Les Juifs argentins, entre Ancien et Nouveau Monde

À l’instar de la majeure partie de la population argentine, constituée par vagues de migration successives, venues en particulier d’Espagne et d’Italie, la communauté juive argentine est composite. Ses membres sont arrivés de Pologne, d’Ukraine, de Russie, d’Allemagne et de France, ainsi que de l’Empire ottoman et du Maroc espagnol. Tous ont traversé l’océan. En s’appuyant entre autres sur l’examen de leur culture, de leur cuisine, la chercheuse Jacqueline Laznow explore dans cet article le processus d’intégration des immigrés Juifs dans le Nouveau Monde — et cela en portant un regard spécifique sur la place des femmes.

 

Coopérative agricole « Barón Hirsch » de Rivera, Province de Buenos Aires.

 

Un rapide coup d’œil aux photos encadrées et accrochées sur un mur de mon appartement de Jérusalem me rappelle constamment mon enfance en Argentine. Je suis une petite-fille d’immigrants juifs pieux originaires d’Europe de l’Est qui, dès 1905, ont bâti leur propre maison à Buenos Aires. Je suis aussi l’arrière-petite-fille d’immigrants qui se sont installés dans les colonies de l’Association de Colonisation Juive d’Entre Rios en 1892. Ma famille et moi avons immigré en Israël dans les années 1970. Peu de temps après, j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de ma famille. Au fur et à mesure, cet intérêt a fait de moi une chercheuse spécialisée dans les domaines de l’étude du genre et du folklore. Mes recherches, de type ethno-historique, se concentrent particulièrement sur la place de la tradition dans la mémoire personnelle et collective des femmes juives d’Argentine, y compris celles qui, comme moi, vivent maintenant en Israël.

Bien qu’ils partent de la vie quotidienne de ces femmes et de leurs familles, mes entretiens dérivent souvent sur la place de la Shoah et du sionisme dans leur existence. Les souvenirs de la vie sous les dictatures, mais aussi des moments tragiques, comme l’attentat à la bombe de l’AMIA en 1994 qui visa le centre communautaire juif de Buenos Aires et coûta la vie à 85 personnes, ou l’explosion de l’ambassade d’Israël en 1992 dans laquelle 29 personnes furent tuées, sont également abordés. Ce n’est que récemment que les chercheurs ont commencé à mettre en avant l’histoire des femmes juives-argentines et leurs contributions, se concentrant davantage aux marges[1] de la communauté plutôt qu’à sa vie publique dominée par les hommes. Les événements historiques et les crises économiques récents qui ont eu des répercussions sur la vie quotidienne de chacune, ainsi que la persistance dune forte culture patriarcale, peuvent expliquer pourquoi il a fallu attendre le XXIe siècle pour que la riche historiographie de la communauté s’enrichisse dans cette direction. Dans cet article, je voudrais tracer les points qui relient l’Europe et l’Argentine, en soulignant les aspects de l’identité juive-argentine présents à la fois dans la sphère publique et dans la sphère privée où les femmes étaient traditionnellement reléguées.

Pierre rappelant l’inauguration du bâtiment de l’AMIA et monument commémoratif de l’artiste israélien Yaacov Agam à l’endroit où se trouvait le bâtiment attaqué @ Jacqueline Laznow
Qui sont les Juifs d’Argentine ?

Commençons par un bref retour historique. La population juive d’Argentine est la plus importante d’Amérique latine et la sixième en dehors d’Israël. Elle est aujourd’hui estimée à environ 220 000 personnes, qui vivent principalement à Buenos Aires, la capitale. Elle est composée à 80 % de descendants d’immigrants russes et d’Europe de l’Est et à 20 % de personnes ayant leurs racines en Allemagne et dans différentes régions des Balkans, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, de nombreux Juifs ont quitté l’Argentine pour immigrer en Israël, en Europe et en Amérique du Nord. Ce phénomène, ainsi que d’autres facteurs comme l’assimilation, expliquent pourquoi la population juive a chuté par rapport au pic de 310 000 personnes[2] dénombrées au début des années 1960.

