Une soirée à la Philharmonie de Paris

Après le texte d’André Markowicz que nous avons publié la semaine dernière sur le concert de l’Orchestre philharmonique d’Israël à la Philharmonie de Paris, nous avons reçu ce témoignage d’un spectateur présent dans la salle. Il revient, à hauteur de siège, de musique et d’émotion, sur cette soirée du 6 novembre 2025 : drones au-dessus du bâtiment, interruptions, fumigènes, hymne israélien en bis. À travers Beethoven et Tchaïkovski, ce récit interroge ce que peut un concert quand l’actualité s’invite au cœur même de l’écoute.

 

 

La matinée avait commencé avec un drone. Je m’étais levé à 4 heures pour attraper le vol de 6 h 40 pour Francfort, d’où je devais ensuite être catapulté vers Paris.

Le paysage de Francfort était inerte. Un drone avait été aperçu et, pendant une bonne demi-heure, les pilotes avaient dû décrire des cercles au-dessus de la ville.

 

 

À l’arrivée, ma correspondance pour Paris était déjà partie. Du fait de ce retard, l’idée de filer dès l’atterrissage au dîner prévu me tentait de moins en moins. Quatre heures d’atmosphère d’aéroport ne firent pas croître mon désir de faire d’un repas végétarien ma première étape dans la capitale de la gastronomie. Surtout s’il devait avoir lieu avec un groupe d’universitaires allemands plutôt stéréotypés, à l’éthos protestant peu porté sur les plaisirs de la table.

Il fallait envisager des alternatives. Un rapide coup d’œil au calendrier des concerts proposait une perspective autrement plus intrigante : Philharmonie de Paris – Grande salle, András Schiff avec l’Orchestre philharmonique d’Israël placé sous la direction de Lahav Shani.

András Schiff ?!

Jouait-il encore ?

Complet.

Peu importe. J’y suis allé quand même, et ChatGPT m’a fabriqué un joli visuel pour mon smartphone :

 

 

Ainsi équipé, je me suis retrouvé devant l’impressionnante masse scintillante de métal organique qu’est la Philharmonie de Paris sous la pleine lune de cette soirée de novembre.

 

 

Des flics partout. Au-dessus de moi, un drone, inaudible mais clairement visible par son clignotement alternant entre rouge et vert. Il était si immobile, si parfaitement stable, comme cloué au ciel, que je me suis demandé s’il n’était pas juché sur une sorte de tour dont je ne verrais pas la base.

J’avais rarement vu une telle présence policière autour d’une salle de concert. À une semaine du dixième anniversaire des attaques du Bataclan, leur souvenir n’était évidemment pas présent qu’à mon esprit.

Des centaines et des centaines de personnes défilaient devant moi vers la salle de concert. Il était moins cinq et la résignation me guettait, quand une jeune femme s’est approchée. J’étais prêt à dépenser 100 € – elle avait un billet à 30 €. Bonheur. Une fois la transaction conclue, elle a rapidement disparu dans la foule, pour finalement venir s’asseoir à côté de moi pendant tout le concert, manifestement peu désireuse d’engager le moindre contact. Des places bon marché mais excellentes, tout en haut, au centre, derrière l’orchestre.

Je me souviendrai de ce concert toute ma vie. Pas seulement musicalement.

Au programme ce soir-là : le Cinquième concerto pour piano de Beethoven et la Cinquième symphonie de Tchaïkovski. Il y a eu quatre tentatives de perturbation du concerto, au cours des trois premiers mouvements. La première faisait intervenir un appareil qui déclenchait une sorte de sirène modulée. Cris, bousculades, les fauteurs de trouble sont assez vite évacués. Un bref silence, des protestations indignées, puis des applaudissements qui montent, défiants, fiers.

Le chef remercie le public, demande le silence, et l’orchestre reprend. Cinq minutes plus tard, alors que tout le monde est en train de se replonger dans la musique, la deuxième tentative. Encore avec un générateur de bruit. Cette fois, il n’y a pas que la sécurité qui expédie la personne, sans ménagement, vers la porte la plus proche. Le public entier est là. Debout et fier. La grande salle est pleine : 2 400 personnes qui ne toléreront pas ça.

Le temps passe, se dilate. La musique remplit la salle. Pendant le mouvement lent du concerto, ce quasi-nocturne captivant par sa concentration magique, soudain, un homme bondit sur son siège et allume une torche de Bengale.

 

 

Il se trouvait juste à ma gauche, derrière la scène. Les gens s’écartent dans un premier réflexe. Et puis tout s’embrase – au sens figuré : trois ou quatre spectateurs le plaquent au sol avant même l’arrivée des agents de sécurité, et le malmènent sérieusement malgré la flamme éclatante. Il manque de basculer par-dessus la balustrade et de tomber sur la scène. La sécurité finit par le tirer de là – ce qui, pour lui, n’était sans doute pas plus mal. La tension est montée très haut, et il faut un certain temps pour qu’un semblant de calme se réinstalle.

