L’usage de la Shoah dans la mémoire des crimes du XXe siècle en Europe de l’est

Beaucoup a été écrit sur les musées et les mémoriaux de la Shoah. Ljiljana Radonić s’intéresse dans ce texte[1] à la manière dont la Shoah est exposée dans les musées nationaux (en particulier en Europe centrale et orientale) pourtant consacrés à d’autres événements tragiques. Mais pourquoi ? Il ne s’agit pas tant de réparer une omission que d’évoquer la souffrance juive comme un modèle. Dans bien des cas, le message à comprendre : « Nos » victimes ont souffert « comme les Juifs ».

Exposition sur la Shoah ajoutée en 2011 au « Musée des victimes du génocide » à Vilnius © Ljiljana Radonić

 

Indépendamment de la Shoah, le terme « génocide » est, dans le contexte européen, principalement utilisé en référence à deux événements historiques : lorsque certains évoquent la thèse du « double génocide » perpétré dans les pays d’Europe centrale et orientale par le régime nazi à l’encontre des Juifs mais aussi par les Soviétiques à l’encontre des populations locales, et à propos du massacre de Srebrenica, en 1995, lors des guerres de Yougoslavie. Beaucoup a été écrit sur les musées et les mémoriaux de la Shoah. Il s’agira ici de se concentrer sur un autre type de musées et mémoriaux : ceux dans lesquels la mémoire de la Shoah est certes évoquée mais où l’accent est mis sur d’autres atrocités ; atrocités dont la mémoire semble – qui est plus est – être vécue comme menacée par celle de la Shoah. La première partie de cet article traitera donc de la manière dont les musées et mémoriaux d’Europe centrale et orientale – consacrés à l’occupation nazie et à l’occupation soviétique – exposent la Seconde Guerre mondiale, la Shoah et le Goulag. La deuxième partie montrera comment les musées consacrés à la mémoire de la guerre des années 1990 en Bosnie-Herzégovine dépeignent se rapportent aux atrocités de la Seconde Guerre mondiale et font référence à la Shoah. Dans ces deux cas, la mémoire de la Shoah et sa muséification servent en quelque sorte de modèle pour exposer sa « propre » expérience de victime, non sans mettre en scène, parfois, une concurrence prononcée entre les victimes, de telle sorte que « nos » victimes – celles issues de la population majoritaire – sont présentées de manière très différente des « autres », les victimes juives.

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Inauguré en 1992 à Vilnius, en Lituanie, le Musée des victimes du génocide est situé dans un bâtiment où le NKVD soviétique, puis la Gestapo, et enfin le KGB torturaient des prisonniers. Pourtant, jusqu’en 2011, l’exposition permanente ignorait l’occupation nazie et passait de la description de la première occupation soviétique de 1940-1941 à la deuxième occupation soviétique de 1944. Un simple panneau, situé à hauteur de chevilles, informait les visiteurs désireux d’en savoir davantage sur la période nazie et sur la Shoah en Lituanie qu’ils pouvaient se rendre au musée juif de Vilna Gaon, situé à 500 mètres de là. Le terme « victimes de génocide » figurant dans le nom du musée désigne donc uniquement les victimes des deux occupations soviétiques et fait référence à la thèse du « double génocide ». Dans les pays d’Europe centrale et orientale, la politique mémorielle appuie souvent avec insistance sur l’affirmation que, si le « Troisième Reich » a commis un génocide contre les Juifs, les Soviétiques ont également commis un génocide contre la population majoritaire de Lituanie, de Lettonie, d’Estonie ou de Hongrie[2].

En 2011, le musée a ajouté une exposition sur la période nazie dans une ancienne cellule de prison située en sous-sol du bâtiment. À cette occasion, les traces des prisonniers nazis qui y avaient gravé leur nom et leur date de détention ont été conservées derrière des plaques de verre. Mais alors que « nos » victimes lituaniennes sont présentées dans l’exposition permanente aux principaux niveaux du musée avec beaucoup d’empathie – avec des témoignages individuels, des photographies privées, des dessins et des objets -, les victimes juives restent de simples numéros et une masse anonyme de personnes. « Les Juifs sont transportés vers les camps de concentration, 1943 » est, par exemple, l’une des légendes laconiques que l’on peut lire. Légende qui, d’une part, ne fait aucune référence à la Lituanie et, d’autre part, n’indique pas que la photo qu’elle légende a été prise par le célèbre photographe juif Henryk Ross dans le ghetto de Litzmannstadt/Łódź en 1942, et non en 1943.

Dans la muséographie contemporaine, les témoignages se substituent de plus en plus à l’ancienne « pédagogie de l’horreur », à savoir les exhibitions de montagnes de cadavres anonymes. Parfois, des photos privées sont délibérément mises en contraste avec des photos dégradantes prises par les auteurs des crimes eux-mêmes. Le musée lituanien applique en effet cette technique lorsqu’il s’agit de « nos » propres victimes, mais pas dans la partie de l’exposition consacrée à la Shoah, dominée par une étoile de David géante en verre coloré. La présence de la Shoah semble être une sorte de passage obligé après que le musée ait été critiqué pendant des années pour l’avoir omise.