Les premiers Juifs sont arrivés en Argentine au XVIe siècle, fuyant l’Inquisition. Ces générations se sont rapidement assimilées[3]. Ce n’est qu’après que l’Argentine ait obtenu son indépendance de l’Espagne en 1816 et que la nouvelle République ait aboli les lois de l’Inquisition empêchant la liberté de religion, qu’une communauté juive organisée est apparue. La République libre s’efforçait alors de se glisser dans les pas des pays d’Europe occidentale en organisant l’arrivée d’immigrants de classe moyenne en provenance de France, d’Angleterre et d’Allemagne. Mais, à leur place, ce sont des masses d’immigrants paupérisés, venus d’Espagne, d’Italie, de Russie et d’Europe de l’Est qui rejoignirent le pays. Certains venaient y chercher du travail, d’autres la liberté en général et la liberté de pratiquer leur religion en particulier. En 1825, le gouvernement argentin accorde la liberté de religion aux citoyens de toutes confessions, mais celle-ci reste limitée à la sphère privée. Vingt-huit ans plus tard, la nouvelle constitution accorde une liberté de religion totale, qui culmine en 1888 avec la loi sur le mariage civil. Entre-temps, en 1862, un petit groupe d’immigrants Juifs français, allemands et anglais créé la Congregación Israelita Argentina, CIRA (congrégation israélite argentine), de rite ashkénaze. La congrégation supervise l’abattage rituel cacher, les cérémonies de mariage, les circoncisions, les enterrements et les services réguliers de prière à la synagogue. En 1894, le premier Talmud Torah ashkenazi de la ville est créé par des immigrants russes et polonais religieux dans le quartier de Once. Quant aux Juifs sépharades, immigrants juifs de l’Empire ottoman, des Balkans et du Maroc espagnol, ils construisent alors leurs propres institutions en fonction de leur pays d’origine. Tous ces groupes coopéreront autour d’enjeux communs tels que le soutien à la création de l’État d’Israël ou la lutte contre l’antisémitisme[4].

Il est arrivé que des événements historiques remettent en question l’aspiration des Juifs d’Argentine à devenir des citoyens libres et égaux. Ce fut le cas après la Semaine tragique. Ce premier événement latino-américain de type pogrom eut lieu en janvier 1919, au cœur de Buenos Aires. Des brigades de police menèrent des attaques contre la population étrangère, en visant particulièrement les Juifs, avec l’idée que tous les Juifs étaient des anarchistes russes qui soutenaient les grèves ouvrières. Des magasins et des maisons furent vandalisés et de nombreuses victimes et blessés dénombrés[5]Malgré l’évènement, des masses d’immigrants Juifs fuyant la pauvreté et les pogroms de Russie et d’Europe de l’Est s’installèrent en Argentine dans les années qui suivirent. Si la communauté a continuellement rencontré des défis existentiels, dans les années 1960 notamment, la capture et le procès d’Eichmann ont donné lieu à des vagues d’antisémitisme, les immigrants juifs et leurs descendants ont développé des tactiques au fil des ans pour assurer leur sécurité et opérer une transmission culturelle tout en façonnant leur identité juive argentine. Leur influence est encore manifeste aujourd’hui à travers la littérature, la nourriture, la musique et la langue vernaculaire locale.

Los Gauchos Judios

L’Argentine a toujours maintenu un lien fort avec ses racines européennes et les influences au long cours du régime colonial espagnol a fortement influencé le discours sur la religion et la place des hommes et des femmes dans la nouvelle République[6]. Durant la première moitié du XIXe siècle, ses conventions juridiques étaient calquées sur les lois espagnoles et les diktats de l’Église catholique. Des lois patriarcales déterminaient la place des femmes, les liant à leur père ou à leur mari. Elles étaient privées de droits tels que le droit à la propriété, sauf si elles étaient veuves[7]. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, inspiré par les Lumières, le gouvernement libéral s’était certes prononcé en faveur du droit des filles à l’éducation et encourageait les femmes à devenir enseignantes. Mais jusqu’au milieu du XXe siècle, seul un petit groupe de femmes immigrées socialistes, parmi lesquelles quelques militantes juives comme Alicia Moreau, Fenia Chertkoff et sa fille Victoria Gukovski, se bat pour les droits des femmes[8]. Au cours de ce même XXe siècle, les femmes vont lentement accéder à l’égalité juridique et économique. En 1947, à la suite de l’intervention d’Éva Perón, les femmes accèdent au droit de vote, une étape qui change la donne.

