Sergey Lagodinsky : « Nous avons tous été attaqués »

Sergey Lagodinsky est un homme politique allemand (Les Verts) d’origine juive russe, membre du Parlement européen depuis 2019. « Nous avons tous été attaqués » est paru quelques jours après les attaques du Hamas dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Il y témoigne de son inquiétude quand, face aux « terroristes [qui] détruisent des corps humains », il voit, au cœur de l’Europe démocratique, « les voisins indifférents, les silencieux discrets, les relativistes froids et tous ceux, nombreux, qui sont trop bien confortablement installés là où ils sont pour affronter sérieusement la nouvelle réalité. »

 

Sergey Lagodinsky

 

Je suis assis au Japon, les yeux tournés vers le soleil. Dans mon dos, le Forum mondial de l’ONU discute de la fragmentation du monde numérique. Devant moi, un rapace décrit des cercles au-dessus du parc Tagarkaike. En face du soleil c’est le Kamtchatka. La Sibérie est ici bien plus proche que Bruxelles. Si l’on fait un zoom arrière sur la carte de la région en direction de l’Europe, la mer du Japon ressemble à une flaque d’eau. De l’autre côté de l’eau, il y a une autre vie. Vladivostok. À 950 kilomètres – une vie que j’aurais menée si je n’étais pas parti trente ans auparavant, et si ma famille avait été envoyée en Sibérie il y a soixante-dix ans dans un de ces trains de marchandises que Staline avait fait préparer pour les Juifs. Mais Staline est finalement mort avant. Et de mon côté, je suis parti. En Allemagne.

C’est l’ironie de l’histoire : c’est justement en Allemagne que je vis un rêve juif depuis trente ans. La liberté, la démocratie et l’évidence de la co-construction de la société par tous. La chance de pouvoir bricoler, à partir des particularités de ma biographie, ce qui est commun à nous tous. Parfois, moi-même je regarde ma vie européenne avec incrédulité. Quelle était la probabilité que je tombe sur cette petite fenêtre ouverte dans l’Histoire ? C’est comme passer entre deux trains qui sont sur le point de se percuter, comme se glisser entre deux balles, entre deux massacres. La Shoah n’a pas empêché ma naissance. L’enfance soviétique ne m’a pas déformé. La décadence morale de la Russie ne m’a pas rendu complice du nouveau bourreau impérial.

Non, quelque chose de complètement différent est arrivé : la perestroïka m’a ouvert les yeux et c’est comme si elle m’avait aussi ouvert le crâne. Depuis, je me promène avec cette fontanelle ouverte, comme un démocrate éternellement nouveau-né, avec un sourire de gratitude sur les lèvres : « merci pour ce hasard très personnel de l’Histoire – ma vie en démocratie ». Ma fontanelle de liberté rayonne comme une kippa sur ma tête. Le nouveau judaïsme s’appelle notre chance démocratique.

Lorsque nous sommes partis à l’époque de l’URSS, seuls quelques-uns sont restés. Une partie de la famille m’écrit maintenant d’Israël. Ils écrivent depuis des bunkers, ils écrivent depuis des appartements aux portes verrouillées. Dehors, le Hamas est en embuscade. En Ukraine, des amis regardent Israël avec stupeur, alors que les bombes pleuvent aussi sur eux. Ils regardent le festival mutilé de Re’im et se souviennent de Boutcha. C’était il y a moins de deux ans. Ils luttent contre le mal et espèrent en l’avenir. Pour leur président aussi, le judaïsme nouveau réside dans une promesse de liberté. Mais peu à peu, notre avenir se réduit. Nous assistons à une attaque contre le rêve que nous avons osé vivre. Que ce soit en Israël, dans l’UE ou en Ukraine.