Comparé à des institutions similaires en Lettonie (Musée de l’occupation de la Lettonie) et en Estonie (Musée des occupations de Tallinn), ce musée est exemplaire de la tentative de « contenir » la mémoire de la période nazie et de la Shoah afin que celle-ci ne menace pas l’expérience victimaire propre de la majorité des Lituaniens. Une plaque posée au sol énumérant le nombre de victimes des trois occupations montre clairement que la période nazie, si l’on inclut les victimes juives, a fait beaucoup plus de victimes en Lituanie que les deux occupations soviétiques : 240 000 assassinés, « (dont environ 200 000 juifs) », y est-il écrit. En 2015, une exposition sur les Roms victimes du nazisme, contenant des photos privées et les noms des personnes assassinées, a été ajoutée dans une autre cellule du sous-sol du musée. Le musée suit ainsi la tendance internationale consistant à arracher les victimes roms à l’oubli – mais les photos privées de ces victimes, contrairement à celles des victimes juives, ne semblent pas être une menace pour le récit lituanien majoritaire. En 2018, le musée a finalement cédé après des années de critiques nationales et internationales et s’est rebaptisé « Musée des occupations et des combats pour la liberté » dans un acte de « désarmement verbal. »

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Une tendance similaire, bien que moins flagrante, a également été observée au Musée de l’occupation de la Lettonie à Riga, avant qu’il ne soit déplacé dans un lieu temporaire lors d’une extension du musée en 2012. Le musée a exposé plus de 300 objets ayant appartenu à des victimes de l’occupation soviétique et a raconté leurs histoires individuelles, avec beaucoup d’empathie, lors des visites guidées. En revanche, pour ce qui concerne le matériel visuel, aucun témoignage de victimes de la Shoah n’était présenté ; seulement une étoile de David anonyme et une photo surdimensionnée et dégradante de femmes juives en sous-vêtements peu avant qu’elles ne soient fusillées. Les « sauveteurs de Juifs », en revanche, étaient présentés par leur nom et avec des photos privées personnalisées – un privilège, donc, réservé à la population majoritaire lettone. Il faut espérer que la nouvelle exposition permanente prévue prendra un chemin différent. Certes, la connaissance des crimes staliniens est encore très vague chez beaucoup de gens et il reste beaucoup de retard à rattraper, mais cette mémoire-là doit-elle être transmise au détriment de la Shoah ?

L’accent mis sur les « sauveurs de Juifs » est un phénomène qui progresse dans les musées de Pologne et de Hongrie, alors que les régimes de ces pays deviennent de plus en plus autoritaires et inclinent à réécrire l’histoire. En 2016, par exemple, le Musée de la famille Ulma sur les Polonais sauvant des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, musée co-financé par le ministère polonais de la Culture, a ouvert dans la petite ville polonaise de Markowa. En Hongrie, à côté du Centre commémoratif de la Shoah, ouvert en 2004, qui examine de manière critique la complicité hongroise, un deuxième musée de la Shoah devrait ouvrir – malgré des controverses successives – à Budapest : la Maison des destins sera fortement axée sur les Hongrois « sauveteurs de Juifs ». Au Musée de la Seconde Guerre mondiale, qui a ouvert ses portes en 2017 à Gdańsk, dans le nord de la Pologne, les « sauveteurs de Juifs » jouent depuis peu un rôle de premier plan. Dans le cadre de l’attaque du parti au pouvoir en Pologne « Droit et Justice » (PiS) contre le musée initié sous le précédent gouvernement, le directeur fondateur a été brusquement remplacé par un représentant de l’Institut d’État de la mémoire nationale (IPN). Marquée comme étant trop « internationale » et pas assez « polonaise », l’exposition permanente a également été modifiée de manière significative : une nouveauté concerne la famille Ulma[3], dont le portrait, plus grand que nature, a été placé au milieu de la section consacrée à la Shoah, à la grande consternation des organisateurs de cette partie de l’exposition. La tendance internationale à « l’universalisation de la Shoah » comme symbole négatif de notre temps est ici combattue par la mise au premier plan des sauveteurs polonais en tant que sujets « réels » de l’exposition. Autre changement d’importance au musée de Gdańsk : la thèse du « double génocide » a été remise au goût du jour. Deux nouveaux panneaux portent désormais sur le « génocide soviétique contre la Pologne, l’État communiste et sa terreur de masse », faisant allusion aux meurtres de la minorité polonaise en Union soviétique avant la Seconde Guerre mondiale. Le musée qualifie désormais ces meurtres de résultat d’un « génocide systématique ». Il affirme que le génocide contre la Pologne s’est déroulé parallèlement à la liquidation d’autres minorités, mais que dans le cas des Polonais, pas moins de 18 % de la minorité a été touchée par la persécution, dont 80 % ont été exécutés. L’introduction de la thèse du génocide soviétique vise à démontrer que « notre » souffrance polonaise n’est en rien inférieure à la Shoah.

