Les Sassoon : le rêve britannique de Juifs irakiens

Les Sassoon se sont proclamés descendants de la lignée du roi David, ils ont été décrits comme les « Rothschild de l’Est », ils ont parlé le judéo-arabe mais aussi l’hindoustani avant de se convertir à l’anglais. Leur itinéraire, que nous raconte Mitchell Abidor à partir de l’exposition « Les Sassoon », présentée en ce moment au Jewish Museum de New York, témoigne d’un désir irrésistible d’occidentalisation.

 

David Sassoon (assis) et ses fils Elias David Sassoon, Albert (Abdallah) et Sassoon David. Wikimedia Commons.

 

Dans l’imaginaire populaire lorsque l’on associe richesse fabuleuse et Juifs, ce sont les Rothschild et leur empire financier européen qui viennent traditionnellement à l’esprit. Il y a là le signe d’un eurocentrisme accablant qui nous conduit à ignorer largement les Juifs orientaux dont la fortune, si elle n’égalait pas celle des Rothschild, s’en rapprochait assurément. Qu’on se tourne vers l’Est et ce sont les Camondo, originaires de Turquie qui viennent alors à l’esprit, comme le pendant oriental des Rothschild. Beaucoup moins connue, la famille Sassoon, juive irakienne, a trouvé l’origine de sa fabuleuse richesse loin de l’Occident, dans des pays qui ne sont pas souvent associés aux juifs : l’Inde et la Chine.

La fascinante exposition du Jewish Museum de New York, « Les Sassoon », présentée jusqu’au 13 août prochain, se concentre sur ce que cette famille et son empire lointain avaient de splendide et d’éclatant. L’exposition rappelle d’abord l’attraction de l’Occident, à la fois comme réalité et comme projection imaginaire. Edward Said a fait un sort à l’orientalisme qui a si longtemps dominé et falsifié les vues de l’Occident sur l’Orient. La famille Sassoon relève presque de la tendance inverse : l’attraction irrésistible de l’Occident et le sentiment que le succès n’est vraiment tel que s’il est couronné par une intégration à l’élite européenne. Les Camondos et leur banque s’étaient fait remarquer dans l’est ottoman. Mais quand bien même ils construisaient un escalier à leur nom dans une rue animée d’Istanbul pour faciliter le trajet entre deux de leurs bureaux, c’est la France qui les rendrait grands à leurs yeux. D’autres familles juives irakiennes emmagasineront également une richesse fabuleuse, comme les Kadoories qui feront eux aussi fortune en Chine, et dont la philanthropie sera légendaire. Les origines de la famille avaient beau être irakiennes, celles de leur richesse démesurée avaient beau être asiatiques, autant qu’elle durera, c’est-à-dire jusqu’à la fin du XXe siècle, la dynastie Sassoon n’aspirera à vivre qu’en tant qu’ersatz d’Anglais et d’Anglaises.

L’exposition, qui présente des objets d’art et des bibelots à profusion, n’ignore pas la question de la source de la richesse de la famille. Ayant fui l’Irak en 1832, lorsque les dirigeants mamelouks du pays ont multiplié les exactions contre la communauté juive, le chef de famille David Sassoon (1792-1864), déjà fortuné, s’est établi avec ses proches et ses biens à Calcutta et à Bombay, avant d’ajouter plus tard Shanghai et Hong Kong à leurs avant-postes… Les Sassoon étaient remarquablement doués pour les affaires, et partout où ils se sont installés, la fortune leur a souri. Même les querelles familiales, à l’origine de bien des chutes d’entreprises familiales, ne les ont pas condamnés. En 1864, après la mort de David, le fondateur de la dynastie, deux de ses fils, à la suite d’une dispute, ont dirigé des entreprises distinctes et concurrentes qui ont toutes deux connu un succès retentissant.

À leur manière, les Sassoon furent aussi progressistes. Une femme de la famille, Flora, prit le contrôle de la David Sasson and Co. à Bombay en 1894, à la mort de son mari. Elle sera évincée quelques années plus tard, non sans avoir connu le succès à la tête de la société. Contrairement aux Rothschild, la banque ne fut pas l’activité principale des Sassoon. Leur fortune s’est faite dans le commerce et la fabrication de matières premières ou de biens d’exportation, principalement le coton, les textiles et l’opium, un produit commercialisé légalement jusqu’en 1916.

