Dans l’enceinte de Jérusalem, il existe une enclave préservée du temps et des désillusions, où de vieux rêves coloniaux franco-catholiques continuent d’avoir cours. Danny Trom nous guide dans la visite de cet univers parallèle qui, à force d’orientalisme et de fascination pour les ruines, semble s’être rendu complètement aveugle à l’existence d’un État juif.
« Viens-tu diner avec nous ce soir ? ». Généralement, je ne reste pas à Jérusalem. Avant que ne tombe la nuit et avec elle l’angoisse, je retourne à Tel-Aviv. Jérusalem est une cité chaotique que je ne suis jamais parvenu à dompter, une espèce de toile décousue étalée le long de plusieurs collines sur lesquelles s’empilent des lieux, des monuments, des quartiers avec leurs frontières invisibles. Ma stratégie a été invariablement la fuite. Cette fois-ci je fais une entorse, cédant à l’irrésistible jovialité du directeur du Centre de recherche français à Jérusalem (CRFJ). C’est la première fois qu’il me convie avec insistance à me joindre à la petite équipe de chercheurs français expatriés.
– Où allons-nous diner ?
– À Notre Dame de Jérusalem.
– Ah, c’est un restaurant ?
– Tu connais pas ?!
On s’ébroue à pied vers Notre Dame de Jérusalem. Une trentaine de minutes plus tard surgit devant nous la façade imposante d’un édifice posé en lisière de la vieille ville. « Nous y sommes ». Je ne connais pas mieux le centre-ville de Jérusalem qu’un touriste trop absorbé par ses impressions pour pouvoir se repérer, mais cette bâtisse imposante, blanche et triomphante à la manière de Notre Dame de Fourvière à Lyon, avait échappé à ma vigilance, comme si elle s’était jusqu’alors volontairement dérobée à mon regard pour me surprendre dans la pénombre.
Un jeune collègue m’informe que la première pierre de cet édifice destiné à recevoir la vague grandissante de pèlerins catholiques en Terre sainte fut posée en 1885. C’est pourquoi il jouxte la Nouvelle porte, aménagée dans les remparts historiques en 1887 afin de faciliter l’accès au quartier chrétien de la vieille ville, surtout le Saint Sépulcre et la Via Dolorosa. Depuis, Notre Dame de Jérusalem héberge les nombreux catholiques visitant la ville sainte et les membres du clergé de passage. L’ensemble, hôtel et restaurant, ainsi qu’une chapelle qui sert quotidiennement des messes, sera repris par le Vatican qui y installe la mission culturelle du Saint-Siège à Jérusalem. Et on y mange très bien, précise-t-il.
On entre. L’atmosphère est froide, les plafonds hauts, les murs dénudés, l’espace sculpté par des colonnes et des voutes, comme doit l’être l’antichambre d’une aventure spirituelle. Un présentoir chargé de dépliants touristiques vantant les hauts lieux de la Terre sainte alterne entre modestie et mégalomanie, contrition et enthousiasme — pôles entre lesquels les chrétiens ont appris à osciller. Pour atteindre le restaurant perché sur la terrasse, j’emprunte l’escalier. À chaque étage, de larges couloirs qui rappellent l’architecture des monastères, desservent des chambres que je devine vastes, désuètes, et, comme il se doit, rétives à exprimer le moindre luxe.
Arrivé essoufflé, je découvre la vue saisissante sur la ville antique, puis mes collègues installés autour d’une table couverte d’une nappe en damassé de couleur blanche, les couverts soigneusement disposés selon l’ordre d’utilisation autour de grandes assiettes, les serviettes enroulées dans leurs anneaux, en son centre une décoration végétale. Mais où sommes-nous donc ?! J’avance d’un pas hésitant, et en m’asseyant lentement, je cherche le regard de mes camarades sans parvenir à y desceller la moindre surprise. Tout leur parait normal, pas le moindre signe ne vient troubler ma solitude. Voilà un endroit qui leur est familier et où ils se sentent à l’aise.