Ce contexte historique et culturel argentin a influencé la formation des rôles de répartition genrée des juifs et leur adaptation progressive aux nouvelles normes. Dès leur arrivée, les immigrantes juives se sont conformées aux coutumes locales afin de passer inaperçues, d’être respectées, d’élever leur statut social et, surtout, de protéger l’image de leur communauté. Bien que la place de la femme argentine soit alors traditionnellement à la maison, de nombreuses femmes juives ont conservé leurs habitudes est-européennes en travaillant dans l’entreprise familiale ou en remplissant des emplois perçus comme féminins : cuisine, nettoyage ou soins aux enfants. Celles dont les maris ou les pères avaient atteint un statut social plus élevé participèrent également à des organisations caritatives, tout comme leurs voisines catholiques. Ainsi, les femmes juives de la ville et des colonies de la JCA créèrent des sociétés caritatives sur le modèle d’organisations masculines. Dès 1892, un groupe de femmes fonda à Buenos Aires la « Sociedad de Damas Israelitas de Beneficiencia » [Société des femmes juives de Bienfaisance] pour aider les femmes et les enfants en détresse et les pauvres habitants des colonies agricoles. Des comités de femmes se formèrent également aux côtés des organisations pro-sionistes. En 1904, on compte deux petits groumpes : Deborah à Buenos Aires, et Bat Zion dans la colonie agricole Clara d’Entre Rios[9].

L’arrivée d’un premier groupe de cent-vingt familles originaires de la région de Podolie (aujourd’hui en Ukraine) marque le début d’une immigration juive de masse. Ces immigrants touchent au port de Buenos Aires le 14 août 1889, sur le navire Wesser[10]. Croyant avoir acquis la propriété de terres pour leur installation, ils découvrent en arrivant que ces terres ne leur appartiennent pas. Alors qu’ils restent coincés dans des hôtels pour immigrants, les Juifs locaux supplient les autorités de leur venir en aide. Finalement, ils s’installent sur une terre cabossée et déserte de la province de Santa Fe, au nord de Buenos Aires. Malgré des conditions extrêmement difficiles, le groupe y fonde la colonie de Moises Ville le 23 octobre 1889. En 1891, le baron Hirsch, un juif allemand philanthrope, élabore un plan pour faire venir en Argentine des Juifs européens persécutés en tant que colons agricoles autonomes et, pour ce faire, fonde la JCA, l’Association juive de colonisation. Hirsch rachète les terres de Moises Ville, qui deviendra par la suite un véritable centre de la culture juive et gagnera le surnom de « Jérusalem argentine ». La colonie ressemble alors à un shtetl d’Europe de l’Est, avec sa synagogue, son mikvah, son école et sa bibliothèque. Sur son modèle, la JCA établit d’autres colonies agricoles juives dans les provinces de Buenos Aires, Entre Ríos, Santa Fe et La Pampa.

