Sergio Della Pergola vient de publier – avec Daniel Staetsky et le Jewish Policy Research institute – une volumineuse étude démographique sur les Juifs d’Europe qui met en évidence des tendances actuelles et les replace dans une perspective historique. Le lien des Juifs et de l’Europe remonte à l’Antiquité et l’Europe a été pendant longtemps le centre démographique du judaïsme mondial. Autour de 1880 les Juifs d’Europe représentaient 90% des Juifs du monde. Après la Shoah ils n’étaient plus que 35% de la population juive totale et en 2020, les Juifs d’Europe ne représentent plus que 9% des Juifs du monde.
La démographie historique est une science précocement représentée dans les études juives. Depuis la vague migratoire enclenchée après les pogroms russes des années 1880, des inquiétudes durables sur la pérennité du groupe se sont manifestées. On a vu dès lors se multiplier les institutions en charge de documenter les évolutions démographiques et sociologiques des Juifs. Un premier bureau d’études statistiques du judaïsme a été mis en place à Berlin en 1905, il avait pour mission d’enquêter sur la stabilité de la transmission, sur les effets des mariages mixtes, et sur ce que l’on commençait alors à nommer « l’assimilation ». En Europe de l’Est également, dans les milieux territorialistes du Yvo, chez les bundistes comme parmi les sionistes, on a vu fleurir les études de sciences sociales des populations juives. Les noms les plus connus de ces disciplines sont Arthur Ruppin, qui après son émigration en Palestine, mettra en place le bureau d’études statistiques du Yichouv, l’ancêtre de la statistique israélienne, et Jacob Lestschinsky, dont les études sur les Juifs d’Europe de l’Est font encore autorité. Du côté des bundistes c’est Liebmann Hersch, chercheur d’origine russe, devenu professeur à l’Université de Genève, qui participera à cet effort international. Après la guerre c’est à l’Université hébraïque que se poursuivra ce travail d’enquête sur la démographie juive, envisagé par Roberto Bachi dans le cadre de l’institut de recherche sur le judaïsme contemporain. Sergio Della Pergola est professeur dans cette institution, il est l’héritier de cette importante tradition scientifique et l’auteur de très nombreuses études qui font autorité. — Jacques Ehrenfreund
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Dans votre récente enquête sur « les Juifs d’Europe au tournant du millénaire », vous résumez cette histoire en évoquant le fait que la population juive d’Europe était aujourd’hui proportionnément revenue à ce qu’elle représentait autour de l’an mille. Pouvez-vous nous présenter les étapes de cette évolution ?
Sergio Della Pergola : Aujourd’hui, les deux grands acteurs de la démographie juive sont Israël et les États-Unis. L’Europe a eu un rôle prédominant pendant une longue période de l’histoire, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et même au-delà, jusqu’à la fin de l’Union soviétique. Mais on est revenu en effet au même pourcentage de Juifs en Europe que celui qui prévalait au Moyen Âge. Fondamentalement, les grands changements démographiques sont le résultat de transferts de population d’une zone à l’autre qui ont débuté à la fin du dix-neuvième siècle. Bien évidemment la Shoah a constitué un élément central de cet effondrement démographique, rappelons que les deux tiers des Juifs d’Europe ont été assassinés durant le génocide. Mais la décroissance, relative et absolue de la population juive d’Europe s’est poursuivie également après 1945.
Même si l’Europe a aussi été terre d’arrivée durant la décolonisation et en premier lieu la France dans laquelle se sont installés de nombreux Juifs venus d’Afrique du Nord, cela n’a pas été suffisant pour endiguer la baisse. La séparation de l’Europe en deux blocs a fourni l’élément décisif. Tant que le rideau de fer existait, la grande majorité des Juifs européens vivaient encore en Europe orientale, même après la Shoah. Le deuxième grand changement dans la démographie du judaïsme européen a été l’ouverture des frontières de l’Union soviétique après la guerre des Six Jours. Je pense que 1967 est une ligne de partage des eaux de la seconde moitié du vingtième siècle, pas seulement dans l’histoire juive d’ailleurs. Avec l’ouverture des frontières de l’Union soviétique à l’émigration juive, celle-ci commence lentement, elle atteint un pic dans les années 70, s’arrête dans les années 80 et puis reprend après la chute du mur de Berlin. Cette émigration s’est orientée très minoritairement vers l’Europe occidentale. Elle s’est dirigée principalement vers Israël, les États-Unis et le Canada. Il est vrai que l’Allemagne contemporaine a également accueilli une partie de cette émigration venue des anciennes Républiques soviétiques et compose aujourd’hui en grande partie sa communauté juive.