Les despotes et les terroristes détruisent des corps humains. Mais les rêves humains sont détruits par d’autres — les voisins indifférents, les silencieux discrets, les relativistes froids et tous ceux, nombreux, qui sont trop bien confortablement installés là où ils sont pour affronter sérieusement la nouvelle réalité. Les élèves qui veulent tirer un trait final sur le passé (50% des écoliers allemands), les jeunes qui célèbrent les viols en brandissant des drapeaux palestiniens dans nos rues, l’économiste politique grec imbu de lui-même qui siège à Berlin et refuse de condamner la terreur.

Des soldats israéliens récupèrent des bébés juifs décapités dans des maisons pillées. Il n’y a pas que sur la Sonnenallee de Berlin que les gens fêtent les coupables en descendant dans les rues. Le rêve s’écroule. Il éclate comme les blessures des victimes, parce que les attaques contre l’humain sont insupportables et parce que l’empathie pour l’humain s’épuise si vite dans notre entourage. Ce qui reste, c’est au mieux un haussement d’épaules, au pire de la compréhension pour les violeurs. La frustration d’une vie sans avenir était tout simplement trop grande à Gaza. Tout comme la frustration de l’extension de l’OTAN était trop dure à supporter pour le Kremlin.

Cette combinaison de violence et d’absence de prise de position face à cette violence est le mélange mortel de notre époque. Pour nous, les personnes concernées, cela signifie le sentiment, qu’au cas où, personne ne se précipitera pour nous venir en aide, pire encore, que l’attaque que nous subirons sera bientôt transfigurée en attaque justifiée voire légitime. Cette combinaison est l’explosif qui ébranle les rêves et détruit l’avenir. Et ce ne sont pas seulement les juifs qui sont touchés, mais tous ceux qui osent rêver de démocratie et de réflexivité.

Nous devons faire face à cette attaque contre notre rêve en tant que juifs. Et aussi en tant que chrétiens et musulmans, en tant que non-croyants et incorrigibles. En tant que démocrates de toutes origines et de tous partis. Notre heure a sonné, l’heure des hommes et des femmes réfléchis qui ne renonceront ni à eux-mêmes ni à la réflexion sans se battre. Affirmer cela clairement, sans élucubrations, doit être le mot d’ordre de cette heure.

Sans élucubrations, parce que nous sommes conscients que toute minimisation des risques met en danger nos démocraties, et en hommes et femmes réflexifs, parce que nous reconnaissons ces dangers non seulement dans les terroristes et les ennemis de la démocratie et du judaïsme, mais aussi dans notre propre petit confort, dans notre désir de décomplexifier également notre propre démocratie, dans notre langage qui catalogue et déshumanise les autres, tout comme nous avons été nous-mêmes déshumanisés pendant des millénaires. Nous devons être prêts à défendre les Lumières sans les abandonner au profit de cette défense.

Nous devons séparer le bon grain de l’ivraie. Nos services de renseignement et nos agents des forces de l’ordre doivent assurer la sécurité. Ils doivent le faire de manière fière et confiante, parce qu’ils le font dans le cadre de l’État de droit et parce qu’ils le font pour cet État de droit. Et nous devons tous rester unis et solidaires. Car ce n’est que si nous pouvons compter sur notre force que nous pouvons encore sauver nos démocraties, notre droit au rêve. Le rêve n’a de chance de se maintenir que si on le valorise et le protège. Et c’est là que nous sommes tous sollicités. Tous, peu importe qui et peu importe d’où il vient. Prenons conscience de la situation : l’attaque n’a pas eu lieu dans le désert du Néguev. L’attaque n’a pas eu lieu à Boutcha. L’attaque ne visait pas les autres. L’attaque nous visait tous ! L’attaque visait notre rêve.


Sergey Lagodinsky

Sergey Lagodinsky, né en 1975 en Russie, est arrivé en Allemagne en 1993 en tant que réfugié juif de contingent. Avocat et journaliste, il siège au Parlement européen pour les Verts allemands et est vice-président de la commission des affaires juridiques. Il est le seul juif parmi les parlementaires allemands au niveau fédéral et européen.

 

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