L’effet Nadav Lapid, ou l’ascension médiatique d’un sabra déconstruit

Oui de Nadav Lapid a électrisé Cannes et la critique française. Salué comme pamphlet politique autant que confession cathartique, le film soulève pourtant une question : qu’applaudit-on au juste dans cette œuvre donnée comme radicale ? Derrière l’objet cinématographique, c’est le discours du médiatique réalisateur israélien qui – embrassant tantôt le rôle de sabra déconstruit, tantôt de prophète de malheur ou de poète voyant – fascine la critique française.  À l’occasion de la sortie du film, retour sur le parcours du cinéaste israélien et la réception de son œuvre par la critique française.   

 

Oui, de Nadav Lapid – Dossier de presse

 

Radical, Convulsif, Fiévreux, Impactant, Épuisant, Courageux, Survolté, Frénétique, Cérébral, Féroce, Sentimental, Acide, Décadent, Malade, Cauchemardesque, Intellectuel, Explosif, Mystique, Carnavalesque, Dissonant, Grinçant, Provocant… Voilà qui pourrait figurer dans les dialogues d’un film de Nadav Lapid… En l’occurrence, c’est un mince échantillon de la déferlante adjectivale contenue dans les différents articles et entretiens parus à propos de Oui, le dernier film du réalisateur israélien, présenté en mai dernier au Festival de Cannes dans le cadre de la Quinzaine des Cinéastes. Avant sa sortie sur les écrans français, le 17 septembre dernier, il avait déjà fait couler beaucoup d’encre – et au moins autant de salive –, suscité de nombreux commentaires – moins d’analyses – et visiblement inspiré les critiques.

La fable se veut, dit l’auteur, un miroir tendu à une société israélienne qui s’arrangerait trop facilement d’une guerre sans fin et sans morale. C’est une déambulation glauque, celle de Y. et Jasmine, un couple d’artistes ratés assoiffés d’argent et de reconnaissance, parents d’un petit garçon, s’offrant corps et âme à une élite économique israélienne moralement abjecte lors de fêtes orgiaques. Leur routine de débauche est heurtée de plein fouet par l’horreur du 7-octobre et de la guerre à Gaza, jusqu’à se voir confier la composition d’un nouvel hymne national à la gloire de la guerre et de la destruction. Obstinément sourds à la réalité qui leur corne aux oreilles, les histrions de Oui persistent dans la quête chimérique d’un avenir meilleur, jusqu’à l’absurde et jusqu’à l’oblivion. En résulte un objet cinématographique d’une obscénité paroxystique – flirtant avec le snuff movie lors d’une scène d’amour sur fond d’images réelles de Gaza sous les bombes –, formaté en tous points pour faire jouir les médias européens.

Paradoxalement, c’est à la fois en tant qu’œuvre parangon de l’opposition à la politique israélienne, et en tant que peinture cathartique des déchirements et du traumatisme de la société israélienne post 7-octobre, que Oui a été unanimement saluée par la critique française. Pour les uns, le film confirme le courage et l’engagement politique du réalisateur ; pour les autres, il révèle le « patriote » jusqu’ici dissimulé par « l’enfant terrible »[1].

À l’heure où Israël est au centre de l’attention mondiale, qu’applaudit-on, au fond, depuis les fauteuils de velours cannois ou parisiens ?

Cette unanimité – de même que les standing ovations qui ont accompagné les projections du film en festival et que nous avons pu constater à Paris, lors de la Quinzaine en salle –, ce consensus franc autour d’un objet qualifié de radical et pamphlétaire, interrogent. À l’heure où Israël est au centre de l’attention mondiale, qu’applaudit-on, au fond, depuis les fauteuils de velours cannois ou parisiens ? L’homme et ses discours ? Le film et ses qualités esthétiques ? À quel horizon d’attente – et à quels désirs – de ce public de connaisseurs l’objet Oui fait-il écho, et comment se situe-t-il dans l’œuvre de son auteur ? 