« Sassoon House », Shanghai, China

L’exposition ne soulève pas la question de la charge morale de l’implication de la famille dans le commerce de l’opium en Orient et en Extrême-Orient, pas plus qu’elle n’aborde le rôle de la famille dans la lutte contre son interdiction. Lorsque le gouvernement britannique a décidé d’interdire le commerce de l’opium, les Sassoon se sont défendus bec et ongles, présentant la consommation d’opium comme un bienfait. Ils ont fini par perdre la bataille, mais leur richesse était alors si importante et ses sources si variées que cela n’a guère affecté leur mode de vie.

L’exposition du Musée n’est pas un examen des pratiques commerciales capitalistes. Elle se concentre sur le portrait d’une famille composée de juifs des colonies impériales qui sont parvenus au sommet de l’élite britannique. L’histoire de cette famille est le récit des aspirations contradictoires entre volonté d’assimilation et désir de perpétuation de la tradition.

Car la famille ne s’est jamais totalement détachée de ses racines. Pendant de nombreuses années, leur correspondance commerciale interne a été rédigée en dialecte juif bagdadi, qui est ainsi devenu une forme de code secret, préservant son contenu des regards indiscrets. Une preuve visible du maintien de la tradition est exposée par le musée : la tenue de marié orientale portée par le gendre de David Sassoon lors de son mariage avec l’une des filles de David, vingt ans après la fuite de Bagdad. Ce n’est pas la seule. Un étonnant portrait du chef de famille David, peint en 1864, le montre sur fond de scènes indiennes, alors qu’il porte encore des vêtements arabes. Une photo prise vers 1858 de David Sassoon avec ses trois fils aînés, Elias David, Albert Abdullah et Sasson David, est fascinante et éloquente. Tous, à l’exception de Sassoon David, portent des vêtements orientaux. Sassoon David, qui est parti pour l’Angleterre en 1858, est déjà paré pour l’Occident et le succès occidental.

L’ascension de la famille est retracée à travers des objets, des photographies et l’art occidental traditionnel qu’elle collectionnait, alors que des membres de plus en plus nombreux de la famille abandonnaient leurs maisons dans les colonies pour l’Angleterre. Mais pour les Sassoon, l’Angleterre était une chose transportable. En Inde et en Chine, les membres de la famille ont fait construire des maisons et des manoirs qui étaient de parfaites imitations des grandes demeures britanniques. La maison de David Sasson à Bombay était une magnifique maison de style britannique, bien qu’elle portât le nom de « Sans Souci » – comme le château du roi prussien, Frédéric le Grand. Certains membres de la famille se sont mariés dans des demeures magnifiques : Sybil Sassoon – élevée au titre de Lady Rocksavage après avoir épousé un aristocrate, prit possession de Houghton Hall, construit en 1722. La modestie n’était pas le maître mot des Sassoon. Ils reproduisaient dans les avant-postes coloniaux la vie qu’ils espéraient vivre, qu’ils vivraient un jour. Sur une magnifique photographie prise en 1869, on voit la grande famille Sassoon debout sur la pelouse d’une maison à Pune, la ville indienne où ils s’échappaient pendant la saison de la mousson. Dans cette image d’une famille de juifs irakiens transplantés en Inde, les hommes ont l’air de parfaits coloniaux, avec leurs hauts-de-forme et leurs casques, les femmes vêtues de leurs robes à plusieurs étages (et sans doute asphyxiantes), posant calmement sous leurs parasols, le tout sous le regard de serviteurs autochtones, avec leurs turbans et leurs robes indiennes.

Au fil des années, la famille abandonna de plus en plus l’ersatz d’Angleterre qu’elle avait construit en Orient pour la terre véritable, achetant de magnifiques demeures dans la campagne anglaise et à Londres. Leurs adresses londoniennes se trouvaient dans les quartiers les plus distingués de la ville, sur Belgrave Square, à Kensington… Ils étaient alors tellement intégrés dans la haute société britannique qu’en 1932, l’héritier du trône, le prince de Galles, se rendit chez Philip Sassoon, un bon vivant cultivé, avant de visiter une exposition d’art organisée par ce dernier. On ne peut rêver meilleur signe de réussite que la visite d’un membre de la famille royale chez soi, alors que quatre-vingts ans plus tôt on vivait soi-même dans un patelin nommé Bagdad.

Les nombreux portraits de la famille, peints par certains des artistes les plus importants de l’époque, dont John Singer Sargent, et dont une généreuse sélection est exposée, sont une autre preuve de leur intégration à la Grande-Bretagne. Leurs goûts en matière d’art étaient ceux des membres de leur classe. Des œuvres de Gainsborough et de Romney, ainsi que de la porcelaine de Sèvres, ornaient leurs maisons. La maîtrise de l’anglais par la famille est parfaitement illustrée par le titre de l’un des livres de Siegfried Sassoon, la plus grande contribution de la famille à la littérature. En effet, rien n’est plus anglais, au sens où l’entendaient les Sassoon, que le titre de son roman autobiographique : « Memoirs of a Fox Hunting Man » (« Mémoires d’un chasseur de renards »).

