Passe-moi l’éponge !

Dans l’entre-deux-tours des élections, la protestation étudiante s’est fait entendre, à la Sorbonne d’abord, puis à l’EHESS, dont un bâtiment, sur le tout nouveau Campus d’Aubervilliers, a été sévèrement dégradé. Les mots d’ordre du mouvement, comme à la Sorbonne, étaient le refus de se laisser enfermer dans le choix entre fascisme et néolibéralisme. Mais ici, parmi les nombreuses dégradations, au milieu d’inscriptions au contenu particulièrement violent, l’antisémitisme de quelques tags a été relevé. Confrontés à cela, les étudiants occupants s’en sont expliqués : « L’occupation est antifasciste et condamne fermement tout acte antisémite. Nous avons effacé les symboles haineux que nous avons eu le malheur de trouver sur nos murs, et aurions effacé ceux-ci si nous les avions vus »[1]. Notre collaborateur Karl Kraus s’est penché sur cette curieuse activité d’effacement de l’antisémitisme au sein d’un mouvement qui n’est pas avare par ailleurs dans l’expression de ses désirs de meurtre.

 

 

Il arrive qu’un conflit de générations choisisse des scènes inattendues pour s’exprimer. Récemment encore, l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle nous a fourni un bel exemple de ce genre d’extravagances de l’histoire. Bien évidemment, un tel conflit est à l’ordre du jour : notre société a demandé une série de sacrifices à sa jeunesse, sans songer à lui proposer de réparations à la sortie du plus aigu de la crise, ne serait-ce que sous forme d’un vague projet d’avenir désirable. Mais que le conflit éclate sur un thème aussi prosaïque que le ménage, voilà qui ne laisse d’étonner. Et pourtant c’est bien ce qui a eu lieu : « comment faire correctement le ménage de printemps ? », tel semble avoir été l’enjeu des rares mais intenses actions conduites par les jeunes pendant ce bref laps de temps où il fallut choisir entre un évangéliste de l’ennui technocratique et une sorcière fasciste.

Ce ménage, la jeune génération a décidé de le faire dans ses universités. Ses revendications lorsqu’elle a occupé d’abord la Sorbonne, le campus Jourdan de l’ENS et Sciences Po n’étaient pas très élaborées. Aux gens de bonne volonté, le « ni Macron ni Le Pen » pouvait rappeler le « ni Dieu ni maître » de Blanqui popularisé pendant mai 68, mais le slogan manquait tout de même quelque peu de profondeur métaphysique pour susciter autre chose que de l’incompréhension face à une telle candeur dans le déni de réalité. Il est vrai cependant que dans les trois institutions du centre de Paris on ne leur a pas laissé le temps de formuler plus précisément leur projet politique : très vite le rectorat a fait intervenir la police et, sous la pression du temps, ce qui importa apparemment le plus aux jeunes occupants fut de débarrasser les lieux de leur vieux mobilier vétuste. Aussi l’ont-ils jeté par les fenêtres ; et le thème du ménage se trouvait ainsi définitivement posé comme moment central du mouvement. L’extrême urgence dans laquelle il a dû être réalisé nous rassure pourtant sur un point : il reste certainement encore dans les salles d’enseignement nombre de ces vieilles chaises d’écoliers qui humilient d’emblée tout jeune adulte qui se permettrait de croire que l’entrée dans l’université signifie une sortie de l’école.

C’est quelques jours plus tard, à Aubervilliers, lorsque sur le Campus Condorcet le bâtiment de l’EHESS a été occupé à son tour, que l’on a pu prendre la mesure de l’étendue du projet politique de cette jeune génération. Car en banlieue la force publique lui a laissé un certain temps pour se ressaisir après la prise du bâtiment, et pour réfléchir à la bonne manière de se rapporter à ce lieu. Contrairement à la Sorbonne, il faut le souligner, ce bâtiment universitaire là est flambant neuf. Ouvert seulement depuis septembre, on ne peut décemment faire de reproche au mobilier, ressemblant pour une fois à l’équipement standard d’une université européenne normale, et non pas à celui d’une école primaire.