Parcours d’un Israélien ordinaire

Tenant, de film en film, une ligne esthétique souvent pop, parfois kitsch, voire vulgaire, Nadav Lapid se singularise par des partitions dialogiques profuses, voire logorrhéiques, mais très « écrites », volontiers littéraires. Le cinéaste se réclame d’ailleurs de la littérature : fils d’un scénariste et d’une monteuse, il a commis un recueil de nouvelles[2], et les poèmes qui jaillissent de la bouche du petit Yoav dans L’Institutrice (2014) ne seraient autres que l’œuvre précoce du petit Nadav, avortée lorsqu’il rencontra l’injonction à la virilité sabra, qu’il embrassa jusqu’au service militaire. Le désir de faire la guerre se substitua à celui d’écrire des vers, et le jeune Telavivien se mit à rêver de missions, de combat, et d’intégrer les brigades Golani. Le projet tourna court, puisqu’on lui trouva une santé trop fragile. Ce fut donc le Renseignement, puis, comme cure post-Tsahal, un début de cursus en histoire et philo, et finalement le premier long séjour à Paris… Vinrent ensuite, de retour en Israël, les années de formation à l’école de cinéma Sam Spiegel, et une trajectoire de réalisateur reconnu. Voilà pour le storytelling, tel qu’énoncé par son protagoniste dans les entretiens accordés dans les presses française et israélienne depuis Le Policier (2011) jusqu’à Oui

Installé depuis quelques années à Paris, où il travaillait à un projet sur la mort de l’art – tout un programme…-, le cinéaste est, à ses dires, rentré à Tel-Aviv à la suite du 7-octobre, et s’est imprégné du Zeitgeist qu’il y a trouvé pour écrire son nouveau film, objet hybride, donc, entre l’avant et l’après Shabbat Noir, entre « la mort de l’art et la mort tout court » selon son expression[3]

Francophone et francophile, admirateur des cinéastes de la Nouvelle Vague – il convoque volontiers La Maman et la Putain d’Eustache, expérience de spectateur déterminante, lorsqu’il introduit ses projections parisiennes -, c’est cependant bien sur Israël qu’il écrit, en Israël qu’il filme et puise ses fables. Il n’est donc pas surprenant que ses films soient empreints d’une iconographie toute sabra

Nadav Lapid

Paradoxes et enracinements

La mise en tension entre la langue, le corps et la terre, innerve tous les films de Lapid. Les personnages/doubles du cinéaste y apparaissent dotés de tous les attributs du sabra contemporain mais sont filmés et parlent dans un style cinématographique emprunté à la Nouvelle Vague, avec notamment des dialogues très écrits, très construits. C’est dans cette cohabitation de deux univers que survient, pour le spectateur européen, un effet d’étrangeté, un décalage, qui vu d’ici est sans doute l’aspect le plus évidemment « radical » du cinéma de Lapid sur le plan formel, le plus autobiographique aussi, puisqu’il fait écho à sa propre oscillation, son propre tiraillement entre les référents culturels des deux rives de la Méditerranée. Quelque succès que puissent rencontrer ses œuvres et ses positions politiques dans l’Hexagone et en Europe, ses films sont pétris de culture israélienne, laquelle ne se limite heureusement pas à la rencontre fortuite entre la mémoire de la Shoah, un Uzi, du houmous et des falafels au pied du Kotel. 

Le recours appuyé aux ingrédients constitutifs d’une dramaturgie du choc, qui a toujours été présente par à-coups dans l’ensemble de la filmographie de Lapid, est continu dans Oui. Ces ingrédients, qu’ils soient purement formels – caméra balancée dans tous les sens, flashs qui crépitent, images floues, troubles, tourbillonnantes, son saturé à la limite du supportable –, qu’ils viennent heurter la sensibilité morale – scènes transgressives d’humiliation, de violence, de prostitution brutale –, ou enfin qu’ils confortent l’iconographie mentale du spectateur européen hésitant entre orientalisme et décolonialisme – désert, uniformes militaires –, sidèrent le spectateur plus qu’ils ne l’éclairent. 