Ce qui ressemblait à ceci :

 

 

La fumée stagnait dans la salle. Schiff et l’orchestre avaient quitté le plateau. Les pompiers inspectaient les rangées.

Le public, combatif, applaudissait, chantait.

Après ce qui a semblé un très long moment, Shani, Schiff et l’orchestre reviennent sur scène. Tonnerre d’applaudissements, piétinements. L’orchestre s’assoit et reprend exactement où il s’était arrêté. La fumée pèse encore dans l’air. La musique continue.

La deuxième torche de Bengale survient peut-être dix minutes plus tard. Vers la gauche, là d’où les sirènes avaient sonné plus tôt. Cette fois, la sécurité est rapide : elle s’empare du flambeau et l’évacue, en courant aussi fièrement que les porteurs de la flamme olympique. L’auteur de la perturbation, lui, a tout de même le temps de sentir passer le mécontentement des voisins, et pas seulement sous forme verbale.

 

 

Cette fois-là, la fumée dans la salle est encore plus dense.

 

 

L’orchestre reste sur scène. Le public applaudit plus fort encore, plus résolument que tout à l’heure. Tout le monde dans la salle sait que ce soir n’est pas une soirée comme les autres. La musique se poursuit sans nouvelle interruption. Le jeu de Schiff est manifestement affecté, pas toujours absolument maîtrisé, mais d’autant plus enthousiaste.

Après l’entracte, l’orchestre donne la Cinquième de Tchaïkovski – une interprétation absolument incroyable. C’est une œuvre que je connais bien, j’ai un faible pour cette petite merveille kitsch (comme pour la Sixième). C’est un spectacle furieux, bruyant, intense. Et pourtant, chaque instrument gardait sa voix propre et intelligible. Shani y va à fond, comme on dit. Et pas qu’une fois.

Les applaudissements finaux sont invraisemblables. Je suis profondément ému : je n’ai jamais connu une telle ovation, une telle clameur, une telle solidarité de la part d’un public. Ce volume, cette intensité traversaient littéralement le corps – et je n’étais pas le seul.

Deux bis : le second est l’hymne national israélien. Deux mille personnes debout, suivies d’applaudissements tonitruants, de cris, d’ovations prolongées.

Il est toujours périlleux de surinterpréter la logique du programme d’un concert symphonique. En même temps, la programmation est un médium à travers lequel maestro et orchestre communiquent. Ici, le Cinquième concerto pour piano de Beethoven – surnommé « L’Empereur » – et la Cinquième de Tchaïkovski, avec son fameux motif du destin. Beethoven compose son Cinquième concerto alors que Vienne est assiégée par Napoléon. Il détestait le tonnerre des canons. La Cinquième de Tchaïkovski et son motif du destin ont, eux aussi, une histoire colorée d’appropriations en temps de guerre ; on y a aussi lu un monument au doute de soi et à la crise intérieure, avec un final pour le moins ambigu.

Pour Beethoven, le bombardement de Vienne a marqué le moment où son estime pour Napoléon s’est effondrée, alors qu’il lui avait dédié sa 3e symphonie quelques années auparavant. Le 5e concerto pour piano ne semble triomphant qu’en surface, alors qu’il est profondément plongé dans un doute où se négocie l’autonomie artistique. À plusieurs reprises dans cette œuvre, Beethoven achemine des motifs aux sonorités plutôt triomphantes vers le crépuscule de l’hésitation, voire de la confusion, à travers des altérations instrumentales, dynamiques et harmoniques. Loin d’être belliciste, cette symphonie témoigne d’un questionnement sur l’identité culturelle, artistique et morale face à une menace existentielle.

Quant à la Symphonie n° 5 de Tchaïkovski, peu d’œuvres classiques traitent aussi intensément du traumatisme cyclique et du triomphe ambivalent. La 5e de Tchaïkovski est presque entièrement consacrée à la survie. Elle tente d’explorer la relation complexe entre le deuil privé et la résilience publique, la récurrence des blessures privées et publiques. Sur le plan harmonique et rythmique, Tchaïkovski déstabilise et érode sans cesse l’apparente progression romantique de la musique vers une résolution triomphale. L’œuvre plonge les auditeurs dans des trajectoires affectives très conflictuelles, où coexistent le courage, la vulnérabilité, le chagrin et, finalement, le renouveau. Ce dernier transparaît dans le final coloré, mais des questions subsistent. Surtout dans une salle remplie de fumée.

