La responsabilité des Polonais dans l’extermination des juifs est, pour l’État polonais, l’objet d’une dénégation systématique. Dans cet article, Elżbieta Janicka, spécialiste de la Shoah et de l’antisémitisme, dénonce la manière dont, à Treblinka, cette politique mémorielle mensongère multiplie les affabulations historiques.
Cet article a été publié dans le supplément historique de l’édition du week-end du quotidien polonais Gazeta Wyborcza des 20 et 21 avril 2024. La parole de l’auteure s’inscrit dans la discussion sur les institutions de l’État polonais qui produisent une contre-histoire de la Shoah et qui disposent de moyens de propagande extraordinaires en Pologne et hors de Pologne. C’est surtout le cas de l’Institut de la Solidarité et du Courage Witold Pilecki, créé par le régime autoritaire du parti Droit et Justice en 2017, et de l’Institut de la mémoire nationale (IPN), créé après 1989. Ces institutions, qui sont des centres de combat contre la recherche sur le génocide des Juifs, poursuivent leurs activités après la victoire de la coalition démocratique aux élections législatives d’octobre 2023. L’auteure montre comment le musée public de Treblinka participe également à la production de cette contre-histoire. Elżbieta Janicka s’appuie, entre autres, sur des séquences enregistrées par Claude Lanzmann en Pologne lors du tournage de son film Shoah.
Le 16 mai 2024, suite à la publication de cet article, le directeur du Musée Treblinka a informé entre autres l’Agence de sécurité intérieure, le ministère de la Culture et du Patrimoine national, l’Institut de la mémoire nationale ainsi que la Curie diocésaine de Drohiczyn de la tentative d’inciter aux querelles religieuses et ethniques de la part d’Elżbieta Janicka[1].
Jean-Charles Szurek[2]
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Treblinka est le plus grand camp d’extermination nazi après Auschwitz-Birkenau. C’est un lieu de mort et un champ de cendres pour près d’un million de Juifs, principalement originaires de Pologne, bien que des convois y soient parvenus depuis presque tous les pays de l’Europe occupée par les Allemands.
Le musée de Treblinka comprend l’ancien site de la gare du village de Treblinka, le camp de la mort Treblinka II (1942-1943), le camp de travail forcé Treblinka I (1941-1944), la Route Noire reliant les deux camps, ainsi que la gravière et le lieu d’exécution adjacents au camp de travail.
Le négationnisme de la Shoah, au sens où on l’entend à l’ouest de l’Europe, n’existe pas en Pologne. Il n’y a pas de négation de la Shoah en Pologne en tant que meurtre des Juifs de l’Europe occupée commis par les Allemands. Le négationnisme à la polonaise consiste à omettre les réalités polonaises de la Shoah et à nier la place et le rôle de Polonais dans la structure du crime.
La gare ferroviaire
Le pillage des Juifs vivants et morts n’a pas commencé à Treblinka et ne s’est pas arrêté là. Le caractère systémique du phénomène et son contexte européen ont été analysés par Jan Gross, en collaboration avec Irena Grudzińska-Gross, dans leur livre Moisson d’or : le pillage des biens juifs[3]. Cependant, si on limite son regard à la constellation du camp de Treblinka, l’Eldorado Treblinka commençait à quelques kilomètres du camp de la mort, à la gare. C’est là qu’arrivaient, en même temps que des trains de voyageurs et de marchandises, les convois de déportés juifs. Ces derniers attendaient sur les voies, au milieu du trafic habituel, d’être « reçus » au camp de la mort : les chambres à gaz, en effet, ne pouvaient contenir qu’environ un tiers du convoi.
L’ingénieur Jerzy Królikowski, logé au village de Treblinka dans le cadre de son travail sur la construction du pont voisin, a mentionné dans ses Mémoires de la région de Treblinka pendant l’occupation les foules polonaises qui assiégeaient les transports de la mort : « Lorsque, de loin, j’ai vu pour la première fois ces gens près du train, j’ai pensé que, poussés par une noble pitié, ils étaient venus donner à boire et à manger à ceux qui étaient enfermés dans les wagons et qui avaient soif. Les ouvriers que j’ai interrogés ont dissipé mes illusions en indiquant qu’il s’agissait simplement d’un commerce d’eau et de nourriture, et à des prix élevés.
[…] Lorsque le transport était escorté non par la gendarmerie allemande, qui ne laissait y pénétrer personne, mais par toutes les autres catégories d’auxiliaires allemands, les foules convergeaient avec des seaux d’eau et des bouteilles de bimber (alcool) dans leurs poches. L’eau était destinée à être vendue aux personnes enfermées dans les wagons et l’alcool à des pots-de-vin aux escortes qui, pour cela, acceptaient que l’on accède aux wagons.