Il faut compter une immigration vers l’Europe occidentale d’Israéliens ou des Juifs iraniens après la révolution…
Certes, mais en dépit de ce fait, il faut insister sur la décroissance continue de la population juive d’Europe. Le nombre des émigrants s’est accru, particulièrement de France, mais aussi d’autres pays ces dernières années. Et donc, le chiffre total des Juifs en Europe occidentale a diminué assez visiblement. En Europe orientale il s’est produit un effondrement presque complet, il ne reste qu’une population juive résiduelle. En résumé, la population juive d’Europe qui comptait encore 3,2 millions de personnes en 1970 peut être estimée à 1,3 million seulement aujourd’hui.
La France a été après la guerre grâce à l’arrivée des Juifs d’Afrique du Nord, la principale communauté juive d’Europe occidentale. Elle est entrée elle aussi en décroissance significative du point de vue de sa population juive.
La France est quand même toujours la plus importante communauté d’Europe et la troisième communauté au monde après Israël et les États-Unis. La quatrième communauté juive se trouve au Canada et il se peut qu’un jour pas très lointain, ce pays dépasse la France. La cause principale de cette baisse continue du nombre des Juifs de France tient à l’émigration d’une partie importante de sa population. Dans une étude de 2006, le sociologue Éric Cohen avait enquêté sur les prospectives de l’émigration des Juifs de France. Il avait mis en évidence que, grosso modo, près d’un tiers des Juifs français était certains de rester en France, un tiers se disait décidé à quitter le pays et un dernier tiers ne savait pas. Mais quand même, un tiers sur une population d’un demi-million, c’est plus de 150000 personnes. Cette prédiction ne s’est pas complètement réalisée, mais c’est entre 80 000 et 100 000 juifs qui ont quitté la France ces dernières années.
Dans le rapport vous parlez de 52.000 installations en Israël, mais vous ne donnez pas de chiffres, ni pour le Canada ni pour les autres destinations hors d’Israël.
J’ai essayé de faire une estimation avec des hypothèses et des données partielles. Si nous supposons qu’une moitié de l’immigration juive de France s’installe en Israël, alors 50 000 Juifs de France choisissent une autre destination. Supposons que les deux tiers arrivent en Israël, alors le nombre d’émigrants sera un peu plus bas, mais il ne peut compter moins que 80 000 personnes.
C’est donc à peu près un cinquième de la population juive française qui est partie ?
Oui, c’est ça. C’est assez remarquable. D’autre part, il y a une petite immigration qui continue. Il y a pas mal d’ex-émigrants qui rentrent en France…
Est-ce qu’on a des chiffres sur ces retours ?
On ne possède pas de donnée très précise, mais on peut penser qu’un quart de ceux qui font leur alya reviennent en France. Peut-être un peu plus, mais cela ne peut pas être moins. Cela modère un peu l’effet émigration. Mais cette immigration se poursuit malgré tout. J’ai d’ailleurs publié récemment une analyse de l’alya d’une quinzaine de pays au cours des trente dernières années. J’ai voulu répondre à la question : pourquoi les gens partent-ils ? Et pourquoi, disons, en 2015 et pas en 2020 ? Mais j’ai cherché aussi à expliquer les différences remarquables entre les pays quant à l’intensité du phénomène, c’est-à-dire la proportion des départs par rapport à la population juive totale d’un pays.
Dans cette étude, je ne demande pas aux immigrants pourquoi ils ont fait leur alya, parce que la réponse tiendrait invariablement à une justification culturelle, idéologique ou religieuse. Pour trouver des explications, il faut appliquer des méthodes un peu plus économétriques. J’ai fait d’abord une analyse des évènements qui se sont produits dans chacun des 15 pays considérés. D’autre part, je me suis penché sur les données économiques et essentiellement sur les taux de chômage que j’ai comparés au taux prévalant en Israël. La relation entre le chômage et l’alya est impressionnante. On arrive à une explication statistique de soixante-dix pour cent de cette variation. C’est énorme. Il y a bien sûr d’autres facteurs à ne pas négliger, mais celui-là semble très important.