La partie la plus joyeuse du nettoyage du printemps, consistant à jeter les vieilles affaires, n’était dès lors pas nécessaire. Le bâtiment étant de surcroît bien entretenu et propre, les jeunes ont pu dans un premier temps quitter la scène du ménage à proprement parler pour se concentrer sur la question plus plaisante du réaménagement des espaces qu’ils s’étaient appropriés. Quelques éléments de leur conception de la vie commune se dégagent de ce travail sur la matérialité des lieux : d’abord, il est notable que cette génération que l’on accuse si volontiers d’être pathologiquement dépendante de ses smartphones a fait disparaître du matériel informatique, dont la présence fut sans doute considérée gênante pour la convivialité et la réflexion commune. Puis, de son acharnement à fracasser les portes fermées à clé, il semble permis de conclure une nette préférence pour l’open space, voire le co-working, même si jusqu’ici nulle trace d’un quelconque travail intellectuel accompli pendant le temps de l’occupation n’est attestée. Enfin et surtout, les occupants ont orné les murs avec application. S’il est vrai que toute installation véritable dans un lieu requiert une réflexion sur la décoration, l’embellissement des murs nus est, on le sait, en ce domaine, une des tâches les plus ardues. Que l’on songe seulement aux débuts d’une vie de couple commune. C’est à chaque fois cette partie de l’aménagement qui se prête le plus au conflit. On ne sait choisir entre les posters de jeunesse de l’un et de l’autre, ni, dans d’autres configurations, entre les tableaux légués de génération en génération au gré des alliances et/ou des spoliations. C’est d’ailleurs pour cela qu’Ikea propose des consensuelles reproductions « prêtes à accrocher » sur lesquelles on trouve imprimés des paysages brumeux en noir et blanc dont l’absence totale de sens se veut gage de profondeur.

Catalogue Ikea

Or, tout porte à croire que la jeune génération a évité l’écueil sur lequel tant de couples chavirent. Avec sagesse, elle a décidé que dans un bâtiment de sept étages, d’un blanc immaculé, tout un chacun trouverait bien son mur à décorer. C’est ce choix, mettant en avant l’épanouissement de chacun, que l’on doit présupposer comme un autre des éléments clés de la politique de la nouvelle génération – ce qui la distingue agréablement de ces générations antérieures de jeunes discutant pendant des nuits entières sur la bonne formulation d’une revendication politique commune.

Archive privée

Une place réelle est donnée dorénavant au pluralisme et à l’expression de la sensibilité personnelle. Ce souci politique s’est d’ailleurs dit en toutes lettres après la fin de l’occupation, lorsqu’il s’est avéré qu’aucune concertation entre les personnes présentes n’avait eu lieu quant aux motifs qu’il fallait dessiner sur les murs. Discrédité par la découverte de tags antisémites au moment d’un premier état des lieux post-occupation, le mouvement s’est effectivement senti appelé à s’expliquer dans une lettre ouverte publiée dans Mediapart :

« Alors que la presse et la présidence semblent en douter, nous tenons à préciser que nous condamnons de manière absolue tout message à caractère oppressif, et notamment les deux tags antisémites qui ont été portés à notre connaissance. L’occupation est antifasciste et condamne fermement tout acte antisémite. Nous avons effacé les symboles haineux que nous avons eu le malheur de trouver sur nos murs, et aurions effacé ceux-ci si nous les avions vus. »

Qu’il est précieux ce témoignage sur les activités pendant l’occupation ! On saisit mieux ce qui meut intimement la jeune génération. À part sa préoccupation pour le pluralisme des points de vue, on doit avant tout constater qu’elle n’a pas rompu en quelques jours avec le thème du ménage qui inspirait le mouvement à la Sorbonne, ce qui montre un louable sens de la continuité et de l’unité par-delà les différentes sensibilités qui composent le mouvement. Aussi voit-on se dessiner une image plus complexe du jeune occupant qui se promène, le feutre à la main, à travers les espaces nouvellement conquis. Car dans l’autre main il porte une éponge prête à effacer ce qu’il ne veut surtout pas voir, et qu’il a pourtant le « malheur » de rencontrer sous son regard.