Lorsqu’il n’y avait pas d’alcool ou que les escortes n’étaient pas satisfaites de ce genre de pot-de-vin, les filles leur passaient les bras autour du cou et les couvraient de baisers, juste pour obtenir la permission d’atteindre les wagons. Une fois la permission accordée, le commerce commençait : les malheureux prisonniers mouraient de soif et payaient 100 zlotys pour un pot d’eau. Il y eut, paraît-il, aussi des cas où l’on prenait des pièces de 100 zlotys et où l’on ne donnait pas d’eau »[4].
« Tous ça couraient après l’or »
Szymon Frajermauer, un survivant venu à la fin des années 1950 visiter Treblinka, lieu de mort de sa Częstochowa juive natale, a parlé de ceux qui « s’en sont mis plein les poches » et « se sont gavés » : « Car quand l’un demandait de l’eau, l’autre exigeait un diamant, et quand il voyait de l’or, il n’en voulait pas, il le voulait avec un diamant en plus, pour un demi-verre d’eau »[5]. Le monde entier connaît le visage de Henryk Gawkowski grâce à l’affiche du film Shoah de Claude Lanzmann. Il était l’un des cheminots polonais de l’Ostbahn qui faisaient la navette entre les gares de Varsovie Umschlagplatz, Białystok Poleski et Treblinka, transportant les Juifs à l’intérieur du camp de la mort. Gawkowski a fait le récit à Lanzmann de la foule polonaise qui assiégeait les trains à la gare du village de Treblinka : « Tout ça courait après l’or »[6]. À cet égard, les témoignages des Polonais et des Juifs concordent.
Pendant l’année et demie qu’a duré le fonctionnement du camp d’extermination, et avec lui le pillage et l’assassinat systématiques des Juifs à la gare du village de Treblinka, de nombreux Polonais sont venus s’enrichir en ce lieu.
Les convois étaient tellement entourés par les Polonais que les gardes ukrainiens et baltes – mais aussi parfois des policiers polonais – devaient tirer en l’air afin que la foule se disperse et que les wagons puissent partir vers le camp de la mort. En outre, les escortes tiraient presque continuellement sur les Juifs.
La femme de l’ingénieur Królikowski a quitté le village pour des raisons de sécurité, « car elle restait toute la journée à la maison, vers laquelle des coups de feu étaient tirés très souvent depuis la gare… ». Les subordonnés de l’ingénieur, quant à eux, « ont cessé d’emprunter la route en béton pour se rendre au travail car elle passait juste à côté de la voie ferrée et de la gare. Nous prenions de petits chemins, à travers les prairies, rallongeant la distance, mais évitant ainsi de se plaquer au sol quand la canonnade commençait ».
Les victimes juives tombaient en masse : « Au cours de la journée, les cadavres étaient ramassés sur plusieurs wagons à plateforme à la gare et emmenés au camp de la mort »[7]. Pendant l’année et demie qu’a duré le fonctionnement du camp d’extermination, et avec lui le pillage et l’assassinat systématiques des Juifs à la gare du village de Treblinka, de nombreux Polonais sont venus en ce lieu, y compris depuis des contrées lointaines. Parmi ceux-là, un dénommé Jan Maletka est mort par balle. Personne n’ayant endossé la responsabilité d’entretenir sa tombe, le presbytère de la paroisse de Prostyń, à laquelle appartient Treblinka, a finalement décidé de s’en débarrasser.
La fierté de la honte
« “L’homme doit être mesuré à l’aune de son cœur” – Jean-Paul II. En mémoire de Jan Maletka, assassiné par les Allemands le 20 août 1942 pour avoir aidé des Juifs. En mémoire des Juifs assassinés dans le camp d’extermination nazi allemand de Treblinka ». Suit le même texte en anglais. Une pierre, dédicacée de la sorte, a été inaugurée sur le site de la gare de Treblinka le 25 novembre 2021.
Ce n’est évidemment pas Jan Maletka qui s’est autocommémoré bienfaiteur des Juifs jusqu’au sacrifice de sa vie, mais l’Institut Pilecki, puissante institution créée sous la houlette du parti Droit et Justice et chargée de promouvoir le bon renom de la Pologne, qui a signé de son nom la plaque. La mention « des habitants » y a aussi été ajoutée, afin d’appuyer la légitimité de la démarche. Mais aucun habitant n’est au courant. Des signatures ont certes été recueillies, mais en faveur d’un autre aménagement de l’ancienne gare.
Le négationnisme à la polonaise consiste non seulement à nier des faits, mais aussi à créer des « faits alternatifs », parfois de toutes pièces.