La conjonction de ces deux œuvres à l’histoire riche et multiforme, encore compliquée par la relation entre la nationalité des deux compositeurs et la vie juive, ne manquera pas d’éveiller la curiosité d’un public attentif.

Dans ses meilleurs moments, la musique classique consiste à négocier des architectures émotionnelles complexes, à la fois en touchant profondément les auditeurs dans leur corps, et en leur permettant d’observer ces processus mêmes d’affection.

Les deux œuvres sont poussées par Shani et l’orchestre au-delà d’elles-mêmes, dans une dynamique quasi démesurée. Les mouvements lents sont d’une grande délicatesse, très étirés, dans un art de la peinture sonore presque wagnérien, atmosphérique. Par moments, ils sont prolongés à la limite de la déconstruction. Les mouvements forts, eux, surviennent avec une puissance et un volume que je n’avais encore jamais entendus dans un concert symphonique. Presque absurdes, basculant par instants dans la caricature – sans que cela retire le moindre plaisir à la fureur qui régnait manifestement. La salle tremble littéralement, emportée par son exténuante dynamique.

Le premier rappel après ce spectacle a pris une direction opposée. « Nimrod », tiré des Variations Enigma d’Edward Elgar. Une œuvre qui commence aussi calmement et silencieusement qu’elle se termine. Encore une fois, ce choix est riche en connotations, de par le contexte historique de ses utilisations et interprétations.

Nimrod a été interprété par l’Orchestre West-Eastern Divan, composé de musiciens israéliens et palestiniens sous la direction du professeur de Shani, Barenboïm, lors du concert historique de Ramallah en 2005.

Le titre de la pièce fait référence à l’ami d’Elgar, August Jäger. Son nom de famille se traduit par « chasseur », d’où la référence au chasseur biblique Nimrod. Elgar lui-même avait associé cette œuvre à Beethoven, et plus particulièrement à l’Adagio de la sonate pour piano « Pathétique ».

Cette œuvre est généralement interprétée comme traitant de l’amitié et de la consolation dans les moments difficiles. Mais son histoire est encore compliquée par son utilisation comme musique commémorative en Grande-Bretagne après la Première Guerre mondiale, où elle a été diffusée par la BBC à partir de 1928 le 11 novembre, date à laquelle l’armistice entre les Alliés et l’Allemagne impériale a été signé.

Après la Seconde Guerre mondiale, le deuxième dimanche de novembre est devenu le jour du Souvenir. L’œuvre d’Elgar fait partie intégrante du deuil des morts. Le concert de Paris a eu lieu trois jours avant le deuxième dimanche de novembre.

Les interprétations de l’utilisation de Nimrod en Grande-Bretagne ne sont certainement pas tranchées et restent très ambivalentes. Elle peut être considérée comme un hymne solennel à l’impérialisme, mais aussi comme l’écho mélancolique d’un empire, une nostalgie impériale.

Dans le même temps, de nombreuses interprétations considèrent Nimrod comme une musique de deuil neutre et non nationaliste, qui transcende les divisions nationales. Dans son discours lors du concert de Ramallah, Barenboïm a explicitement fait référence à Nimrod comme à une commémoration des souffrances et des morts des deux côtés. C’est ce type d’interrogation, de réécriture et de reconfiguration des ambivalences de la musique et de ses utilisations que permet la programmation musicale classique. Le choix de Shani de terminer le programme avec cette pièce qui s’éteint dans un silence solennel n’est certainement pas fortuit.

Peut-être les protestataires auraient-ils dû s’informer davantage sur le chef d’orchestre. Critique virulent du gouvernement israélien actuel et de sa politique, il est un élève de Daniel Barenboïm et consacre sa vie à faciliter le dialogue entre Israéliens et Palestiniens. À propos de Schiff également, qui est lui aussi un critique virulent de l’autoritarisme.

Peut-être les protestataires auraient-ils dû écouter et se pencher sur l’histoire et le contexte des œuvres qu’ils ont choisi de perturber.

Deux compositeurs d’empires déchus, aux interprétations loin d’être univoques, dans une salle noyée de fumée.

Avec des drones au-dessus du toit – encore là lorsque nous avons quitté la Philharmonie, à presque minuit.

Une nuée de voitures de police nous attendait sur le chemin menant au métro et aux parkings. Je suis resté longtemps sur le balcon de l’Orchestre philharmonique de Paris à observer cette scène. Finalement, mes pas m’ont aussi ramené vers le métro. Le drone avait soudainement disparu. En le cherchant – ainsi que cette tour inquiétante – dans le ciel clair de novembre, j’ai été témoin de sa descente silencieuse vers deux policiers, qui l’ont ramassé dès qu’il a touché terre.


Maximilian Serrermann, texte et photo

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