L’épaisse carte des menus qui nous est proposée semble avoir été composée par un gentilhomme provincial pour qui le terroir français est une religion : coq au vin, Châteaubriand maître d’hôtel, filet mignon à la moutarde ; vins classés selon le vignoble, Bordeaux, Bourgogne, Côtes du Rhône ; fromages français, servis sur un chariot, pour qui les préfère aux clafoutis, tartes aux pommes ou profiteroles. Les serveurs, un jeune homme et une jeune femme, tous deux en livret, comme sortis d’une pièce de Sacha Guitry, s’affairent autour de la table. Ce sont probablement des Palestiniens chrétiens, peut-être même sont-ils catholiques vu l’employeur. Ils ont l’air mal à l’aise dans leur accoutrement. Sont-ils impressionnés par la clientèle, nerveux, ou alors complètement indifférents à leur environnement ? Impossible de le savoir.
Mais où suis-je ?! Soudain, les éléments s’assemblent — la chapelle, la pêche melba, la domesticité des serveurs, le trou normand, les voutes et arabesques : j’ai été projeté sur une scène coloniale. Oui, voilà où je suis : en Orient, tel que la France en rêve. Mes collègues s’y sentent chez eux. Autour de moi, personne avec qui partager cette troublante expérience.
**
Le Centre de recherche français à Jérusalem se situe à Baka, un quartier où résidaient jadis des familles arabes aisées, aujourd’hui un quartier résidentiel cossu de Jérusalem-Ouest, verdoyant, parsemé de vastes demeures. Placé sous la double tutelle du CNRS et du Quai d’Orsay, le CRFJ est un de ces centres de recherche français à l’étranger comme il en existe à Berlin, Prague, Moscou, Rabat, Oxford, Pondichéry, Tokyo et ailleurs. Incongruité : à Jérusalem, il y en a deux. Le CRFJ où j’ai été affecté, dans la Jérusalem effectivement israélienne, et l’IFPO-Jérusalem situé dans la partie orientale de la ville, intégré dans une fédération nommée Institut français du Proche-Orient qui le rattache à Damas, Beyrouth, Amman et Erbil. La logique est géopolitique. Le directeur du CRFJ est sous l’autorité de l’ambassade à Tel-Aviv, celui de l’IFPO sous celle du Consulat de Jérusalem. Alors que l’ambassade de Tel-Aviv, bloc de béton échoué en face de la plage, représente la France auprès des autorités israéliennes, le somptueux Consulat de Jérusalem remplit les fonctions consulaires pour la ville dans sa totalité, tout en héritant depuis sa création en 1843 du statut de protecteur de la chrétienté latine en Orient — prolongement d’un protectorat français sur les lieux saints et sur les communautés chrétiennes du Levant arraché à l’Empire ottoman dès le XVIe siècle. Et, par une extension dont la logique est tortueuse, il assure aussi la représentation française auprès de l’Autorité palestinienne ou de toute autre instance qui s’exprime au nom des Palestiniens. Suivant la position diplomatique de la France au Moyen-Orient, Jérusalem-Est fait partie du monde arabe, idéalement d’un futur État palestinien à défaut d’une internationalisation de la ville, tandis que Jérusalem-Ouest n’est qu’une extension semi-légale et semi-illégitime de l’État d’Israël qui a Tel-Aviv pour capitale. Jusqu’ici règne une certaine clarté, pour qui se concentre.
Ce décor gênant, mais omniprésent, dont le nom, à peine suggéré sur la plate-forme du Centre de recherche français à Jérusalem, ne se prononce qu’en cas de nécessité, est l’État d’Israël.
Centre fondé sous le nom de Mission archéologique française en 1952, le CRFJ prend son nom actuel en 1984 en devenant pluridisciplinaire. Depuis, sa vocation est de poursuivre les fouilles archéologiques (dont l’amplitude temporelle s’étend à présent de la préhistoire au temps des Croisés en passant par la période biblique) à laquelle s’ajoutent deux autres axes, l’un résumé sous le titre Histoire, traditions, mémoire dont l’objet est « le temps long des religions », l’autre sous le titre Israéliens et Palestiniens, « thématique » sollicitant toutes les sciences sociales restantes. Résumons : les disciplines historiques ont Jérusalem, la Terre sainte, pour objet ; le conflit israélo-palestinien est l’affaire des sciences sociales du présent. Le CRFJ ne connait en somme que deux réalités : la Terre sainte devenue prosaïquement la Palestine ; et pour ceux que le présent intéresse, la Palestine comme objet disputé.