L’historien Jan Grabowski a consacré à cette commémoration un article intitulé « Monument à la vertu polonaise, ou le scandale de Treblinka », paru dans Gazeta Wyborcza et plus tard dans le New York Times.[8] Le sujet a également été repris par Haaretz. L’Institut de Solidarité et de Vertu Witold Pilecki est la risée des chercheurs dans les colloques internationaux sur la Shoah. Rien n’y fait. Le monument sur l’ancienne rampe ferroviaire du village de Treblinka demeure.
Le négationnisme à la polonaise consiste non seulement à nier des faits, mais aussi à créer des « faits alternatifs », parfois de toutes pièces. Magdalena Gawin, fondatrice de l’Institut Pilecki, alors vice-ministre de la Culture et du Patrimoine national, a ainsi érigé un monument à la mémoire de sa parente, « assassinée pour avoir aidé des Juifs ». Elle l’a érigé, sans autre titre que celui de vouloir et de pouvoir le faire. Des publications de presse sur le sujet ont également vu le jour dans plusieurs pays et langues. À la gare de Treblinka, l’Institut Pilecki a obtenu un « fait alternatif » en dotant un « fait ancien » d’une signification opposée à celle d’origine. Ce type d’effet spécial est ce que le poète Lev Rubinstein appelait la fierté de la honte.
L’Institut Pilecki n’est pas le seul acteur dans cette affaire. Lorsque quelqu’un a rappelé ce que dissimulaient ces célébrations de la « vertu » polonaise – un lucratif business sur le dos des Juifs – en aspergeant la pierre dédiée à Maletka de peinture rouge, le musée de Treblinka a immédiatement fait retirer les « dommages ». Pas la stèle, loin s’en faut, mais la peinture rouge. En revanche, il n’a pas lésiné sur la surveillance. C’est ainsi que l’ancienne ligne d’arbres a été remplacée par une forêt de caméras.
Amor Patriae suprema lex
Une bougie portant une croix dorée brûle au pied du mémorial négationniste : « Musée de Treblinka – nous nous souvenons ». Le musée de Treblinka est une institution publique. L’État reste théoriquement laïque. Néanmoins, l’institution se signe systématiquement d’une croix. Sur la tombe du Soldat inconnu, dans le village voisin de Prostyń, une bougie identique brûle sur une plaque surmontée d’un crucifix et portant l’inscription « Amor Patriae suprema lex » (« L’amour de la Patrie est la loi suprême »), comme si la mission du musée était de légitimer ce slogan au lieu de faire prendre conscience de ses implications.
Il est intéressant de rappeler depuis combien de temps le musée de Treblinka « se souvient » et de quelle manière il le fait. La direction du musée n’a pas changé depuis 1996, et il se trouve qu’en novembre de cette année-là, la documentation photographique de la gare, du camp de la mort et du camp de travail forcé a été réalisée par Reinhart Kosseleck, historien et théoricien de l’historiographie, ainsi que photographe documentaire[9].
La dévastation de l’espace de la gare était nécessaire pour reprendre les choses en main : transformer le lieu au point de le rendre méconnaissable et le doter d’une contre-histoire.
Sur les photographies, on discerne encore des voies ferroviaires et des sémaphores, ainsi que deux postes d’aiguillage et deux postes de transformation. Trois autres bâtiments de la gare d’origine subsistaient à l’époque, dont l’un a depuis été démoli au lieu d’être rénové après un incendie partiel. On peut voir le contour exact des quais, les quatre parterres de fleurs et des supports portant les slogans « Plus jamais de guerre » et « Plus jamais de Treblinka ». Des arbres encadrent la place asphaltée qui existait encore en 2015, entre les anciennes voies ferrées et les voies de garage, et la route très fréquentée qui leur est parallèle. C’est ici, à l’ombre des peupliers de la place, que les « inhumains Polonais », comme l’exprime une étude de la Commission historique juive de Białystok, se sont livrés pendant un an et demi à leur sinistre commerce.
Tout a depuis été minutieusement rasé, l’asphalte arraché, les peupliers abattus, alors que la construction d’une route à la place de la voie ferrée ne l’exigeait pas. Mais la dévastation de l’espace de la gare était nécessaire pour reprendre les choses en main : transformer le lieu au point de le rendre méconnaissable et le doter d’une contre-histoire. C’est aussi à la faveur de cette dévastation que le ministère de la Culture et du Patrimoine national a pu financer des recherches spécialisées pour « reconstituer la topographie de l’ancienne gare de Treblinka », que n’importe quel cheminot du village, voire la plupart des habitants, peuvent pourtant situer dans ses moindres détails. Nous sommes là entre un sujet de sketch et une information susceptible d’intéresser la Cour des comptes.