Bien que l’assimilation aux rangs les plus élevés de l’élite britannique ait conduit certains d’entre eux à des mariages mixtes et à abandonner leur religion (y compris Siegfried, élevé comme anglican par sa mère chrétienne et converti plus tard au catholicisme), d’autres sont restés fidèles à leur foi ancestrale, et l’exposition présente des objets judaïques que les membres de la famille ont collectionnés. La collection complète, aujourd’hui répartie entre plusieurs collections, est un hommage remarquable à la fidélité religieuse. Ils s’intéressaient également aux ramifications du judaïsme rabbinique et collectionnaient des documents karaïtes et samaritains.

L’action philanthropique de la famille ciblait d’ailleurs principalement les institutions juives, qu’elle a créées et soutenues partout où elle vivait. Leurs noms ornent encore des bâtiments, dont certains ont été érigés pour des communautés juives de l’Est, et qui ont aujourd’hui d’autres fonctions, comme la bibliothèque Sassoon et l’hôpital Sassoon, sans oublier le bâtiment David Sassoon de l’Elphinstone College. En tant que membres éminents de petites communautés juives vivant dans des endroits reculés, les Sassoon ont joué un rôle important dans la construction de synagogues, notamment les lieux de prière de Shelley Street à Hong Kong et le magnifique Ohel Leah à Hong Kong, ainsi que l’Ohel Rachel à Shanghai. En Angleterre, la famille possédait une maison à Brighton et, là aussi, elle a été le principal contributeur à la construction de la synagogue de Middle Street, plus que les Rothschild ou Moses Montefiore. D’autres familles juives irakiennes qui ont fait fortune en dehors de leur pays d’origine, comme les Kadoorie de Chine – contemporains et concurrents des Sassoon – et les Dangoor, qui ont quitté l’Irak après le renversement de la famille royale irakienne par le Baas, se sont également distinguées par leurs dons caritatifs. Naim Dangoor, qui n’a amené sa famille en Angleterre que dans les années 1960, a suivi les traces anglophiles des Sassoon : il a été anobli en 2015.

Sir Philip Sassoon, by John Singer Sargent, 1923.

Dans l’ensemble, les Sassoon, du moins à partir du début du XXe siècle, sont devenus des Juifs plus britanniques que les Britanniques. Cette évolution s’est traduite notamment par le remplacement de prénoms trop juifs par un équivalent anglais : Abraham, par exemple, devenant Albert, et Farha devenant Flora. Les enfants reçurent des noms anglais qui étaient pratiquement des caricatures de ceux qui prévalaient dans l’aristocratie britannique, comme Perceval, Reginald et Violet.

L’Empire Sassoon a disparu avec l’Empire britannique. L’indépendance de l’Inde en 1947 et la victoire du parti communiste chinois en 1949 ont sonné le glas des entreprises familiales. Les deux entreprises de la famille se sont lentement étiolées et sont mortes, D. Sassoon and Co. fermant boutique en 1969, les biens immobiliers en Inde continuant à fournir des revenus aux membres de la famille ; l’autre établissement E.D Sassoon and Company, sous la direction de Victor Sassoon, établissant une banque aux Bermudes, où les impôts sont pratiquement inexistants. La banque a cessé d’appartenir à la famille après la mort de Victor en 1971, et il ne reste aujourd’hui plus aucune entreprise Sassoon. Finalement, c’est peut-être la tradition qui a triomphé de l’assimilation : Solomon Sassoon, le fils de David Sassoon, dernier dirigeant de D. Sassoon and Co (lui-même érudit, ayant publié un ouvrage important sur les Samaritains), s’est installé en Israël et est devenu rabbin orthodoxe.

Mais comme l’écrivent les auteurs du magnifique et instructif catalogue qui accompagne l’exposition : « Le long périple d’une famille juive bagdadie qui avait dû quitter les rives ancestrales du Tigre, cherché refuge dans les eaux de l’océan Indien et navigué dans les courants périlleux du delta de la rivière des Perles en Chine s’est achevé, peu à peu, sur la Tamise. »


Mitchell Abidor

Mitchell Abidor est un écrivain, traducteur et historien né à Brooklyn. Il a publié plus d’une douzaine de livres et ses articles sont parus dans le New York Times, Foreign Affairs, The New York Review of Books et de nombreuses publications.

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