École juive à Moises Ville @ Wikimedia Commons

En 1895, l’un de ces colons, Alberto Gerchunoff, s’installe à Buenos Aires et devient enseignant, écrivain et journaliste avant de publier, en 1910, le plus célèbre de ses romans, Los Gauchos Judíos[11]. En commémorant le centenaire de l’indépendance Argentine vis-à-vis de l’Espagne, Gerchunoff choisit d’écrire sur l’attrait qu’exerce l’Argentine sur les immigrants Juifs et sur leur loyauté inconditionnelle envers cette terre qui leur accorda la liberté de pratiquer leur religion librement et une égalité presque totale devant la loi[12]. L’ouvrage est à l’origine de la figure mythique du gaucho juif : un agriculteur spirituellement libre, mais lié à sa terre et à son identité argentine, par opposition au juif errant ancré dans la tradition européenne[13]. Le livre présente la vie quotidienne des colons à travers des contes populaires. Les personnages féminins y renvoient souvent à des figures bibliques et, à travers différentes paraboles, certaines femmes représentent soit la tradition juive, soit l’assimilation ou la sortie du peuple pour suivre un amant autochtone. Au-delà de la diversité des desseins, les femmes restent renvoyées à une fonction utilitaire. Elles aident, tant dans la culture de la terre que dans leurs rôles d’épouse, de mère et de gardienne de la tradition au sein du foyer. Los Gauchos Judios cherche à convaincre ses lecteurs que devenir argentin est un grand privilège, mais que garder le souvenir des générations passées et les traditions l’est tout autant…

Semer le blé, récolter les médecins

En se rendant au Musée des colonies, installé dans l’ancienne pharmacie de la ville de Villa Dominguez, on comprend la centralité de la place de la tradition dans la vie quotidienne des colons ainsi que l’influence de la culture est-européenne et de la langue yiddish dans le pays. Inauguré en octobre 1985, le musée vise à mettre en valeur les témoignages et les riches ressources matérielles disponibles sur les colonies agricoles juives et leurs institutions dans la province d’Entre Rios ; évitant ainsi la perte de ce patrimoine historique inestimable. Le musée dépeint la vie quotidienne à travers différents objets, documents et photographies, tous classés par thèmes : religion, éducation, hôpital, pharmacie, alimentation et vie au village. On y explique les rôles des femmes en tant qu’épouses et mères vivant dans la tradition, dans un décor de meubles originaux conservant les plats quotidiens et festifs ainsi que les nappes brodées et le fameux samovar.

Si les femmes respectaient les coutumes et les traditions dans leur vie quotidienne, les hommes eux cherchaient à établir des institutions communautaires selon la tradition, mais dans un style inédit. Ce style peut être considéré comme un compromis culturel, puisant dans la tradition ashkénaze, mais jouant avec le style oriental des synagogues et des bâtiments institutionnels sépharades. De la sorte, les Juifs argentins voulaient apparaître comme égaux dans la sphère publique en imitant les modes de vie de l’aristocratie argentine contemporaine, elle-même influencée par la culture française et anglaise[14]. Cette tendance se manifeste aussi bien en ville que dans les colonies rurales juives. Un bref coup d’œil sur le plan de la ville de Villa Dominguez, au centre-ville de la Colonie juive de Clara, permet de relever une intention d’élever son style en aménageant l’urbanisme selon les normes de l’Europe occidentale. Le plan circulaire de la ville et ses bâtiments révèlent la volonté de la modeler en suivant la structure urbanistique de Paris, un hommage à la femme du Baron Hirsch, Clara, qui vécu à Paris et poursuivit ses activités philanthropiques après le décès du Baron en 1896 et jusqu’à sa mort en 1899. Pour cette raison, la colonie a pris le surnom de la « Paris d’Entre Rios ».

Synagogue de Villa Dominguez @ Wikimedia commons

Au fil des ans, de nombreux descendants des premiers colons s’installent dans les grandes villes, principalement à Buenos Aires, pour travailler ou apprendre un métier. L’expression populaire parmi les colons de la JCA, « Nous semons le blé et récoltons les médecins », permet de prendre conscience de l’ascension sociale des immigrants ainsi que de l’abandon progressif du projet de colonisation agricole. Si de nombreux immigrants continuent de s’installer dans les colonies agricoles, beaucoup d’autres optent pour Buenos Aires, surnommée la « Paris de l’Amérique du Sud ». En plus de leur installation dans une localité, la plupart des colons maintiennent des liens avec les autres grandes villes par l’intermédiaire de parents ou d’amis. Dans ces grandes villes, les immigrants juifs trouvent du travail comme charpentiers, ferblantiers, marchands de textiles, cordonniers, chapeliers, fabricants de matelas, écrivains et journalistes. Beaucoup d’autres travaillent comme cuenterniks[15], un surnom donné aux colporteurs juifs qui vendent leur marchandise de maison en maison.