Espace publicitaire
Ce qui fut le marché de la mort ressemble aujourd’hui à une surface publicitaire car dans la cacophonie des objets qui y règne, on trouve également des informations sur les sponsors. Veulent se rappeler à la mémoire, outre l’Institut Pilecki, le ministère de la Culture et du Patrimoine national, le gouvernement local de la voïvodie « Mazovie, cœur de la Pologne », mais aussi le Bildungswerk Stanisław Hantz (une association qui porte le nom d’un « survivant polonais des camps de concentration d’Auschwitz I, Auschwitz-Birkenau, Groß-Rosen, Hersbruck, qui était un sous-camp de Flossenbürg, et enfin Dachau »). De l’autre côté de l’ancienne voie ferrée, à l’emplacement du panneau portant le nom de la gare, la commune de Treblinka recommande à notre attention le « Chêne du Souvenir planté pour commémorer le 100e anniversaire du Recouvrement par la Pologne de l’Indépendance ».
De retour sur la place de la gare, nous sommes en présence de la promotion de l’histoire de la région. À propos du village voisin de Prostyń, par exemple, on peut lire ce qui suit : « Sur le site d’une église fondée en 1511 par les héritiers du village de Prostyń se trouve aujourd’hui la basilique catholique de la Sainte-Trinité et de Sainte-Anne. En 1920, la prestation de serment de l’escadron des hussards de la mort a eu lieu à Prostyń. Pendant la Seconde Guerre mondiale, sur le territoire de la paroisse, a été créé le camp de travail disciplinaire pour les Polonais et le camp d’extermination, où les Allemands ont assassiné environ 900 000 Juifs. Le 19 juillet 1944, les Allemands ont fait sauter l’église en se retirant ».
De même, dans les autres explications à caractère historique, il n’y a pas un mot sur le contexte polonais des événements de la gare. Au lieu de cela, dans le passage susmentionné figure une polonisation du camp de travail forcé, c’est-à-dire l’établissement d’une fausse symétrie entre les camps Treblinka I et Treblinka II, communément appelés, également par le personnel du musée de Treblinka, le camp polonais et le camp juif. Nous nous familiarisons ainsi peu à peu avec le message que nous réserve le musée de Treblinka.
Treblinka II
La situation sur le site de l’ancien camp d’extermination Treblinka II mériterait une discussion à part qui dépasse le cadre de ce texte. Je ne mentionnerai que le respect voué par le musée de Treblinka à la « sensibilité polonaise », c’est-à-dire à l’insensibilité totale des visiteurs qui, confrontés aux restes de près d’un million de Juifs, s’exclament haut et fort : « Il n’y a rien à voir ici ».
Afin de donner à voir quelque chose plutôt que rien, le musée a confié la garde du champ des cendres à une exposition permanente de photographies du dernier commandant du camp, Kurt Franz. Dans un geste de plaisir sadique, ce dernier portraiturait les gigantesques excavateurs utilisés soit pour creuser des fosses pour les corps des victimes juives, soit pour en extraire les corps en décomposition, en vue d’une destruction ultérieure. Peu importe que nous puissions voir une sélection encore plus grande de ces mêmes photographies dans le bâtiment du musée. Les amateurs des merveilles de l’ingénierie moderne et les petits bricoleurs en tout genre ne peuvent que donner raison au directeur Edward Kopówka pour son choix de curation : de tels excavateurs, c’est vraiment quelque chose !
Inauguré en 1964, le projet d’aménagement sculptural et spatial de Treblinka d’Adam Haupt, Franciszek Duszeńko et Franciszek Strynkiewicz, consécutif à un concours lancé en 1955 par le ministère de la Culture et de l’Art, est l’un des plus marquants de l’histoire de l’art mondiale. Son motif de départ était la volonté de mettre un terme à l’exploitation systématique des dépouilles et des cendres des juifs polonais par des chrétiens polonais à la recherche d’un or juif issu d’un fantasme antisémite. Ainsi, dans la première moitié des années 1960, le site a été bétonné, et des pierres ont été placées sur le béton. Sur certaines d’entre elles, les noms des communautés juives exterminées à Treblinka ont été gravés.
D’après la documentation de Kosseleck, il en a été ainsi au moins jusqu’en 1996, c’est-à-dire jusqu’à la nomination de l’actuelle direction du musée. Aujourd’hui, à Treblinka, une surprise nous attend : on y trouve une pierre portant l’inscription « Jedwabne ». Le commerce polonais à Treblinka – symbolique cette fois – ne s’arrête donc pas à l’ancienne gare.
