une thèse relative à la condition politique exilique : si « roi » est susceptible de renvoyer alternativement au roi du pays étranger, celui qui règne sur le pays de résidence des juifs, et au Roi des rois qui est le Roi du monde, c’est que les deux instances nourrissent une affinité. Le midrash nous invite alors à lire la meguila en oscillant entre les deux instances contenues dans le mot « roi », sans jamais les confondre.

Cette polysémie dédouble le « lieu » du pouvoir, de sorte que l’on peut en conclure que les deux instances partagent une même fonction, celle de protéger le peuple juif. Ce partage se déduit d’une analogie sur laquelle le midrash insiste : de même que le Psaume promet qu’« il ne dort ni ne sommeille le gardien d’Israël », le roi souffre d’une insomnie dans la meguila, insomnie dont le commentaire dit qu’elle annonce le début du salut dans le récit. En exil donc, le roi impérial veille sur Israël (chomer yisrael), se substituant ainsi à celui dont c’est la fonction principielle. En exil, suggère ici clairement le midrash, le roi du pays de résidence est comme l’auxiliaire de dieu, au sens où lui revient, par une délégation implicite, la fonction protectrice. Assumera-t-il cette fonction ou, à l’inverse, détruira-t-il le peuple qui, avec l’exil, lui a été donné en dépôt ? Voilà l’enjeu du récit. Le livre d’Esther se lit donc comme une promesse de survie en exil, que dieu se soit éclipsé ou qu’il ne veille sur son peuple que d’un œil distrait, peu importe. Dès lors que les deux instances lisibles dans «  roi » partagent la puissance menaçante et protectrice, les yeux du lecteur de la meguila sont rivés à la conduite du roi.

Cette construction s’est avérée ajustée à l’interprétation de la situation politique des juifs, à moins que la meguila d’Esther soit déjà elle-même la réfraction d’une condition politique dont les contours sont fixés. Ceci au point que le scénario que propose la meguila servira de scripte pour inscrire dans la mémoire tout événement local dont les traits confèrent un air de famille avec cette chronique. Nommés Pourims « secondaires » (cheni), ces récits, calqués stylistiquement sur le rouleau d’Esther, commémorent une itération locale de la survie d’une communauté juive. Rabbi Yom Tov Lipmann Heller institue ainsi un Pourim à Cracovie en 1643 pour marquer la fin d’une période de troubles intenses. Le Pourim de Florence commémore le sauvetage des juifs de la ville par l’évêque en 1790, alors que la foule s’apprête à les massacrer. Le Pourim d’Edom commémore l’échec de la prise d’Alger par l’expédition menaçante de Charles Quint en 1524, de même que le Pourim de 1775, institué également à Alger, fête l’échec de la conquête d’Alger par le Comte O’Reilly. Le Pourim d’Oran de 1830 rappelle l’évitement du massacre lorsque les Arabes musulmans accusèrent les juifs de la ville de connivence avec l’envahisseur français. Le Pourim d’Hitler, fêté à Casablanca, est fixé à la date du débarquement américain en Afrique du Nord qui évitât que la ville soit prise par les troupes allemandes. La liste de ces « petits » Pourims (pourim katan), parfois éphémères, est longue, ouverte aux prolongements, chaque occurrence se matérialisant par la rédaction d’une meguila spécifique destinée à être lue publiquement dans la synagogue. Chaque élément de cette chaine est certes inséré dans son contexte particulier, mais s’y range sous les auspices d’un esprit commun en marquant le soulagement consécutif à l’évitement d’une catastrophe annoncée. Formant une série où l’événement à peine survenu s’inscrit comme l’une des multiples répliques d’un tremblement de terre, la série reconfigure en retour le rouleau d’Esther en « Pourim de Suse », lequel n’est en somme que la première mouture d’une conjoncture critique amenée à se répéter.