Or, au-delà de cet effet choc, le portrait sociétal que nous livre Lapid au fil de ses œuvres est la littérale restitution des contradictions et des apories qui sévissent au quotidien entre le Jourdain et la Méditerranée. Seulement, vu depuis les bords de la Seine, cela semble si exotique, si symbolique et à contretemps du nôtre que cela exige apparemment d’être commenté en des termes les plus complexes possibles. Comment comprendre cette tendance de la critique à intellectualiser à outrance le cinéma de Lapid ? S’agit-il d’un travers intellectualiste parisien, ou des effets du cliché, toujours vivace dans les cercles autoproclamés amis des Juifs et par extension des Israéliens, d’une intellectualité consubstantielle au monde juif ?   

Les personnages des films de Lapid, hyper genrés, à la corporéité débridée, hédonistes, qui se déhanchent frénétiquement sur n’importe quelle soupe musicale à la mode, pleins d’enthousiasme et dépourvus de snobisme car incultes, suant, léchant leurs doigts lorsqu’ils mangent, sont pourtant on ne peut plus vrais, arrachés à la rue ou aux cafés telaviviens. 

Les séquences musicales à l’esthétique très clip qui constituaient, jusqu’à Oui, des intermèdes loufoques, kitsch, décalés par rapport à l’arc narratif et au parti-pris stylistique des films, n’invitent pas tant les spectateurs à une mise à distance propice à la réflexion, qu’à simplement en profiter pour se distraire. Cet attachement à la musique pop, omniprésente, ce goût pour les chorégraphies improbables, ne sont pas sans rappeler le tout aussi improbable engouement de la société israélienne pour l’Eurovision, dont chaque édition transforme les rues de Tel-Aviv en joyeux balagan.

A chaque entretien, Lapid pointe ses travers d’Israélien pour mieux s’en faire absoudre par ses interlocuteurs et suggère qu’un autre Israël, transformé, racheté par l’autocritique, est possible. Voilà le sabra déconstruit que tout journaliste voudrait avoir à sa table. 

Et puis, le poids et la densité des mots, l’itération, la réitération d’une phrase, la mise en voix d’un manifeste, la récitation d’un poème, le caractère performatif qui leur est conféré, érigent l’énonciation en profération, l’échange trivial en rite. Or la mise en récit, le goût, le besoin des personnages de se raconter, de raconter leur journée, leurs expériences de service militaire, leurs souvenirs d’enfance, de raconter aussi ce qu’on leur a raconté, cette perpétuelle réinscription dans une histoire, dans un récit, n’est-ce pas là aussi, un marqueur fort de la culture israélienne – et plus généralement de la culture juive ? 

Enfin, la terre, le désert, les mers Morte, Rouge, Méditerranée… ce sont ces paysages que les personnages – les membres de l’unité dans Le Policier (2011), Nira et le petit Yoav dans L’Institutrice (2014), le cinéaste-double de Lapid Y. et l’envoyée du ministère de la Culture dans Le Genou d’Ahed (2021), le saltimbanque-double de Lapid Y. dans Oui… – contemplent avec ferveur, écrasés par la lumière crue. Seul Yoav, « exilé » à Paris dans Synonymes (2019), et les activistes anticapitalistes dans Le Policier, qui, pour des raisons distinctes et dans des contextes différents, abhorrent, rejettent, réfutent ouvertement tant leur pays (eretz) que l’État (medinat), échappent à l’attraction de la terre (adama)

Troublante est la symétrie entre l’amour que les personnages portent à leur patrie et à leurs parents, tout particulièrement à leur mère. Au fil des films, cette dernière se trouve de moins en moins incarnée et de plus en déifiée :  mère confidente et nourricière dans Le Policier, qui gratifie son fils d’un « Que tu es beau ! » lorsqu’il lui annonce l’imminence de sa paternité ; mère mourante, autrefois complice et coauteure, dans Le Genou d’Ahed, à qui Y. envoie tout au long du film des cartes postales vidéos depuis le désert d’Arava où il présente leur film ; mère-ciel enfin dans Oui, guide et conscience de Y. depuis les nuages, au beau milieu des ruines morales post 7-octobre. Si ce n’était pas autobiographique – le cinéaste a perdu sa mère avant que celle-ci ait pu terminer le montage de Synonymes –, on aurait pu voir là une suite d’allégories ou de métaphores en parfaite harmonie avec la mythologie sioniste traditionnelle.