Le mensonge de Jedwabne
Le 10 juillet 1941 – alors que les Allemands eux-mêmes n’avaient pas encore songé à Treblinka – tous les Juifs capturés par les Polonais à Jedwabne (bourgade située à l’est de la Pologne) ont été torturés pendant une journée entière au pied de l’église locale, sur la place du marché, actuellement nommée place Jean-Paul II. Puis, ils ont été entassés dans une grange et brûlés vifs. Hommes, femmes et enfants. Certains sont morts matraqués par leurs voisins polonais dans le cimetière juif, d’autres en tentant de se cacher ou de s’enfuir. Sans compter les victimes du long pogrom qui commença à Jedwabne fin juin 1941, après le passage de la Wehrmacht.
Jedwabne s’est avéré être un crime paradigmatique en devenant le symbole du facteur polonais de la Shoah. C’est pourquoi le négationnisme à la polonaise – par analogie avec le mensonge d’Auschwitz – est appelé le mensonge de Jedwabne.
Le sort des Juifs de Jedwabne, raconté en 1945 par un témoin, Szmul Wasersztejn, et décrit par l’historien Szymon Datner en 1946, est devenu largement connu en 2000 avec la première du film Les Voisins d’Agnieszka Arnold, la parution du livre éponyme de Jan Tomasz Gross et le débat qui s’en est suivi en Pologne[10]. Une nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah est également née à cette époque. Il en a fallu une nouvelle parce que l’école précédente, celle fondée dans l’immédiat après-guerre par les chercheurs-survivants, a été pulvérisée par l’antisémitisme polonais d’en bas et d’en haut. Cette fois-ci, il s’en est fallu de peu. Récemment encore, la nouvelle école a été l’objet d’attaques inouïes.
Jedwabne s’est avéré être un crime paradigmatique en devenant le symbole du facteur polonais de la Shoah. C’est pourquoi le négationnisme à la polonaise – par analogie avec le mensonge d’Auschwitz – est appelé le mensonge de Jedwabne. La pierre portant l’inscription « Jedwabne » à Treblinka – qui nous assure que la communauté juive de Jedwabne a été assassinée ici par les Allemands – est le mensonge de Jedwabne par excellence.
Mais ce n’est pas tout. Près de la pierre portant l’inscription « Jedwabne » se trouve une pierre portant l’inscription « Radziłów ». Le crime de Radziłów diffère de celui de Jedwabne en ce qu’il a été commis par des Polonais trois jours plus tôt, le 7 juillet 1941, toujours dans la même région. Les Allemands ne prendront le relais que le 2 novembre 1942, lorsque vingt personnes temporairement rescapées des mains des Polonais à Radziłów ont été emmenées au camp de Bogusze, d’où elles auraient pu être envoyées à Auschwitz. Le même 2 novembre 1942, les Allemands transportent 30 Juifs venus à Jedwabne de différentes localités après le massacre vers le camp de Zambrów, via Łomża. Ils ont assassiné sur place certains des détenus juifs du camp, en ont transporté d’autres à Treblinka et d’autres encore à Auschwitz[11]. On ne sait pas qui exactement.
Ces inscriptions (Jedwabne, Radziłów) n’étaient pas là à l’origine. Lorsque je les ai repérées à l’été 2014, elles avaient été soigneusement recouvertes de peinture grise. Le clair-obscur les avait rendues visibles un instant. À l’époque, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un mensonge des années 1960 qui attendait d’être enlevé sous l’œil expert d’un conservateur. Un an plus tard, les inscriptions resplendissaient d’un noir frais, magnifiquement restaurées. La lutte de l’État polonais contre la nouvelle école polonaise de recherche sur la Shoah battait son plein.
Treblinka I
Les Polonais n’ont pas connu le même sort que les Juifs. Ils étaient généralement emprisonnés à Treblinka I pour une durée limitée – d’une semaine ou deux à plusieurs mois – souvent pour une affaire de « quotas », c’est-à-dire pour ne pas avoir effectué les livraisons obligatoires imposées par les Allemands. Une fois leur peine purgée, ils recevaient un certificat approprié à présenter en cas de besoin. Il y avait aussi ceux qui étaient employés à Treblinka I contre rémunération et qui s’y rendaient comme on va au travail. Ce travail leur offrait l’opportunité de gagner de l’argent supplémentaire en commerçant illégalement avec des prisonniers juifs et en servant d’intermédiaires entre les prisonniers polonais du camp et le monde extérieur.
Arrêté par les Allemands à la demande du chef du village, Klemens Młynik est envoyé six mois à Treblinka I pour avoir, selon son expression, « fabriqué de la vodka ». Deux autres personnes arrêtées avec lui ont été libérées par les Allemands après interrogatoire. Il retourne dans son village natal avant l’expiration de sa peine : « Il y avait une épidémie de typhus dans le camp. Un mois avant ma libération, je suis tombé malade et j’ai été libéré. Les Juifs malades n’étaient pas soignés, mais fusillés immédiatement, alors que les Polonais ont été soignés ».