Cette pratique, qui consiste à décrypter les événements en cours à travers une matrice dont ils ne sont que des variations, met la meguila en exception. Alors que les fêtes juives, en transportant des objets inaccessibles, coupés de la réalité de l’exil, tels la Terre ou le Temple, sont comme nimbées d’un halo d’irréalité, Pourim manie des objets que l’on a sous la main — le roi, l’ennemi, l’intercesseur —, dessinant une réalité complètement calée sur le présent de l’exil. Si les fruits de la Terre ou les sacrifices du Temple nécessitent un immense effort d’abstraction pour ne pas sombrer dans un passé périmé, Pourim touche immédiatement l’expérience la plus concrète de la vulnérabilité des juifs jetés dans un monde historique chaotique. Il est significatif que du rouleau qui porte le nom d’Esther (parfois aussi appelé rouleau de Mardochée, du nom du tuteur qui guide Esther et à qui elle obéit) existe des copies titrées « rouleau d’Assuérus », rappelant qu’en dernière instance, ce n’est peut-être pas tant l’activisme de la paire Esther-Mardochée qui sauve le peuple, mais par la paire Assuérus-Dieu qu’advient le sauvetage.

Aussi la meguila, et la fête populaire qui s’y trouve adossée, situent les juifs simultanément sur le plan immuable du calendrier hébraïque et sur celui, variable et aléatoire, de la vie politique en exil. Spéculaire, le carnaval de Pourim mime cet espoir du renversement des places du faible et du fort. La permutation des positions, celle de la minorité vulnérable et celle du pouvoir potentiellement destructeur allié aux foules meurtrières, marque l’inversion de la courbe du récit : Haman, le vice-roi qui manipule le roi pour qu’il agrée à éliminer les juifs, est finalement pendu par la corde qu’il prévoyait pour Mardochée, tandis que les juifs menacés d’extermination massacrent leurs ennemis avec l’autorisation du roi. Les historiens ont décelé dans cette chute du récit un fantasme de puissance destiné à compenser l’impuissance réelle des juifs partout où ils résident, en notant que la guerre juive contre leurs ennemis, segment final de la meguila, provient assurément d’une autre configuration, celle des révoltes judéennes contre l’occupant grec, qui est le contexte de Hanouka.

Le commentaire rabbinique, très mal à l’aise avec la violence juive, ne s’attarde d’ailleurs pas sur cette conclusion trop sanglante de la meguila, qu’il s’emploie aussitôt à euphémiser, jusqu’à suggérer quelquefois qu’il ne s’agit que d’une simple mesure d’autodéfense ou à se demander, incrédule, si, malgré l’autorisation du roi d’éliminer leurs ennemis, ils l’ont vraiment fait. Pour expurger la violence guerrière de la fête de Hanouka, la tradition se centre sur la commémoration du miracle de la durée surnaturelle des bougies lors de la re-consécration du Temple délivré de l’occupant, telle une conclusion inoffensive de la guerre. Mais la guerre juive en exil qui clôt la meguila est si irréelle qu’il fallait comme la nier en la recouvrant du miracle d’une survie entièrement assurée par la voie de l’intercession. Et pour que dieu puisse quand même reprendre la main dans une chronique qui l’ignore, le commentaire ajoute que la providence a installé Esther par avance dans le palais du roi Assuérus.

*

Depuis qu’une partie du peuple juif s’est territorialisé dans un État nommé État d’Israël, le sens des fêtes juives a immanquablement été affecté. Les fêtes et rituels liés à la vie agraire comme « Tou bichvath », ces fêtes les plus irréelles d’entre toutes pour les juifs coupés de la Terre depuis l’exil, encore davantage que celles liées au Temple détruit dont on discutait scrupuleusement les mensurations, se sont colorées d’une couche de réalité nouvelle. Pourim, à l’inverse, y est devenu la fête la plus irréelle pour ceux des juifs désormais assemblés sur une terre où ils forment une majorité insérée dans un État dédié par définition à leur protection. Selon que l’on se situe en terre d’Israël ou en diaspora, la révolution sioniste suscita comme une permutation des effets de réalité, aux conséquences imprévisibles.