On est stupéfait devant cette nouvelle information. Avant d’avoir accès à ce témoignage surprenant, on pensait avoir affaire à une jeunesse qui ne voit aucun autre moyen de s’approprier l’espace concret de l’université qu’en faisant parler ses murs en son nom. Que, ce faisant, ces jeunes confondent le bâtiment universitaire avec cet « État » qui, ces dernières années, les a tant mis à l’épreuve, est certes regrettable, mais pas étonnant, puisque ce bâtiment les frustre objectivement, les prive d’espace de vie étudiante autonome et de ce fait témoigne, autant que les chaises qui ont atterri dans la cour de la Sorbonne, de l’incapacité de leurs ainés à les considérer comme des adultes et des égaux. Les voilà alors parés d’un feutre à la main pour dire leur colère. Que de ce feutre sortent d’autres phrases que des mots d’amour est certes déplorable, mais certainement pas incompréhensible. Qu’ils n’écrivent à cette occasion rien de drôle non plus, voilà qui interpelle déjà davantage, mais atteste peut-être seulement que les psychologues de profession ne nous mentent pas depuis un an lorsqu’ils déclarent que les jeunes sont déprimés.

Ce qui est extraordinaire en revanche, c’est l’éponge qu’ils tiennent dans l’autre main. Rien de plus curieux effectivement que de voir un mouvement politique soucieux du pluralisme s’encombrer de matériel pour effacer des messages « haineux » d’un certain genre, alors que la plupart des messages laissés intacts sont eux aussi tout à fait haineux. « A mort les porcs » à la rigueur nous choque peu – à moins d’être végétarien ou végane. En revanche, « A mort les patrons » est plus généralement entendu comme un message « haineux ». « Un blanc, une balle », voilà qui circonscrit avec précision le périmètre des personnes concernées, tout en conseillant la modalité d’exécution. Et que dire de la menace de mort proférée contre une personne précise, dont le nom est écrit en toutes lettres, comme ce fut ici le cas pour le Président de l’institution en question. D’autant plus quand cette institution est censée être le lieu où s’élabore la critique des sociétés contemporaines et des ressorts de toutes les oppressions qu’elles génèrent. Ces haines-là, en tout cas, ne semblent pas avoir été vécues sous le signe du « malheur » ni avoir déclenché le sentiment qu’un effacement du message s’imposait.

Archive privée

Comment doit-on alors se représenter la scène ? Des jeunes individus déambulent à travers un bâtiment tout propre – chacun pour soi ou en petit groupe de personnes partageant la même sensibilité –, expriment leur colère et leur haine dans des formules sobres qui ne doivent plus rien à Aragon ni même à Debord, inscrivent des mots d’ordre de solidarité avec toutes les minorités de la terre et crachent leur désir de voir la mort de tous ceux qui appartiennent à ce qui est perçu comme la majorité (blanche, hétéro, masculine, dominants, élites, hiérarchie universitaire, etc.), tout en guettant fébrilement l’horrible cas de conscience, qui est comme une limite de leur pensée politique : un tag « haineux » à l’égard des juifs, cette minorité dont les membres peuvent être discriminés, voire persécutés, et assassinés, mais dont on ne saurait pourtant se dire solidaire parce qu’elle fait partie des dominants de la terre. Or ce cas ils le rencontrent. Et lorsqu’ils le rencontrent, que crient-ils dans leur malheur ? « Passe-moi l’éponge ! ». « Cache-moi ces mots que je ne saurais voir ! ». Peu importe la formule, moliéresque ou technique, le message est clair : que disparaisse au plus vite cette chose sur quoi mon désir se fixe de manière coupable, et que s’efface avec elle la culpabilité de mon désir. Qu’on passe l’éponge, cette fois-ci encore.

Bien évidemment, l’imaginaire commun est suffisamment maîtrisé pour étouffer dans l’œuf toute petite pensée complotiste insinuant que tous les juifs sont des dominateurs ; mais la souffrance des Palestiniens fait douter du statut des juifs dans les luttes, à quoi s’ajoutent d’autres représentations dont on ne saura jamais rien. En général, de toute façon, on s’en sort mieux en n’y pensant pas. Personne dans la situation actuelle de la France ne pense volontiers à ces choses-là – ou à cette chose-là. Les étudiants qui se veulent très à gauche, pas plus que n’importe qui. À ce titre, pour dangereux qu’ils paraissent, ils sont tristement banals. Ce qui l’est moins, voire constitue un véritable trait d’originalité, c’est l’idée de taguer d’une main et d’éponger de l’autre.