Incarcéré à Treblinka I pendant l’opération Reinhardt, « un dimanche après-midi, le témoin [Młynik] a vu un grand nombre de personnes poussées vers la forêt et l’on entendait les détonations des mitrailleuses. Le lendemain, les Polonais ont été amenés pour les enterrer. Il y avait trois grandes fosses ouvertes (de la taille d’une maison moyenne), remplies de corps humains. […] Les Allemands se tenaient au-dessus de nous. Les Juifs qui travaillaient avec nous étaient abattus de la manière suivante : ils les allongeaient face contre terre, leur mettaient le canon du fusil sur la nuque et on les tuait »[12].
La liquidation du camp était également régie par des lois distinctes pour les Juifs et les Polonais. Tandis que 500-700 Juifs étaient fusillés, les Polonais étaient enfermés dans des baraquements, puis libérés.
Il est arrivé que des prisonniers polonais meurent ou soient tués. Les Juifs emprisonnés dans le camp ont été tous tués, à l’exception de quelques personnes. Les victimes polonaises du camp de travail de Treblinka I sont pour la plupart connues par leur nom. Elles ont été enregistrées dans les recensements d’après-guerre, pleurées par leurs familles et commémorées individuellement sur des dalles funéraires familiales dans les cimetières locaux. Les victimes juives étaient, sont et resteront anonymes. Il en va de même pour les victimes roms. Il y eut environ 300 victimes polonaises à Treblinka I, alors que le nombre total de victimes y était de 10 000 à 12 000 selon l’estimation effectuée par une commission de l’Armée rouge après l’ouverture des fosses communes en août 1944[13].
De la symétrie à la priorité
À la hauteur du camp de travaux forcés de Treblinka I, un panneau en trois langues nous accueille : « Chemin de croix. Via Crucis. Way of the cross ». Les croix qui marquent le chemin de croix en question s’étendent d’ici jusqu’au lieu d’exécutions des victimes du camp, suggérant que nous nous dirigeons vers un Golgotha chrétien. Et en effet, ce lieu d’exécution des victimes, dont la quasi-totalité sont juives, ressemble à un Golgotha chrétien. En 2015, le nombre de croix avait passé les 140. Il y en a maintenant 296 et il n’est pas exclu que d’autres soient à venir. Chaque croix commémore une victime catholique individuelle, nommée. Il y a encore un monticule commémoratif pour les « inconnus ». Avec une croix aussi.
Un monument en grès rouge, conçu à l’origine comme un mémorial pour toutes les victimes, a également été complété par une croix et baptisé – littéralement – « monument polonais », comme l’indique une plaque portant le logo du ministère de la Culture et du Patrimoine national et des autorités locales de Mazovie. Il ne s’agit donc pas seulement d’une christianisation, mais aussi d’une polonisation.
La christianisation, c’est bien sûr la catholicisation, puisque le « monument polonais » sert aujourd’hui d’autel pour les messes catholiques, comme s’en vante le musée de Treblinka dans l’une de ses publications, montrant l’évêque senior Antoni Pacyfik Dydycz derrière la table sacrificielle, sur ce site qui n’excluait autrefois aucun groupe de victimes.
Une croisade polonaise a été lancée : pour la symétrie des destins polonais et juifs d’abord, pour la primauté polonaise dans le martyre ensuite.
Le triomphe chrétien sur le cadavre juif est une idée qui remonte au moins aux Croisades. Dans la Pologne d’après-guerre, elle a été ravivée par Jean-Paul II, qui a célébré une messe sur la rampe de Birkenau en 1979, sous la croix où était mort le Christ polonais sauveur des nations, comme le montrait clairement la scénographie de l’événement. Cette violation a été suivie par l’installation d’une église catholique dans l’un des bâtiments de Birkenau, tandis que les scouts polonais plantaient des symboles religieux, à Birkenau toujours, sur les champs des cendres juives. En un mot, une croisade polonaise a été lancée : pour la symétrie des destins polonais et juifs d’abord, pour la primauté polonaise dans le martyre ensuite.
Le scandale international autour des anciens camps d’Auschwitz I et d’Auschwitz II Birkenau a duré des années, et ses causes n’ont été supprimées que partiellement. (L’église de la Mère de Dieu Reine de Pologne sur le site de Birkenau fonctionne toujours et sa croix continue de dominer le champ des cendres.) La littérature scientifique sur le sujet ne cesse de s’enrichir, pour ne citer que « Auschwitz, Poland and the Politics of Commemoration » de Jonathan Huener, « Crosses in Auschwitz » de Geneviève Zubrzycki ou « From ‘Shoah’ to ‘Fear’ » de Piotr Forecki. Le musée de Treblinka opère selon la méthode des faits accomplis, comptant apparemment sur leur irréversibilité en cas de scandale international. Mais surtout, il ne craint pas d’avoir à rendre des comptes dans son pays.