Là où les juifs sont territorialisés et nationalisés dans un État pour les juifs, les perspectives se sont diffractées. Pour les tenants de l’orthodoxie, les Haredim vivant en terre d’Israël, la naissance de l’État d’Israël n’a aucune répercussion sur la condition juive puisque la terre d’Israël elle-même entre dans la configuration exilique, dans l’attente de l’ère messianique. D’où le caractère immuable des fêtes, Pourim compris, et cette forme de sécession interne que seul un pragmatisme infléchit à la marge et à contrecœur. Pour les sionistes qui, en Europe de l’Est, ont généralement pensé la révolution nationale contre la tradition rabbinique, les fêtes juives n’étaient tout au plus qu’un répertoire de coutumes qu’on pouvait manipuler au profit du projet de renaissance, en leur surimprimant des valeurs modernes. Malgré tout ce qui les oppose, l’orthodoxie et le sionisme politique hégémonique convergent néanmoins sur un point fondamental : que ce soit pour le pire ou pour le meilleur, la naissance de l’État d’Israël n’est nullement corrélée à la fin de l’exil. Et même si le sionisme, dans sa mouture classique, filait volontiers la métaphore traditionnelle du rassemblement des exilés, son projet procédait avant tout de la nécessité de mettre les juifs à l’abri des persécutions en Europe, dans un contexte d’incertitude quant à l’attitude du « roi » dans la période post-émancipatoire.

C’est pourquoi son impulsion organisationnelle vint de l’ouest de l’Europe, avec le viennois Herzl pour figure tutélaire. Le sionisme était une voie de politisation moderne, coupée de l’univers traditionnel, dictée par la conjoncture européenne dont la pente désastreuse était entrevue dans ses diagnostics les plus perspicaces. Que le sionisme ne soit que l’instrument passager de la providence sur le chemin de la rédemption, voilà ce que le sionisme de type religieux, très minoritaire, affirmera d’abord discrètement, sans conséquences tangibles, avant qu’il ne revendique agressivement la terre ancestrale retrouvée et, pour les plus radicaux, qu’il ne fantasme la perspective d’une reconstruction du Temple. Ce que la tradition rabbinique avait transporté d’irréel, il veut lui donner la concrétude d’une expérience renouvelée, sans égard pour ceux qui partagent cette terre, condamnés à y devenir des étrangers.

Mais que faire de Pourim quand son contenu se déréalise progressivement pour les citoyens de l’État d’Israël, par-delà la tripartition schématique entre orthodoxes, sionistes hégémoniques, sionistes religieux ? Comment lire et comprendre la meguila dès lors que des juifs forment une population majoritaire sur un territoire coiffé par un État voué à leur protection, réalité partagée par tous ? Si cet État ne change rien à la condition exilique, si l’État d’Israël est un souverain strictement équivalent au roi étranger, comme le soutiennent les orthodoxes, alors la meguilla se lit telle qu’elle le fut toujours, en se fermant à l’expérience nouvelle, irréalisme qui a pour prix un isolement à l’intérieur de l’État. Et si cet État annonce la fin de l’exil, qu’il l’a dès à présent actée, comme le soutient le sionisme religieux, alors la meguila parait obsolète, renvoyant à une époque désormais révolue, témoignage d’une condition politique exilique en voie de dissolution. Mais sous l’angle du sionisme encore hégémonique à ce jour, l’État transforme effectivement l’expérience empirique des juifs tout en s’ancrant dans la configuration exilique, dès lors qu’il ne vise nullement la Rédemption. Comment alors lire et comprendre la meguila ? Tel est en somme le dilemme, ici retraduit dans le langage de la tradition, du sionisme politique dans sa version encore dominante, celle qui donna naissance à l’État d’Israël.