Car le fait est que Lapid n’est pas insensible à cette mythologie, qui imprègne ses œuvres, et qu’assimiler ses discours critiques virulents à l’encontre de la politique israélienne à de l’antisionisme serait une bien grossière erreur, de même que qualifier son cinéma d’européen comme ce fut le cas dans plusieurs publications. Si, dans Synonymes, il a filmé Paris avec ce regard subjugué, avec cette légèreté aérienne des mouvements de caméra et cette fluidité du montage, tout en contraste avec la pesanteur qui caractérise ses autres films, difficile d’y voir l’européanisation de son cinéma, et encore plus l’esprit de la Nouvelle Vague. Il pourrait par contre s’agir là de la traduction cinématographique de l’enviable condition de l’exilé volontaire, léger car détaché de la responsabilité qui incombe au citoyen qui réside là où il peut exercer ses droits, mais libre d’y retourner, libre de se tenir isolé des bruits du monde – de son monde à tout le moins – et à même de rêver un peu. 

 

Lapid et la question palestinienne : un contresens

Le cinéma de Nadav Lapid n’est presque jamais métaphorique, il est obstinément littéral, et moins émancipé de la grammaire nationaliste israélienne qu’on veut le voir. Lorsque les activistes du Policier s’entrainent au tir sur un arbre noueux en plein désert, c’est la préfiguration littérale de l’action violente qui va suivre, laquelle entend porter atteinte à Israël en tant qu’engeance capitaliste inégalitaire. Et, lorsque le personnage de Shira lit à ses camarades de lutte le manifeste qu’elle est en train d’écrire, dans lequel elle glisse que « les Palestiniens, au moins, ont conscience d’être opprimés et occupés », le leader du groupe l’interrompt immédiatement : « Pourquoi parler des Palestiniens ? ». Oui, pourquoi ? Seul visage des Palestiniens dans l’œuvre de Lapid, celui d’Ahed Tamimi dans Le Genou d’Ahed, enfin, l’image de son visage, ou plutôt les images de la gifle[4]. L’occupation y est – évidemment – évoquée, mais non pas le fait d’être occupé, et c’est bien le mot de Bezalel Smotrich qui donne au film son titre. Dans Oui, enfin, le bruit des bombardements et les épaisses volutes de fumée noire s’élèvent depuis la bande de Gaza. Les Palestiniens sont absolument absents du cinéma de Nadav Lapid qui, à cet égard, est profondément vernaculaire, ce qu’il reconnaît d’ailleurs lorsqu’il déclare, invité à une table-ronde organisée par Médiapart[5], qu’il ne connaît pas « l’autre côté », et qu’il ne peut que parler de la société israélienne, puisque c’est « son pays ». 

La restitution cinématographique de ce violent attachement à un pays malade, c’est là l’essence de Oui. Un premier objet qui se voulait universel – la mort de l’art – et qui, heurté par le 7-octobre, s’est trouvé happé par l’actualité. Ce heurt, ses lourdeurs, ses longueurs, ses boursouflures, tout cela prend le pas sur les quelques fulgurances qui irriguent ce dernier opus : la mélancolique ballade de la résignation murmurée par Y. à l’oreille de son fils en longeant la mer ; le joyeusement nostalgique jeu à quatre mains de Y. et Leah au piano.