Toute la question, pour bien cerner la pensée politique de cette génération, est de savoir si l’éponge accompagne l’activité d’écriture ou bien si elle est cherchée au moment où l’on découvre le message antisémite, sous le choc et dans la panique ? Je parie que l’éponge est constamment présente. Et si elle ne l’est pas, cette occupation aura au moins appris aux jeunes qu’elle devrait l’être. Car dès lors que la politique est réduite, comme c’est le cas ici, aux expressions de toute minorité opprimée et souffrante, on doit s’attendre à ce que la haine des juifs se manifeste : parce qu’il existe un antisémitisme musulman, qu’on se refuse de traiter au nom du pluralisme et de la volonté de ne pas de nouveau « coloniser » les esprits, parce que la solidarité avec la cause palestinienne (et non avec celle des Kurdes ou des Ouïghours par exemple) semble être un passage obligé  pour toute minorité qui veut joindre sa voix au chœur des plaintes contre l’oppression (« Vive le Hamas » s’exclame un des tags), mais aussi parce que les juifs représentent dans nos sociétés cette minorité qui se soustrait entièrement à la tentation de confondre critique et sécession.

C’est pourquoi traiter la haine des juifs, y apercevoir autre chose qu’un malheur, voire réagir autrement au malheur ressenti qu’en en effaçant superficiellement la cause, demanderait de réfléchir à ce qu’on veut dire par « politique des minorités ». Cela exigerait de sortir du privilège de la victime sans tache qui, du fait de sa capacité à se maintenir à l’état de pureté dans son statut de victime, aurait, elle seule, le droit de dire la politique. Et cela obligerait à commencer à faire des propositions réelles pour un réaménagement plus juste de l’ensemble de la société. Bref, cela demanderait de cesser de vouloir dire au plus près les sensibilités blessées, et d’affirmer des propositions de transformations de l’ensemble de la société pour que toutes les minorités soient intégrées et aucune lésée. Mais c’est beaucoup de travail. Beaucoup plus que celui qu’exige un coup d’éponge, et trop peut-être en général pour un projet de ménage de printemps.

Le « réaménagement » du bâtiment de l’EHESS, s’il faut y déchiffrer l’esquisse d’une proposition, ne renferme en tout cas aucune promesse en la matière – si ce n’est que l’éponge n’est pas passée partout, et que ce travail bâclé a permis d’entrevoir le point aveugle de la politique de cette génération, dans lequel se noient ses aspirations, et où ne surnage que le sentiment qu’un « malheur » est arrivé, accompagné du regret qu’on n’a pas réussi à le recouvrir à temps. Mais que les jeunes soient rassurés : ce point aveugle est partagé par une large part de l’opinion en France aujourd’hui, y compris lorsqu’elle se veut progressiste. Ils ne sont pas seuls lorsqu’ils préfèrent la pudeur à la politique et la lamentation sur le malheur au traitement de ses causes. Finalement, le conflit des générations n’aura pas lieu.


Karl Kraus

 

P.S. : On lit dans la presse ces mots touchants d’un jeune occupant au sujet des tags antisémites : « Peut-être est-ce survenu la dernière nuit, je ne sais pas. C’est tellement violent. Vous imaginez ? J’ai 22 ans, j’ai fait l’occupation, et ce que je lis dans la presse, c’est qu’on est des antisémites. »[2] Je confesse de ne pas avoir pris suffisamment en compte cette dimension de la souffrance de la jeunesse, et réalise avoir contribué ici, bien malgré moi, à la violence qu’elle subit. Il est vrai qu’elle a enfin « fait » quelque chose et que cela devrait nous suffire pour être fier d’elle. A mon grand âge on oublie facilement que lorsqu’un enfant fait ses premiers pas, on le félicite et l’encourage – et on ferme les yeux sur ses chutes. Car on a vu trop de chutes pour s’émerveiller encore de la maladresse enfantine. C’est ainsi, on se lasse de tout. Que cet enfant de 22 ans me le pardonne.

Notes

1 « Lettre ouverte suite à l’occupation de l’EHESS » (Mediapart, 26 avril 2022).»
2 Libération, 1er mai 2022

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