Pour la France, il y a un élément unique : le terrorisme. Mon hypothèse de base avait été que les attentats de Toulouse en 2012, de Charlie Hebdo, de l’Hyper Casher, du Bataclan et de la promenade des Anglais devaient être corrélés à une augmentation de l’alya, or tel n’est pas le cas.
Mais il est incontestable qu’une aliya en hausse, en France, est directement corrélée avec le climat hostile aux Juifs qui y règne – hostilité qui est allée jusqu’aux meurtres ! Vous mentionnez l’attentat du Bataclan en 2012 et de Charlie Hebdo en 2015, mais il faudrait remonter à l’assassinat d’Ilan Halimi et ne pas oublier les assassinats contre des élèves de l’école Ozar Hatorah à Toulouse. Beaucoup de Juifs français, dans une période qui court sur une quinzaine d’années, se sont déterminés à partir dans la réalité socio-politique marquée par de tels événements.
Certes, j’ai noté une augmentation de l’alya après les attentats de Toulouse, mais elle ne s’est pas poursuivie. Le terrorisme se poursuit et l’alya diminue. En revanche, quand on compare les indicateurs socio-économiques et la courbe de l’alya qui a atteint son maximum entre 2014 et 2015, il existe une corrélation nette. Ces considérations d’ordre économique pour expliquer l’alya, les politiciens israéliens ne sont pas prêts à les entendre.
La crise de la démographie des Juifs d’Europe n’est pas uniquement liée à l’émigration. Pourriez-vous résumer rapidement ses autres aspects ?
Il y a deux phénomènes. On les comprend et on les explique assez facilement : le premier c’est la baisse de la natalité et donc une population avec peu d’enfants, ce qui est d’ailleurs commun à la plupart des sociétés européennes. Il existe des différences assez intéressantes entre les pays d’Europe, mais la baisse de la natalité est générale. Les Juifs participent à ce mouvement. La baisse de la natalité est d’ailleurs un peu plus marquée chez les Juifs, mais cela s’explique par un niveau d’instruction plus élevé. Il y a une relation négative entre le niveau d’instruction et le nombre d’enfants. Ces dernières années on assiste peut-être à une faible reprise due à l’influence des milieux plus religieux dans la population juive. Ces milieux ayant plus d’enfants, ils augmentent un peu la moyenne de toute la population juive. Dans quelques États, en Angleterre, en Autriche ou en Belgique, des communautés fortement religieuses ont une influence plus visible sur le taux de natalité des Juifs. Mais de manière générale, nous parlons d’une natalité faible, dont la conséquence est le vieillissement notable de la population.
Peut-on évoquer les catégories que vous avez utilisées dans votre enquête ? Quelle définition de la judéité avez-vous utilisé ?
Nous ne sommes pas sur le terrain ni de la loi rabbinique ni d’une définition juridique. Nous parlons de sciences sociales, donc de la façon dont se définissent les personnes qui ont été contactées à travers un recensement ou une enquête. Nous avons construit une base de données qui dépend absolument des réponses que nous recevons. S’il y a quelqu’un qui est strictement juif, mais qui ne s’identifie pas comme tel, il n’est pas inclus dans l’enquête. D’autre part, si quelqu’un n’est pas juif selon la halakha, mais s’identifie comme tel, elle est incluse. Il faut être très prudent, notre estimation est empirique. Nous n’avons pas la prétention d’être arrivés à la vérité absolue, mais c’est quand même un matériel intéressant, indicatif des tendances principales.
Pour revenir à votre dernière question, l’autre phénomène concerne la soi-disant assimilation. Nous le savons bien, les Juifs en Europe vivent dans un régime de très forte intégration sociale et culturelle. Dans notre enquête, nous sommes très attentifs au phénomène de l’antisémitisme et de la discrimination, mais objectivement, les Juifs sont très intégrés dans leur environnement, ll est donc normal qu’il y ait des amitiés et des mariages mixtes ou exogamiques. Ceci a une incidence sur l’identité des enfants qui naissent dans ces couples.