Dans ces conditions, on comprend mieux le profil type du directeur du CRFJ, qui s’accuse au fil des ans : un historien du monde arabo-musulman qui porte l’archéologie au plus près de notre présent. La Terre sainte ou la Palestine ottomane, son sous-sol et ses pierres apparentes ou encore à exhumer, voilà ce qui sera son affaire. C’est sa manière de vivre sur place, dans un décor qui pourtant proteste contre son éthos indissociablement professionnel, spirituel et finalement politique. Ce décor gênant, mais omniprésent, dont le nom, à peine suggéré sur la plate-forme du CRFJ, ne se prononce qu’en cas de nécessité, est l’État d’Israël. On dira par exemple volontiers « l’accès aux sites de fouilles dépend de l’Autorité des antiquités d’Israël ». Il faut bien s’en accommoder. La ruine, voilà l’objet de prédilection au CRFJ, étant entendu que cette catégorie inclut tout ce qui est détruit en laissant des traces, d’un château des Croisés à un village palestinien.
**
Ceci est immédiatement palpable pour qui est accueilli au CRFJ. Le directeur de l’époque, mais le suivant aussi et celui d’après également s’il le peut, propose régulièrement des promenades groupées dans la vieille ville. C’est une activité très prisée. À peine débarqué, il est déjà chez lui, vous guide en babouches dans les dédales de l’antique cité comme s’il était un natif. Il vous fait visiter Jérusalem comme un grand bourgeois vous invite à faire le tour de sa salle de réception ornée de tableaux de maîtres et de bibelots ramenés de contrées exotiques. Si ces visites se répètent, c’est qu’il y prend plaisir et en tire une fierté, celle de s’inscrire dans l’illustre lignée des pèlerins lettrés qui, à Jérusalem, sont à la maison. Tel René-François de Châteaubriant le précurseur, il trouve à Jérusalem l’idée tourmentée qu’il se fait d’une France encore missionnaire au chevet d’une Jérusalem espérée universelle dont la France, fille aînée de l’Église, serait la tutrice attentionnée et aujourd’hui la confidente privilégiée.
Le directeur du Centre de recherche français à Jérusalem vous fait visiter Jérusalem comme un grand bourgeois vous invite à faire le tour de sa salle de réception ornée de tableaux de maîtres et de bibelots ramenés de contrées exotiques.
Ce n’est pas tout. Il y a une alternative tout aussi récréative à l’immersion en ville sainte : la visite guidée d’un site de fouilles archéologiques dans lequel le CRFJ est impliqué, à l’exemple du cimetière d’Atlit « situé à proximité du Château Pèlerin » — notez qu’on ne dira jamais « sur la côte au sud de Haïfa », ce serait trop réaliste — comme si cet édifice bâti au début du XIIIe siècle durant la cinquième croisade et confié à l’ordre des Templiers en 1220 était un repère topographique des plus communs. Les vestiges du Royaume franc de Jérusalem, tentative éphémère de la chrétienté latine pour prendre pied en Terre sainte et y régner effectivement, voilà donc un autre lieu qui mérite du nouveau venu au CRFJ qu’il sue sous le cagnard à la limite du malaise en écoutant les prouesses des moines-soldats, leur idéalisme, leur œuvre, avant que tout cela ne s’effondre comme un château de cartes.
Et puisque c’est le sacrifice du Christ qui alimente l’imaginaire chrétien de Jérusalem et que la libération de son tombeau aimanta les Croisés, la proximité du CRFJ avec la prestigieuse École biblique de Jérusalem, logée dans le couvent Saint-Étienne, est soigneusement entretenue, scandée d’invitations de courtoisie. Devant ces savants, philologues et épigraphes, porteurs d’une aura sans égale, il convient donc de déférer. Fondé par le père dominicain Lagrange en 1890, aujourd’hui institution d’enseignement et de recherche qui décerne des diplômes et offre des carrières aux chercheurs, ce fleuron de l’intellectualité française en Orient promeut l’étude de la Bible « dans son contexte », chose que les catholiques firent un peu à la traine des protestants — ledit contexte se nommant Jérusalem, métonymie de la Terre sainte, lieu réputé donner un peu de concrétude à une foi qui fixe les regards en direction du ciel, les détachant ainsi idéalement des vicissitudes du sous-sol, du sol et du sur-sol où se déroule la vie terrestre. Pour saisir cette vie, qui est toujours aussi une vie politique, le regard au CRFJ se porte spontanément vers l’Orient.