Treblinka reconquise
En effet, le négationnisme à Treblinka ne date pas d’hier. Certes, le monument négationniste situé à l’emplacement de l’ancienne gare date de 2021, mais dix ans plus tôt, Edward Kopówka publiait avec Paweł Rytel-Andrianik, prêtre catholique, futur porte-parole de l’épiscopat polonais, un ouvrage intitulé Les Polonais de la région de Treblinka sauvant des Juifs. La symétrie du camp de travail et du camp de la mort n’est ici qu’un prélude au triomphe moral collectif de la Pologne et des Polonais. L’historien Dariusz Libionka écrivit alors dans la revue du Centre de recherche sur la Shoah, Zagłada Żydów, un article sur ce livre dans la rubrique « Curiosités », qui présente la littérature antisémite de la Shoah[14]. Le texte de Libionka passa inaperçu. Ensuite, sur le plan chronologique, les pierres négationnistes du camp de la mort semblent avoir été une retombée du débat sur Jedwabne, une affaire du début des années 2000 donc.
Depuis, la brochure « Plan des pierres symboliques » (il s’agit de pierres portant les noms des communautés juives exterminées dans le camp de la mort), publiée par le musée, a été « battue » par le livre « Plan des croix symboliques » consacré aux 296 victimes polonaises du camp de travail. 216 pages contre 20 ! Sans parler de la publicité persistante au sujet d’un livre, publié ailleurs, concernant le Service d’ordre juif (dit la police juive) ou encore la publication par le musée même d’ouvrages poétiques tels que « L’Holocauste des Polonais ». On pourrait multiplier les exemples.
Sur la couverture de la première publication du musée de Treblinka avec son nouveau logo, le monument aux 900 000 Juifs a été « simplement » supprimé. Treblinka a été reconquise.
Le monument, auquel les Sinti et les Roms avaient légitimement droit en ce lieu, sert ici de feuille de vigne préventive en cas d’accusations d’exclusion à l’encontre de la direction de l’établissement. Car la production laborieuse du « camp polonais » s’accompagnait de la production d’une fausse symétrie : « camp polonais – camp juif ». Menées pendant des années, ces trucages de l’histoire sont restés impunis. L’impunité a conduit à une situation où la symétrie ne suffisait plus.
Toutes ces actions, et toutes ces publications ont abouti au changement du logo de l’établissement. La partie centrale, la plus importante, du logo du musée de Treblinka est désormais occupée par le « monument polonais » du camp de travail de Treblinka I, doté d’une croix. Il est flanqué modestement de la silhouette du mémorial aux Sinti et aux Roms du même camp de travail de Treblinka I et d’un contour miniaturisé et caricatural du monument aux victimes juives du camp de la mort de Treblinka II. Sur la couverture de la première publication du musée de Treblinka avec son nouveau logo, le monument aux 900 000 Juifs a été « simplement » supprimé. Treblinka a été reconquise.
L’Eldorado Treblinka
Rien ici n’a commencé avec le tournant autoritaire de 2015, car rien ici n’avait été terminé. Les vingt-cinq années entre la commémoration des deux camps (1964) et le changement de régime (1989) n’ont constitué qu’une courte pause. Aujourd’hui, à Treblinka, nous sommes en présence d’une continuation des pratiques polonaises de pillage. L’accumulation du capital – symbolique cette fois – « sur les Juifs » va bon train. Et comme par le passé, l’Eldorado Treblinka commence à la gare.
Ceux qui tirent profit des mourants et des morts sont qualifiés dans la langue polonaise de vautours, de chacals et de hyènes des cimetières. Appliqués à Treblinka, ces termes sont toutefois trompeurs. Le négationnisme n’existe pas chez les animaux. Les humains, en revanche, ont le choix, à la fois en tant qu’individus et en tant que sujets collectifs. La Pologne et les Polonais peuvent profiter des victimes juives de Treblinka, mais ils ne sont pas obligés de le faire.
Les terrains de l’ancienne gare et des deux camps, avec leurs dépendances, ne sont pas le pré carré d’individus qui y font ce qu’ils veulent parce qu’ils le peuvent. Le musée de Treblinka est une institution publique. Les pratiques et les objets décrits ci-dessus sont financés par les impôts. C’est donc « Nous, Nation polonaise – tous les citoyens de la République » qui procédons au vol symbolique des victimes juives de Treblinka et à l’exploitation symbolique prédatrice du site.