Dans tous les cas, Pourim y est fêté par tous, avec un décalage d’un jour entre Jérusalem, ville fortifiée comme Suse, et Tel-Aviv, ville sans fortifications comme les villes des provinces de Perse, selon les instructions de la meguila. À Tel-Aviv, depuis les années 1920, il donne lieu à un grand carnaval festif dans les rues de la ville, l’occasion d’une liesse populaire à propos d’un événement remontant à la nuit des temps, mais relevant d’un monde qui, surtout depuis la naissance de l’État, semble obsolète, presque irréel, sans pertinence actuelle. Le Pourim « sioniste » serait alors non plus un carnaval où les postions des dominants et des dominés se renversent le temps de la survie, provoquant ce soulagement si caractéristique que chaque lecteur de la meguila éprouve comme consubstantiel à l’expérience exilique, mais une parodie de carnaval, comme si, à présent, il ne s’agissait plus que de s’en amuser en jetant un regard parfois condescendant sur la vie d’antan, sur une époque assez proche pour pouvoir y accéder furtivement et pourtant assez lointaine pour la considérer avec la distance d’une sérénité retrouvée. L’esprit galoutique du texte subsiste donc, intact, dans les esprits, mais sa dramaturgie s’y trouve comme émoussée.

L’insouciance, voilà qui allait désormais teinter la récitation de la meguila, dont le ressort fondamental est pourtant l’intranquillité propre à la condition exilique. La résistance armée, Hanouka et les prouesses militaires des Macabim, voilà ce qui de la tradition résonnait maintenant aux oreilles des Israéliens. La part d’expérience de la vulnérabilité de la vie juive était obscurcie pour ceux qui se tiennent à l’ombre d’un souverain qui porte le nom juif, alors que les juifs prirent l’habitude de vivre à l’ombre de l’éclipse de dieu. Aussi logique que soit cette pente, elle n’en voile pas moins le sens même de cet État, tel qu’il s’est phénoménalisé. Car ce souverain-juif fut judicieusement baptisé « État d’Israël », et non État de Judée comme d’aucuns le proposèrent, signifiant qu’il est l’État qui veille sur tout Israël, et non pas d’abord une entité territoriale ressuscitant la Judée. Quelque chose avait été fabriqué et non pas retrouvé. Dit autrement : l’État des juifs est la forme moderne, bâtie, édifiée par la volonté, du roi de chair et de sang de la meguila, celui qui protège les juifs par délégation. Il en est une doublure symétrique, mais une doublure si fiable que Pourim y est exclu.

Qu’il vienne occuper cette place est perçu avec une acuité particulière par ceux toujours immergés dans la configuration diasporique, pour qui le livre d’Esther garde la fraicheur d’une réalité tout actuelle. À ceci près, et il s’agit là d’une transformation fondamentale, qu’au dédoublement du roi opéré par le midrash qui sépare le roi étranger du Roi des rois pour les réarticuler sur la fonction protectrice, s’additionne désormais un second dédoublement, lui aussi relatif à la protection, clivant cette fois-ci le roi de chair et de sang lui-même en deux instances. Le roi Assuérus, le pouvoir mondain, s’est scindé en deux parties : il est soit le souverain étranger, soit le souverain que les juifs se sont eux-mêmes donnés afin qu’il veille sur eux. Entre les deux, les juifs sont à présent conduits à osciller. Tel fut très exactement l’accomplissement du sionisme si on le retraduit dans le langage de la tradition : avec l’apparition de cet État se tient désormais un « lieu » sûr d’où advient le sauvetage, au sens où le roi y est par définition clair et constant dans ses intentions.

Pour les juifs de la diaspora, le « roi Assuérus » s’incarne donc deux fois. Aussi, disposent-ils  d’un recours lorsque le roi du pays de résidence défaille. Pourtant, aussi fiable soit-il sous ce rapport, l’État d’Israël ne signe pas la fin de l’exil, puisque, précisément, il procède d’une fabrication artificielle de la fonction protectrice. Il n’est nullement, pour reprendre les termes du commentaire rabbinique, le lieu de la rédemption (ge’ula), mais celui de la délivrance de l’arbitraire du pouvoir. Il est un État-gardien, un lieu institutionnalisé qui agit de manière routinière, imperceptiblement, en direction de tout Israël, où qu’il se trouve. Le traité Meggilah 14a l’indique clairement : à Pessach nous avons été affranchis de Pharaon, mais après Pourim nous restons les serviteurs d’Assuérus. De la libération de l’Égypte, le sionisme de facture est-européenne produisit des mises à jour modernes — l’accomplissement du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la libération du travail servile ou aliéné — mais Pourim demeure intransfigurable, inséparable de l’expérience de la galout.