Le directeur du CRFJ en a conscience, probablement l’assume-t-il sans oser en tirer toutes les conclusions. Nommé directeur par le ministère des Affaires étrangères en même temps que mon affectation par le CNRS, on ne sait exactement qui d’entre nous est l’invitant et l’invité. Cette équivoque jamais levée jette imperceptiblement les bases d’une complicité. La lever supposerait d’expliciter où nous sommes en réalité. Ici, autour d’une table de Notre Dame de Jérusalem, je suis à l’évidence son invité. Après avoir parcouru la longue liste des desserts, nos regards se croisent.
– Alors comment te sens-tu à Jérusalem ? m’entends-je l’interroger.
– C’est une ville passionnante, mais épuisante. Quand je veux me détendre, je prends la voiture pour diner chez Abou Ferras à Jéricho.
– Où ça ?!
– Tu connais pas ?!
**
Un directeur du CRFJ, nommé par le Quai d’Orsay, est l’avatar moderne du pèlerin français. C’est pourquoi il occupe ce poste taillé sur mesure. Le critère n’est pas caché, il s’est imposé au fil des années. Transparent, il a pour lui la force de l’évidence. Tacite, il est incritiquable. Un directeur du CRFJ se coule donc dans une vénérable tradition française inaugurée au milieu du XIXe siècle qui nous a livré un genre littéraire très en vogue, le Voyage en Terre sainte, dont René-François de Chateaubriand fut un précurseur au talent inégalé, malgré la très longue série de récits d’écrivains-pèlerins qui égrènent la littérature française le long du XIXe siècle. Depuis le coup d’envoi précoce de Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), les voyageurs-narrateurs en quête de traces tangibles de la passion du Christ endossent l’identité du pèlerin et du croisé, ce qui aboutit à un genre codé, les écrits des uns balisant le parcours des suivants et ainsi de suite.
La diplomatie française, à travers les visites régulières au CRFJ d’un attaché culturel ou scientifique, voire de l’ambassadeur ou du consul en personne, distille imperceptiblement un catholicisme d’atmosphère.
La rhétorique est standard, malgré quelques variations. Arrivé dans un environnement où l’Islam a imprimé partout sa regrettable marque, le regard du voyageur-pèlerin efface les minarets pour se concentrer sur le cœur palpitant du christianisme. L’Orient lui parait somnoler sous un soleil de plomb. L’indolence, la paresse des musulmans, il la juge méprisable. Et les juifs, agglutinés dans leur quartier miséreux et malodorant, attestent de la déchéance du peuple jadis choisi de Dieu. À présent condamnés à se lamenter en vain devant le dernier vestige de leur temple détruit, ils semblent résignés à pleurer devant les débris de leur ancienne patrie. Obstinés, ils espèrent la venue d’un restaurateur alors que le Christ-sauveur s’est déjà présenté à eux sans succès. Ce que la France, dans sa robe de fille aînée de l’Église, ne put accomplir à travers les croisades — chasser les musulmans de Terre sainte (et effacer les juifs sur le chemin de leur pérégrination ou sur place, doit-on ajouter), le pèlerin le transfigure en une mission continuée, mais sans glaive : œuvrer à la paix universelle, en régnant sur Jérusalem, gloire suprême. Tel est en résumé le récit dont Jérusalem est nimbée. De la monarchie catholique à la République, il y a une continuité à laquelle Renan attacha son nom.
Mais dans la réalité, c’est malheureusement sa concurrente perfide, la Couronne britannique, qui prendra effectivement pied en Palestine sous son nez, lorsque l’Empire ottoman s’effondra. Alors la diplomatie française luttera de toutes ses forces pour obtenir l’internationalisation de Jérusalem, à partir de sa base territoriale propre — balisée par le Consulat, Notre Dame de Jérusalem, l’hôpital Saint-Louis, le Couvent des Sœurs de Marie-Réparatrice, l’Église et Hospice Saint Vincent de Paul, ainsi que le Tombeau des Rois dont elle est aussi le légitime propriétaire, et en périphérie de la ville, le domaine d’Abu Gosh, offert par le Sultan en remerciement du soutien de la France lors de la guerre de Crimée. La France pesa alors de tout son poids pour imposer à Jérusalem un statut juridique séparé (corpus separatum) en s’alignant sur le Vatican qui, paniqué par la concurrence de l’Église orthodoxe, fixa le droit de propriété du Saint-Siège sur les pièces maîtresses de la Jérusalem terrestre dans l’encyclique de sacris palestina locis.