À la fin du XIXe siècle, Buenos Aires déborde de centaines de milliers d’immigrants européens. Les difficultés sociales et économiques communes aux immigrants génèrent une industrie de la prostitution et du proxénétisme au sein de laquelle des proxénètes juifs clandestins font venir des femmes d’Europe de l’Est pour leurs maisons closes en Argentine[16]. Jusqu’en 1930, la communauté lutte contre ce phénomène. Les proxénètes, surnommés Tmeim, ce qui signifie « non pur » en hébreu, gèrent alors leurs propres établissements, synagogues et même cimetières, pour faire face au boycott de la communauté organisée. En 1901, une branche locale de l’Association juive européenne pour la protection des jeunes filles et des femmes juives, appelée Ezrat Nashim, voit le jour. Dirigée par le rabbin alsacien Henry Joseph, Ezrat Nashim demande à ce que les proxénètes soient poursuivis devant la justice pénale et s’efforce de secourir les femmes avant leur arrivée dans le pays. Au milieu des années 1930, une autre Alsacienne, Heléne R. de Aslán, en prend la tête. Sa fermeté et sa défense courageuse d’une des femmes maltraitées, Raquel Liberman, ainsi que la bravoure d’un juge déterminé à s’opposer au trafic, contribuent à mettre fin à cette situation tragique[17]. Mais l’installation des Juifs à Buenos Aires produit d’autres effets. La formation d’une culture d’immigrants dans les quartiers de la ville favorise l’utilisation de termes yiddish dans la langue vernaculaire issue de la fusion de différentes cultures et donne par exemple naissance à des chansons de tango en yiddish qui rapidement deviennent célèbres en Europe[18].

Les Juifs argentins investissent Buenos Aires, à l’européenne

La plus grande synagogue de Buenos Aires, Libertad, qui signifie « Liberté », a été construite en 1897, et reconstruite en 1932 pour accueillir une communauté en expansion. La synagogue présente un mélange de styles français, allemand et art déco, avec un effort accordé à l’acoustique et, à ses vingt vitraux à la symbolique juive.

Vue, depuis la section des femmes, du Templo de Libertad @ Jacqueline Laznow

Sa décoration fait une place de choix aux arcs, aux symboles juifs et aux motifs orientaux comme son dôme doré et un Hamsa[19]à l’entrée du hall et au sommet de l’arc de la Torah. Au-dessus de l’arc de la Torah se trouve un orgue de type Walker, construit en 1931, l’un des trois seuls restants au monde, après la destruction de nombreux instruments de ce type dans les synagogues allemandes. Du marbre de Paris, associé à des pierres, imitant les pierres de Jérusalem, recouvre tous les murs. L’inspiration est probablement venue du Teatro Colón voisin, entièrement construit avec du marbre importé de France. À l’époque, l’aristocratie argentine avait fait des immigrants français et italiens les architectes et les ingénieurs de sa capitale en plein essor, leur faisant construire des parcs, de larges boulevards et de belles rues qui se sont transformées en passages bruyants remplis de cafés pittoresques de style parisien. Inauguré en 1967, le musée juif de Buenos Aires, le premier du genre en Amérique latine, loge dans le bâtiment attenant à la synagogue Libertad. Le musée possède une grande collection de Judaïca et raconte l’histoire de la communauté en mettant l’accent sur la période d’immigration et les traditions juives. La collection permanente encourage un dialogue ouvert entre le passé d’immigration de la communauté juive et son présent argentin.