Les Palestiniens sont absolument absents du cinéma de Nadav Lapid qui, à cet égard, est profondément vernaculaire

Le film se situe donc, en bien des aspects, tout en continuité avec ses œuvres précédentes. On y retrouve le même souci de la langue, les mêmes corps, les mêmes paysages auprès desquels les personnages se réfugient, la même symbiose entre l’homme et les éléments naturels, la même velléité d’articuler une critique sociale – mais avec une outrance, une véhémence et un vacarme qui entravent les tentatives de mise à distance du spectateur, qui se trouve pris dans une désagréable, parfois douloureuse immersion sensorielle. Dans Le Genou d’Ahed, Y. affirmait : « C’est toujours la géographie qui gagne ». Dans Oui, la cohabitation obscène du registre histrionique et de l’image documentaire déjoue toute perspective de victoire, ou de salut : c’est une fable sans morale, un pot-pourri du pire. Persiste aussi l’impossibilité de représenter l’altérité palestinienne, autrement que comme le charnier que suggère la longue séquence qui donne à voir et à entendre Gaza sous les bombes.

Plasticité médiatique et discours liquide

Les massacres du 7-octobre et le déferlement de violence sur Gaza, ininterrompu à l’heure où j’écris ces lignes, ont profondément et durablement altéré, abimé, divisé la société israélienne, la diaspora, et détérioré leurs relations avec le reste du monde. 

La possibilité que les crimes commis par l’armée israélienne à Gaza soient qualifiés de génocide par la CPI confronte brutalement les communautés juives à un impensé – se retrouver dans le camp du bourreau –, et la politique du gouvernement israélien efface un peu plus chaque jour la perspective d’un avenir commun harmonieux et apaisé pour les Palestiniens et les Israéliens, taillant en pièce les repères de la gauche sioniste israélienne, de la diaspora, et de la gauche goy universaliste. 

C’est sans doute à ce chaos, à cette perte de repères, que le phénomène Nadav Lapid répond : lui qui, à chaque entretien, pointe ses travers d’Israélien pour mieux s’en faire absoudre par ses interlocuteurs et suggère qu’un autre Israël, transformé, racheté par l’autocritique, est possible. Son adoubement par Amos Gitaï[6] comme son successeur conforte sa légitimité et sa respectabilité : voilà le sabra déconstruit que tout journaliste voudrait avoir à sa table. 

L’unanimité a bien sûr ses limites : jusqu’ici épargné par le PACBI[7], il n’échappera désormais plus au boycott – pas pour le contenu de son œuvre, mais bien pour son mode de financement. Lapid pensait sans doute se prémunir contre ce contexte d’hostilité nouvelle en se rapprochant d’une certaine extrême gauche française qui n’a pas hésité à formuler ses positions antisionistes de manière plus que douteuse et à solliciter la cause palestinienne à des fins électorales : cela n’a manifestement pas été suffisant. On peut se demander si l’irruption récente de la mystique juive dans son discours[8] – Lapid s’autoproclame prophète de malheur à travers lequel parle le monde en ruines, une pointe d’exotisme qui ne laissera pas les goys judéophiles indifférents –, qui va de pair avec l’utilisation du pronom nous pour désigner la communauté juive, n’est pas l’expression d’un ultime retournement, une tentative pour être finalement perçu comme plus juif qu’israélien, et ainsi pouvoir se prémunir d’un boycott dont il dira évidemment qu’il est… antisémite.

Oui, de Nadav Lapid – Dossier de presse

La capacité du monde contemporain à absorber et à faire immédiatement événement de toute matière, n’est pas étranger à l’engouement moralement questionnable qu’a suscité Oui dans les médias. Il est vrai qu’Israël n’est pas n’importe quelle matière. Lapid a plus souvent été sollicité pour son expertise politique ou sociologique que cinématographique, d’autant qu’il se prête bien au jeu médiatique, sachant livrer en des termes souvent abrupts et choc ce qui donne matière à un article au titre vendeur : il déclare par exemple « avoir tourné le film comme dans un pays ennemi »[9] et clame toute l’horreur que lui inspirent la politique du gouvernement et la société israélienne, qui ont pourtant contribué au financement de son film via l’Israel Film Fund – y aurait-il donc une pureté de la caméra comme il y a une pureté des armes ? 