Cependant il semble se passer quelque chose à cet égard : le pourcentage des mariages mixtes est plus faible aujourd’hui parmi les jeunes générations que parmi les précédentes. Certes, les familles ont beaucoup changé, les gens vivent ensemble sans toujours être mariés. Nous avons essayé de tenir compte de ces évolutions. Mais quand même, nous observons une tendance à la diminution des mariages mixtes. Cela m’a surpris parce que mon premier article, publié quand j’avais 19 ans, portait sur les mariages mixtes à Milan. Il y a là une indication intéressante d’un changement culturel. Il faut en analyser les causes, mais il y a sans doute une mutation, au moins partielle du phénomène de l’assimilation.
Il semblerait que la population juive orthodoxe échappe à la tendance générale du vieillissement ?
C’est juste, c’est un groupe qui a des mécanismes d’autodéfense et de transmission puissants. Mais il n’y a aucun groupe hermétiquement fermé, il est vrai néanmoins que le groupe « haredi » – je préfère d’ailleurs toujours parler de haredim et non d’ultras orthodoxes qui est une qualification normative – à la différence des orthodoxes modernes, maintient une natalité supérieure à la moyenne. Ce groupe montre aussi une forte capacité de rétention de ses jeunes.
La démographie des Juifs d’Israël semble très différente de celle des Juifs d’Europe. Peut-on rapidement parler de cette différence, et l’expliquer ?
En effet, Israël présente un modèle démographique très différent. Le taux de fécondité est légèrement au-dessus de trois enfants par femme. Dans le reste du monde développé, ce taux atteint rarement 1,5 enfant. Cette très forte natalité surprend les démographes. Il est vrai que les haredim qui constituent 10 à 12 pour cent de la population juive ont un taux de fécondité de 7 qui influence la moyenne générale. Mais même sans les haredim et sans les orthodoxes modernes qui ont une fécondité de 4 et en ne considérant que la population dite laïque, la moyenne est quand même entre 2 et 2 et demi. Les plus laïcs des Israéliens ont plus d’enfants que le reste du monde développé. Tel-Aviv, qui a un taux de fécondité de 2,1 et qui est l’endroit le plus laïc d’Israël, avec une population importante de célibataires, a un taux de fécondité qui dépasse 2 enfants.
C’est un phénomène très particulier. Comment s’explique-t-il ?
Dans le cas de Tel-Aviv, l’explication n’est pas en lien avec la religiosité. Nous avons fait une enquête sur la fécondité des couples en Israël. Nous avons interrogé un échantillon représentatif sur ses motivations à faire un enfant. Un choix de réponses était proposé, parmi lesquelles : pour plaire à Dieu, pour l’État, pour l’armée, etc. Pour soixante-dix pour cent des sondées, les réponses étaient intimes, privées ou personnelles, c’est-à-dire ni religieuses, ni nationales : pour le couple, pour moi, pour les enfants que nous avons déjà.
Mais pourquoi ne trouve-t-on pas une telle évolution dans les populations juives laïques d’Europe ?
Parce que les Juifs en Europe tendent à s’adapter aux normes de la majorité. Une autre clé de lecture me semble intéressante. Elle est liée à la confiance dans l’avenir. Il existe des enquêtes sur l’optimisme des populations. D’après ces sondages, Israël se trouve parmi les dix pays les plus optimistes du monde. Le bureau israélien des statistiques donne annuellement les résultats de ces enquêtes. Ils sont fortement corrélés avec les taux de natalité. Le problème en Europe occidentale, c’est qu’on y discerne très peu d’optimisme. La société israélienne en dépit de ses problèmes, des enjeux sécuritaires, des guerres, témoigne dans sa démographie d’une forte confiance dans l’avenir.
Vous vous apprêtez à publier une nouvelle étude sur l’identité juive en Europe. Pouvez-vous en présenter les grandes lignes ?