Au-delà de la thèse du « double génocide », il existe d’autres stratégies pour assimiler « notre » souffrance à la Shoah. Le Musée de l’insurrection de Varsovie (consacré à l’insurrection de 1944, et à ne pas confondre avec l’insurrection du ghetto de Varsovie de 1943), fondé en 2004 par Lech Kaczynski, alors maire de Varsovie et futur président polonais, en est un bon exemple. Le catalogue du musée présente « nos » victimes polonaises avec des histoires touchantes. Quant à la seule femme juive présentée avec son nom et une courte biographie,  il s’agit d’une religieuse convertie au catholicisme. De plus, l’exposition utilise des termes associés au judaïsme et à la Shoah pour dépeindre la souffrance des Polonais non juifs : elle affirme qu’après la répression du « soulèvement » par le « Troisième Reich », « l’exode de Varsovie » a eu lieu, suivi d’une « sélection » dans les camps de transit ; sans mentionner que cette « sélection » n’a pas conduit à la mort dans les chambres à gaz. Le message à comprendre ? « Nos » victimes ont souffert « comme les Juifs ».

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En ce qui concerne le traitement des guerres de Yougoslavie, les Serbes, les Bosniaques et les Croates ont tendance à affirmer que « nous » sommes « les Juifs d’aujourd’hui. » Dans le Musée des crimes contre l’humanité et des génocides, financé par des fonds privés, qui a ouvert ses portes à Sarajevo en 2016, l’une des premières expositions montre un garçon avec un brassard à étoile de David dans le Ghetto de Varsovie. L’explication est la suivante : « C’était le premier jour d’une campagne d’extermination qui s’est traduite par des exécutions, des camps de concentration, des viols collectifs et l’éloignement final de plus de 94 % des musulmans et des Croates de Bosnie du territoire de la municipalité de Prijedor. C’était la première fois, depuis le décret nazi de 1939 imposant aux Juifs polonais de porter des brassards blancs avec l’étoile bleue de David, que les membres d’un groupe ethnique ou religieux étaient marqués de cette manière pour être exterminés. »

Dans le cas de la muséification des guerres des années 1990, il ne s’agit pas tant de faire concurrence aux victimes de la Shoah, que de renforcer la notion de « nous » comme « peuple victime » et des « Serbes » comme « nouveaux nazis ». Sans aucun doute, les Bosniaques ont eu le plus grand nombre de victimes à déplorer dans ces guerres mais pour que cela soit dument souligné, la référence déshistorisée à la Shoah n’était pas nécessaire. Mis en avant par la partie bosniaque, croate ou serbe, cette équation fait ainsi obstacle à la recherche d’une solution à la mémoire de cette guerre et à une coexistence pacifique aujourd’hui. L’exposition permanente du Musée commémoratif de Srebrenica-Potočari, inaugurée en 2017 et s’abstenant de tels parallèles, fait figure de travail pionnier en reprenant plutôt les pratiques de muséification occidentales des musées de la Shoah, comme l’individualisation des destins des victimes et le thème du « vide » que le meurtre de masse a laissé derrière lui. Cela sans chercher à donner du sens idéologique à ces éléments. C’est en ce sens que la Shoah et les musées qui lui sont consacrés peuvent servir de modèle pour l’exposition d’autres génocides[4]


Ljiljana Radonić

Ljiljana Radonić dirige un projet universitaire européen intitulé « Globalized Memorial Museums. Exhibiting Atrocities in the Era of Claims for Moral Universals » au sein de l’Institute of Culture Studies and Theatre History de l’Austrian Academy of Sciences. Sa thèse d’habilitation portait sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans les musées et mémoriaux post-communistes. Elle enseigne sur les conflicts de mémoire européens depuis 1989 et les théories de l’antisémitisme au département des sciences politiques de l’Université de Vienne.

Notes

1 Ce texte est une reprise de l’ouvrage collectif Die Zukunft der Erinnerung. Jüdische Museen und die Schoah im 21. Jahrhundert [Le futur de la mémoire. Les musées juifs et la Shoah au 21ème siècle], publié sous la direction de Danielle Spera et Astrid Peterle, par le Jüdisches Museum Wien [Musée juif de Vienne] en 2020.
2 Voir John-Paul HIMKA and Joanna Beata Michlic (ed.), Bringing the Dark Past to Light: The Reception of the Holocaust in Postcommunist Europe, Lincoln: University of Nebraska Press, 2013.
3 La famille Ulma – Józef et Wiktoria ainsi que leurs six enfants – a été assassinée par les nazis pour avoir donné refuge aux familles juives Szall et Goldman. Voir, dans K., Les « Justes polonais » à Markowa, l’article d’Ewa Tartakowski évoquant le « Musée des Polonais sauvant les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale – Famille Ulma ».
4 Ce texte – consacré au musées à l’est de l’Europe – fait partie du projet « Globalized Memorial Museums » qui a reçu un financement du Conseil européen de la recherche ( ERC) dans le cadre du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (convention de subvention n° 816784).

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