L’État polonais – quelle que soit l’orientation politique au pouvoir à un moment donné – a jusqu’à présent décidé de consacrer une énergie colossale et des fonds sans cesse croissants à la lutte contre les faits et à la promotion de l’antisémitisme, alors qu’il aurait pu consacrer les mêmes énergies et ressources à faire prendre conscience aux Polonais de la signification de la Shoah et à lutter contre l’antisémitisme, y compris à commémorer les lieux d’inhumation anonymes des innombrables victimes de la chasse aux Juifs – autour de Treblinka et dans toute la Pologne[15]. Pendant ce temps, l’Eldorado Treblinka, comme autrefois, fonctionne à plein régime. Il ne doit pas nécessairement en être ainsi. Mais pour en finir, il faut en finir.
Elżbieta Janicka
Elżbieta Janicka est chercheuse sur l’antisémitisme et la Shoah, professeure à l’Institut d’études slaves de l’Académie polonaise des sciences. Elle est l’auteure de « Festung Warschau » (2011), co-auteure de « Philo-Semitic Violence » (2021) et « This Was Not America » (2022). Elle a consacré à Treblinka son étude « Herbarium Polonorum » (2020) et une série de séminaires « Treblinka and Its Contexts – Past and Present » à l’Institut YIVO pour la recherche juive à New York (2023). Elle est membre du Conseil des programmes de l’Association contre l’antisémitisme et la xénophobie « La République Ouverte ».
Notes
1 | Katarzyna Markusz, Dyrektor Muzeum w Treblince donosi za krytykę do ABW, jewish.pl du 7 juillet 2024. |
2 | Directeur de recherche émérite au CNRS. Dernier ouvrage : Gabriel Ersler, des Brigades internationales aux prisons soviétiques, l’autre Orchestre Rouge, éditions Hermann, 2023. |
3 | Jan Gross, Moisson d’or : Le pillage des biens juifs, avec la collaboration de Irena Grudzińska-Gross, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, éd. Calmann-Lévy, 2014. |
4 | Jerzy Królikowski, Wspomnienie z okolic Treblinki w czasie okupacji [Mémoires de la région de Treblinka pendant l’occupation] (1961), Archiwum Żydowskiego Instytutu Historycznego (AŻIH), 302/224. |
5 | USC Shoah Foundation 42584, Szymon Orłowski [Frajermauer] interviewé par Zofia Zaks le 7 janvier 1998. |
6 | Collection Shoah de l’USHMM Claude Lanzmann : Henryk Gawkowski et les cheminots de Treblinka, 2. FV 3363. Cf. aussi ibidem: Treblinka; Czesław Borowy – Treblinka (en ligne). |
7 | Jerzy Królikowski, Wspomnienie z okolic Treblinki w czasie okupacji [Mémoires de la région de Treblinka pendant l’occupation] (1961), op. cit. |
8 | Jan Grabowski, The New Wave of Holocaust Revisionism, The New York Times, January 29, 2022. |
9 | https://www.bildindex.de/document/que20173131/fmk07-37-ka-0043a/?part=1 |
10 | Jan Tomasz Gross, Les voisins : 10 juillet 1941, un massacre de Juifs en Pologne, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Fayard, 2002. |
11 | Eleonora Bergman, Słownik miejscowości [Dictionnaire des localités], in: Szymon Datner, Zagłada Białegostoku i Białostocczyzny. Notatki dokumentalne [L’anéantissement de Białystok et de sa région. Notes de documentation], ŻIH, Warszawa 2023, pp. 202, 204. |
12 | Commission principale d’enquête sur les crimes nazis en Pologne : district de Sokołów Podlaski, IPN BU 2448/1039, pp. 476-477. |
13 | Cf. Commission principale d’enquête sur les crimes contre la nation polonaise : camp de la mort allemand (SS-Sonderkommando Treblinka, dit Treblinka II) et camp de travail (dit Treblinka I) à Treblinka, IPN BU 4210/343. |
14 | Dariusz Libionka, Uwagi o ratowaniu Żydów w „okolicach Treblinki” [recenzja: Edward Kopówka, ks. Paweł Rytel-Andrianik, Dam im imię na wieki. Polacy z okolic Treblinki ratujący Żydów] , „Zagłada Żydów. Studia i Materiały” 2013, nr 9, pp. 687-695. |
15 | Au sujet des charniers juifs sur le site de la gare ferroviaire de Treblinka cf. Commission principale d’enquête sur les crimes nazis en Pologne, Ankieta. Egzekucje. Groby: województwo warszawskie; tom V [Questionnaire. Exécutions. Charniers: voïvodie de Varsovie], IPN GK 163/45, feuille 950 recto/verso. Pour d’autres charniers juifs dans les environs cf. Commission principale d’enquête sur les crimes nazis en Pologne : district de Sokołów Podlaski, IPN BU 2448/1038 et IPN BU 2448/1039. |