La diplomatie française, à travers les visites régulières au CRFJ d’un attaché culturel ou scientifique, voire de l’ambassadeur ou du consul en personne, distille imperceptiblement ce catholicisme d’atmosphère. Et c’est dans ce moule que se forge l’éthos d’un directeur du CRFJ. Objectif français, auquel personne ne croit vraiment, mais qui motive ce mode de présence singulier qui balance entre fierté et résignation : l’appropriation catholique de Jérusalem, cette ville sans propriétaire si ce n’est l’Humanité réconciliée sous l’œil bienveillant d’une France pourtant républicaine.
**
Les temps ont changé et le geste perdure. Jérusalem fut partagée en 1948 entre Israël et la Transjordanie, au grand dam de la France, et depuis 1967 la ville est entre les mains d’Israël dans sa totalité. Le pèlerin moderne s’est fait davantage orientaliste, il a fait de l’Islam et du monde arabe un objet d’étude. Le catholicisme français s’est trouvé une proximité fraternelle avec l’Islam via Massignon et la diplomatie française postcoloniale ambitionne de faire du monde arabe un allié. Alors, le pèlerin savant d’aujourd’hui continue d’attribuer les mêmes traits aux Orientaux, mais les stigmates de jadis sont devenus des atouts, si l’autochtone veut bien être authentique et reconnaissant. Les juifs cependant, qui composent plus de la moitié de la population de Jérusalem au milieu du XIXe siècle et une majorité nette aujourd’hui, contrarient frontalement la mémoire religieuse du pèlerin-orientaliste français. Lorsqu’il les rencontre, il songe à l’Évangile, à Saint-Paul, et leur vitalité devient un mystère insondable. Les juifs lui évoquent aussi cet Autre de l’intérieur de la France, devenu si discret dans la République, mais que la France catholique généralement réactionnaire continua de soupçonner de comploter, de vouloir dominer à travers la République alors que cette nation fantôme avait été définitivement déchue.
Le drapeau bleu blanc frappé de l’étoile de David flotte au-dessus du tombeau du Christ, comme s’il le narguait, niant que les juifs soient un fossile d’où la vie s’est retirée, cet objet-fétiche de l’archéologue.
Du milieu du XIXe au milieu du XXe, le contraste est donc saisissant : non seulement le juif n’agit pas en sous-main, sournoisement, mais il s’est désinhibé, il a même ouvertement combattu et s’est finalement doté d’un État capable de victoires, en altérant profondément le décor si familier du pèlerin-orientaliste qui s’en trouve dérangé dans ses habitudes, irrité. Mais rassurez-vous : il n’est pas perdu, il se sent toujours chez lui, il s’y meut comme dans ce corps séparé voulu par la France. C’est pourquoi il y déplore toute modification dans la disposition matérielle des choses, tout dérangement de son salon, qu’il dénonce comme un fait accompli — « accompli » signifiant sans autorisation, donc illégal.
Lorsque débarque le pèlerin moderne à Jérusalem, l’esclave est donc devenu le maître d’une terre convoitée, suscitant logiquement un mélange de stupéfaction et de réprobation. Le drapeau bleu blanc frappé de l’étoile de David flotte au-dessus du tombeau du Christ, comme s’il le narguait, niant que les juifs soient un fossile d’où la vie s’est retirée, cet objet-fétiche de l’archéologue. Ces ressuscités improbables et très contrariants, eux aussi fouillent à présent frénétiquement le sous-sol. Naïfs comme des nouveaux venus, ils brandissent la moindre trouvaille aux yeux du monde en guise de droit de propriété, mais en vain, car l’archéologie ne décerne pas de certificat d’autochtonie. Et pourtant de jeunes soldats et soldates patrouillent dans les rues, portant nonchalamment leurs armes, tel un conquérant sûr de sa prise.