C’est la continuation de l’étude précédente, menée conjointement avec mon collègue Daniel Staetsky et le Jewish Policy Research Institute. Nous avons utilisé la même base de données que pour l’enquête de 2018, soutenue par l’Union européenne, dont le but principal était de comprendre les perceptions juives de l’antisémitisme. La particularité de cette enquête, c’est d’avoir établi un échantillon par internet, avec la collaboration des communautés juives organisées et de la presse juive. Nous avons utilisé aussi un effet boule de neige, c’est-à-dire invité ceux qui avaient reçu le lien vers le questionnaire, à le transmettre à des connaissances même si elles n’étaient pas membre d’une communauté juive. De cette manière, nous sommes arrivés à interroger beaucoup de personnes qui ne sont pas affiliées, ce qui augmente la représentativité de cette étude. L’enquête explore trois aspects : elle interroge les sondés sur ce qu’est pour eux le judaïsme, sur les manières de le comprendre ou de le définir. En même temps on vérifie quels sont les aspects plus intimes de l’identité juive qui ont été observés. Les sondés étaient invités à s’exprimer sur les contenus qu’ils liaient à leur identité juive. La troisième dimension de l’enquête porte sur les pratiques en lien avec le judaïsme, que ce soit dans la sphère privée ou communautaire. Ces différents éléments sont présents dans de nombreuses enquêtes, mais la plupart du temps séparément. Nous avons voulu les coordonner, et donc de voir le rapport entre ces trois niveaux. L’hypothèse à vérifier était la suivante : des valeurs laïques sont-elles en train de se substituer aux valeurs religieuses traditionnelles ?
Et quel est le résultat ?
Ce que l’on note certainement est qu’en Europe il y a une plus forte présence d’éléments religieux parmi les plus jeunes, c’est-à-dire dans le passage entre la génération qui est la mienne et celle de mes petits-enfants, les différentes mesures de la religion, de la religiosité, et les aspects normatifs rituels sont en augmentation. Dans une certaine mesure on assiste à une faible – et je souligne faible – diminution de l’intérêt par rapport à la Shoah, à l’antisémitisme et même à l’État d’Israël. C’est à bien des égards inattendu et nous pensions que la sécularisation européenne aurait favorisé des formes plus culturelles d’identité juive. Ce n’est pas tellement le cas. On assiste à un renversement de la tendance et dans un sens plus traditionaliste. Ceci peut être expliqué partiellement par ce que nous évoquions auparavant, sur les taux de natalité des populations les plus traditionnelles. Mais ce n’est qu’une partie de l’explication. Il y a quelque chose de plus, un mouvement plus profond, une recherche des racines juives qui s’est accentuée.
Il y a un autre résultat très intéressant : le public juif est presque unanime à percevoir une augmentation significative de l’antisémitisme en Europe. L’antisémitisme se manifeste dans des formes différentes que j’appelle un triple négationnisme. D’un côté, l’antisémitisme classique qui nie le droit des Juifs à être l’égal des autres citoyens. Deuxièmement, c’est la négation du droit des Juifs à leur propre mémoire de la Shoah qu’il faut bien sûr distinguer du négationnisme à proprement parler. C’est un phénomène plus subtil bien réel. Le reproche est fait aux Juifs de s’accaparer une mémoire et ainsi de se mettre en travers de l’évolution de l’Europe. Le troisième aspect c’est la négation du droit des Juifs à accéder à la souveraineté nationale. Je ne parle pas de la question de savoir si l’État d’Israël est bon ou mauvais et si son gouvernement est bon ou mauvais. Je souligne le fait que des pressions hostiles sont perçues par une forte proportion des Juifs d’Europe.
Comment y répondent-ils ?
Les résultats de notre enquête démontrent que beaucoup de gens qui se trouvaient auparavant à la périphérie et même à la périphérie extrême du collectif juif sont en train de revenir vers le centre. On observe de nombreuses tentatives de renouer un lien, de se réinsérer dans des réseaux de solidarité. L’autre tendance nette se décline autour du sentiment d’appartenance au peuple juif. Cela ne signifie pas nécessairement être explicitement sioniste, mais quand même il s’agit d’énoncer un sentiment d’appartenance à ce collectif. On peut émettre l’hypothèse que ces éléments, la plus forte religiosité, le regain d’intérêt pour la culture juive et aussi le renforcement du sens de l’appartenance à un peuple sont des conséquences de pression ressentie.
Est-ce qu’il faut réviser la représentation que l’on se faisait de l’assimilation ?
Oui absolument. On ne peut pas dire que l’assimilation s’est complètement arrêtée parce que ce sont des processus globaux inévitables, mais quand même, il y a ce phénomène de retour, de reprise d’intérêt pour la chose juive. Et d’ailleurs, dans la période de pandémie, qui nous a fait découvrir une nouvelle dimension de la communication virtuelle, je suis invité très régulièrement à parler d’un thème ou d’un autre d’intérêt juif. Je vois parfois des visages de personnes que je savais complètement éloignées de tout lien avec le judaïsme qui se réinsèrent dans ces cercles, c’est tout à fait extraordinaire.