Tout au long du XXe siècle, la vie culturelle et religieuse juive s’est épanouie à Buenos Aires, atteignant son apogée dans les années 1960. Des synagogues, des bibliothèques, des théâtres yiddish et un hôpital fonctionnent alors dans les quartiers juifs, souvent parrainés par des comités de femmes. De nombreuses jeunes femmes obtiennent leur diplôme de professeurs dans des séminaires juifs et remplissent des fonctions d’enseignement dans un nombre croissant d’écoles yiddish et hébraïques. Ce développement moderne des comités de femmes est notamment dû au fait qu’au milieu du XXe siècle, la majeure partie de la communauté valorisait son lien fort avec le mouvement sioniste, dans lequel s’activait un nombre important d’organisations féminines. Tandis que leurs mères, tantes et grands-mères rejoignent en masse la fédération argentine de la Women’s International Zionist Organization (WIZO), basée à Londres, pour en faire la plus grande organisation sioniste du pays et la deuxième plus grande fédération de femmes sionistes du monde[20], les plus jeunes participent, eux, aux mouvements de jeunesse sionistes. À une époque où l’aide de la diaspora est absolument nécessaire pour absorber l’arrivée des nouveaux immigrants, les femmes juives argentines mettent leur compétence de gestion de l’économie domestique au service de la collecte de fonds pour le Yishouv, puis pour le jeune État d’Israël.

Au fil des ans, la préservation de la tradition comme moyen de conservation de l’identité juive devient partie intégrante du discours des communautés. Face à cet enjeu, et bien que les descendants des immigrants aient adopté les habitudes alimentaires locales, les plats traditionnels que les femmes juives argentines continuent de préparer constituent un support indispensable de la mémoire collective et de la transmission culturelle. Dans les vieux quartiers juifs, mais pas seulement, les restaurants juifs servent ainsi des plats de style russe et d’Europe de l’Est et mettent en valeur la figure de la grand-mère juive jusque dans leur menu. Mais à côté des plats traditionnels, il est évidemment possible de déguster des grillades casher ressemblant à l’asado argentin traditionnel. La nourriture juive fait désormais partie d’une culture culinaire argentine hybride, aux côtés de la cuisine italienne, espagnole et française. 

Préserver les traditions et la mémoire, vivre en Argentine

Après avoir cessé durant la Première Guerre mondiale, l’afflux d’immigrants a repris massivement pendant les années 20 et 30, jusqu’à ce que le président Juan Domingo Perón restreigne l’immigration juive en Argentine. La dernière vague aura néanmoins lieu avec l’arrivée des survivants de la Shoah et fera de l’Argentine le foyer de l’une des plus grandes communautés de survivants de la Shoah au monde. Pourtant, les négociations relatives à la création d’un musée de l’Holocauste ne commenceront que relativement tard, au milieu des années 1990, lorsque la Fondation pour la mémoire de la Shoah en Argentine commence à recueillir des récits, des témoignages, des documents et des effets personnels des survivants et de leurs familles. Le tragique attentat de l’AMIA de 1994 aura pour effet de faire avancer le projet et le musée a finalement ouvert ses portes en 2000 avec une exposition consacrée à Anne Frank et une autre à la capture d’Adolf Eichmann en Argentine[21].

Centro Ana Frank Buenos Aires, Argentine @ Wikimedia commons.

L’importance accordée à la préservation de la mémoire et à la transmission des valeurs juives aux nouvelles générations se retrouve également dans l’activité du Centro Ana Frank, ouvert à Buenos Aires en 2009. Le musée est installé dans un bâtiment ayant servi à abriter les personnes persécutées par la dictature militaire. L’exposition recrée la pièce où Anne Frank s’est cachée et a écrit son journal pendant la guerre et informe les visiteurs sur sa vie quotidienne, à l’aide de documents historiques et de photographies originales. L’objectif est de proposer une réflexion sur le racisme, la discrimination et l’oppression tout en soulignant les valeurs de liberté et les droits de l’homme si importants pour l’Argentine d’aujourd’hui. Ainsi, le musée relie l’histoire européenne au discours argentin actuel.