De cette réalité politique déprimante, le pèlerin moderne s’arrange en enfourchant le cheval de l’universalité, chrétienne ou républicaine, il ne sait trop. Il s’improvise en protecteur des autochtones, prolongeant émotionnellement la mission autoattribuée du Consulat français. La souffrance de l’autochtone en Algérie à laquelle il était complètement indifférent, il la redécouvre sous la modalité de la Passion des dépossédés en Terre sainte. Alors, il agite le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, droit auquel tout esprit moderne souscrit, mais sur un fond d’indisposition à l’égard d’un État qui porte le nom de ce peuple dont on disposait à sa guise, que la France eut l’audace d’émanciper, et qui à présent n’écoute cette puissance déchue que d’une oreille distraite.
**
D’où une dernière proposition de visite récréative pour l’arrivant au CRFJ, dont le succès est prévisible. Destination Lifta, village palestinien accroché au flanc de la montagne à l’entrée de Jérusalem-Ouest, vidé de ses habitants lors de la Nakba, à moitié ruiné (donc à moitié préservé), mais aujourd’hui objet d’une résistance devant les projets d’aménagement de la municipalité de Jérusalem — conflit où se mêlent inextricablement la mémoire palestinienne, la protection du patrimoine, l’écologie, la gentrification, et finalement la lutte contre la mainmise d’Israël sur un espace occupé. Fouiller Lifta, voilà un programme fédérateur pour le CRFJ, vous y trouvez des traces antiques, vous y trouvez des restes ottomans, des vestiges du bâti rural local, et par-dessus tout la cause de ce dernier ensevelissement.
Mais dès lors que l’occupation est dans la nature même de cet État, qu’il s’est confortablement installé sur la ruine de tout ce qui le précède — cela ne s’atteste-t-il pas partout où l’on pose les yeux ? — d’où puise-t-il une quelconque légitimité ? Voilà une question qui n’est jamais posée, qui ne doit pas être soulevée. Alors, de bouillants doctorants et postdoctorants venus de France au CRFJ viennent documenter l’occupation des territoires palestiniens, des deux côtés de la ligne verte, avec un penchant affirmé pour les mouvements protestataires israéliens de préférence les plus radicaux, parfois un éloge du départ de jeunes israéliens qui, fatigués du conflit, jettent l’éponge. De cet État et de la société israélienne, il n’y a rien d‘autre à connaître.
**
Au CRFJ nous ne sommes qu’une petite poignée de chercheurs statutaires. Le directeur du CRFJ a la rude tâche d’achalander la façade du Centre afin de permettre aux tutelles de faire semblant de croire que le centre rayonne dans tous les périmètres qui lui sont assignés. Seul sociologue, qui plus est réputé compétent en matière de conflit, il me faut aider à sélectionner les jeunes aspirants à un séjour de recherche, puis il est attendu de moi de les accueillir, les orienter, les encourager, cela fait partie du job comme on dit, un job très bien rémunéré soit dit en passant, mais sur ce sujet la discrétion est aussi de mise.
Je les écoute. Ce qui les meut intérieurement doit être tu. Ce jour-là, lors d’un exposé comparatif des spoliations israéliennes en Cisjordanie et dans le Néguev, je perçois que le directeur, qui pourtant partage cet élan si spontané des jeunes universitaires français, déchiffre dans mes remarques la lassitude de me réfréner. Ses sourires à peine esquissés expriment la reconnaissance de qui me sait gré d’éviter de malmener les jeunes si méritants et de ne pas attiser la discorde dans ce petit monde d’expatriés qui souffre de promiscuité. Il sait que nous sommes affectés d’un strabisme inverse, que mon regard porte vers l’Ouest, vers Tel-Aviv, vers la mer et au-delà vers l’Europe, en direction de cette ville sortie du sable pour abriter ceux qui fuyaient l’Europe sans rêver d’Orient.
– Demain après-midi j’ai un rendez-vous à l’ambassade à Tel-Aviv, m’informe-t-il en guise d’au revoir.
– Ok, si tu me fais signe quand tu as terminé, je t’emmènerai dans mon quartier, chez Dalida.
– C’est un restaurant ?
– Tu connais pas ?!