Tel est précisément ce que le 7 octobre et ses conséquences ont fait abruptement ressurgir. Les longues heures durant lesquelles le lieu du secours a semblé s’effondrer, l’angoisse de l’abandon pareille à celle d’Esther, le massacre à l’intérieur même de ses frontières, la soudaine suspension de la vie, tout cela a fait affleurer l’expérience juive au cœur du dispositif pourtant destiné à rendre la tension contenue dans la meguila inaccessible. Il importe ici de souligner ceci : cette heureuse inaccessibilité à l’expérience de la tension exilique ne tient nullement au fait de vivre sur cette terre là, mais au fait de posséder un État qui, cette fois-ci par vocation, veille sur Israël. Le motif anti-messianique de la meguila se manifeste ici avec toute la force de l’effraction du réel dans la vie nationale aménagée par le sionisme. Aussi, y vit-on, le 25 mars 2024, date du premier Pourim post-7 octobre, des boulangeries proposer ces chaussons traditionnels nommés oznei Haman, mais rebaptisés « oznei Sinwar », visage de l’inimitié radicale dont on se persuade qu’il sera finalement vaincu. Soudain, le sionisme et sa réalisation semblent ne pas avoir clôturé la série des Pourims secondaires, comme si, à la stupéfaction générale, celle des juifs citoyens de cet État comme celle des juifs de la diaspora, la meguila était encore grosse de secousses, précisément là où la clôture de la série avait été annoncée de manière tonitruante.

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Ariel Bibas, déguisé en Batman pour Pourim en 2023

Lors du premier Pourim post-7 octobre, on a vu circuler sur les réseaux sociaux une photographie d’Ariel Bibas datant du Pourim insouciant de l’année précédente, dans son costume de Batman, otage de 4 ans dont on sait aujourd’hui qu’il fut égorgé en captivité. Si l’appel, lancé actuellement pour que des petits Batmans prolifèrent dans les lieux publics ce Pourim-ci, est entendu, c’est que se cristallise dans cette image du petit Ariel toute l’ambivalence de la meguila – la menace de destruction, la question angoissée d’Esther, la réponse apaisante du commentaire rabbinique, mais aussi l’espoir de survie malgré les innombrables Pourims ratés. Costumé en superhéros, dont la vocation originaire n’était autre que de vaincre le mal nazi, il condense l’espoir déçu que la meguila nous convie de garder. Cette déception à l’égard du roi de chair et de sang, aux deux pôles du dédoublement, ternit nécessairement la réputation du Roi des rois. Que le 7 octobre vienne ici se teinter, le temps du retournement, du souvenir de la Shoah — ce Pourim raté par excellence où le roi-criminel détruisit effectivement les juifs sans que rien ne l’arrête, démentant ainsi frontalement la promesse de la meguila — n’est nullement fortuit : cette association spontanée tient à l’excès d’optimisme de la meguila dont le sionisme est la conséquence même. Dans l’image du petit Batman assassiné se réfracte alors l’unité du peuple, où qu’il réside. Le commentaire rabbinique y insiste : Pourim sera fêté à jamais, sa commémoration ne sera jamais abolie, comme si la tradition indiquait par avance que l’exil n’avait pas de fin, nulle part[1].


Danny Trom

Notes

1 Le lecteur trouvera les références au livre d’Esther commenté par la tradition rabbinique dans Danny Trom, Persévérance du fait juif. Une théorie politique de la survie, Paris, Seuil/EHESS/Gallimard, collection « Hautes Etudes », 2018.

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