Son extraordinaire plasticité rhétorique séduit, et sa propension à emprunter une tonalité élégiaque et le lexique idoine pour discourir sur son exil, et sur la lâcheté de ceux qui n’auraient pas le courage de programmer son film – à Cannes, critiquer Israël, à Jérusalem, critiquer Cannes… – émeut.  Voilà une posture – ne jamais questionner son projet, mais blâmer sans cesse le monde qui nous entoure d’entraver sa bonne marche – qui atteste que la déconstruction du sabra est loin d’être terminée.

Que les termes prouesse, virtuose, jouissif, puissent qualifier un film dans lequel se trouve une séquence entière d’images documentaires filmées en temps réel de Gaza pilonnée par l’armée israélienne, et que l’on interroge le réalisateur sur son ressenti, ses pensées au moment où il filmait, illustre bien le délitement déontologique de notre société contemporaine affectée par des décennies de voyeurisme télévisuel et l’inhérente difficulté à faire la part entre monde d’images et images du monde. 

L’étendue des destructions et des souffrances infligées à Gaza, leur caractère apocalyptique, dépasse notre capacité de représentation mentale et cinématographique, a fortiori celle d’un Israélien. L’arrachement des images au réel, quoique moralement critiquable et sans doute profanatoire, n’est pas seulement une réponse douteuse de Nadav Lapid à l’injonction contemporaine à faire corps avec l’actualité, elle rejoint aussi la littéralité qui innerve tout son cinéma. Sans doute inaugure-t-elle aussi une nouvelle ère du cinéma israélien[10], dont les précédents paradigmes, démis, défaits, sont à réinventer.


Laure Abramovici

Laure Abramovici est doctorante en Histoire artistique et culturelle (Sorbonne nouvelle /IRCAV) ; sa recherche porte sur les cinémas israéliens et palestiniens.

Notes

1 https://www.facebook.com/festivalcineisraeliendeparis/posts/-yes-de-nadav-lapid-a-%C3%A9t%C3%A9-le-diamant-de-ce-festival-de-cannesrejet%C3%A9-de-la-s%C3%A9l%C3%A9ct/1227451589385364/
2 Nadav Lapid, Danse encore, tr. Laurence Sendrowicz, Acte Sud, Arles, 2010.
3, 9 https://aoc.media/entretien/2025/05/23/nadav-lapid-ce-film-a-ete-tourne-comme-dans-un-pays-ennemi/?loggedin=true
4 La jeune Palestinienne Ahed Tamimi avait été arrêtée et emprisonnée après qu’elle a giflé un soldat israélien, et B. Smotrich avait déclaré lors de l’arrestation qu’il aurait « fallu lui tirer dessus, ne fût-ce que dans le genou. Au moins, elle aurait été assignée à résidence pour le reste de sa vie »…
5 https://blogs.mediapart.fr/les-rendez-vous-de-mediapart/blog/150725/videos-de-la-soiree-gaza-contre-le-silence-la-voix-des-peuples
6 https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2025/09/07/nadav-lapid-voix-discordante-du-cinema-israelien_6639262_4500055.html
7 Palestinian Campaign for the Academic and Cultural Boycott of Israel : https://www.bdsmovement.net/pacbi
8 Dans plusieurs entretiens de septembre 2025, on trouve les locutions « mon film ne parle pas du monde, il parle le monde »; « le monde parle à travers moi / mon film »; jusqu’à se comparer à un prophète sur France Inter le 15/09.
10 Dont émanerait peut-être aussi Pourquoi la guerre ?, dernier film d’Amos Gitai, écrit et réalisé après le 7-octobre, où l’on peut voir Irène Jacob en robe légère s’allonger sur les stèles du Mémorial de la Shoah de Berlin, autre profanation.

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