Monument à la mémoire des victimes de l’attentat terroriste de 1994 contre l’AMIA, situé sur la place Lavalle, en face de la Cour suprême de justice. Œuvre de la sculptrice juive-argentine Mirta Kupfermick. Le Monument a été vandalisé et détruit en janvier 2022. @ Wikimedia commons

Des monuments dressés dans des lieux publics relient également l’Europe et l’Argentine. L’un d’eux est la statue d’Anne Frank qui trône sur la place de la Reine de Hollande à Puerto Madero, près du Pont de la femme de Calantraba et non loin de l’ancien Hôtel des immigrants. La statue d’Anne Frank est une réplique de celle qui se trouve en face de sa maison à Amsterdam. On la doit à la même sculptrice, Jet Schepp. La statue rend compte de l’innocence d’une jeune fille qui n’a pas perdu espoir et qui a tenu bon tout en résistant aux oppresseurs. Il s’agit d’un appel contemporain à la transmission de la mémoire historique et culturelle non seulement à travers les traditions culinaires, mais aussi par l’activisme social. Un autre héritage de l’activisme des femmes dans la sphère publique est lié à la dernière dictature : des mères défilaient chaque semaine pour demander la libération de leurs proches. Ce groupe de femmes, connu sous le nom de « Madres de la Plaza de Mayo », comprenait de nombreuses mères juives. Comme elles, un autre groupe, Memoria Activa, composé de parents et d’amis des victimes de l’AMIA, défile chaque lundi matin devant les tribunaux de la Plaza Lavalle et souffle le shofar en demandant que justice soit faite[22]. La plupart des manifestantes qui viennent chaque semaine sont des femmes.

Monument national à la mémoire des victimes de la Shoah, Plaza de la Shoá, Buenos Aires @ Wikimedia commons

En 2015, un monument à la mémoire des victimes de l’Holocauste, réalisé par Gustavo Nielsen et Sebastiàn Marsiglia, a été inauguré sur l’ancienne Plaza de la Shoá[23]Il est intéressant de noter que le monument à la mémoire de l’Holocauste fait écho aux enjeux mémoriels liés aux épisodes de violence en Argentine, à l’attentat de l’ambassade d’Israël et à celui de l’AMIA. Le monument, qui mesure 40 mètres de long, est composé de cubes de béton de différentes dimensions, chacun marqué d’une empreinte représentant des objets quotidiens appartenant à des victimes de la violence. Sur les 114 blocs, 29 sont à la mémoire des victimes de l’attaque de l’ambassade d’Israël et 85 en l’honneur des victimes de l’AMIA. Quant au Paso de los Justos, également situé sur la Plaza de la Shoá, il donne à lire vingt-six noms de héros, parmi lesquels les Allemands Émilie et Oskar Schindler, qui ont risqué leur vie pour sauver des Juifs durant la Shoah. À travers ce monument hybride, on peut lire le lien entre histoire européenne et présence juive en argentine, et la manière dont la communauté les a articulées tout au long de son histoire. Le combat pour la mémoire, la justice, l’égalité et la défense des droits de l’homme fait partie d’un ensemble culturel qui unit les continents comme elle soude les deux côtés de cette « identité trait d’union », argentine et juive.


Jacqueline Laznow

Jacqueline Laznow est titulaire d’un doctorat intitulé « Folklore, tradition et mémoire parmi les femmes de la communauté juive d’Argentine ». Elle est bibliothécaire et chargée de recherche au Centre de recherche sur le folklore de l’Université hébraïque de Jérusalem. Ses publications et ses intérêts portent sur le rôle de la tradition, de la mémoire, de l’identité et des questions de genre dans les communautés juives au cours du 20e siècle.

Notes

1 Voir par exemple : Deutsch, Sandra McGee, Crossing Borders, Claiming a Nation: A History of Argentine Jewish Women, 1880—1955, Duke University Press, 2010.
2 Voir par exemple : Deutsch, Sandra McGee, Crossing Borders, Claiming a Nation: A History of Argentine Jewish Women, 1880—1955, Duke University Press, 2010.
3 Feierstein, Ricardo, Historia de los judíos argentinos, 2006, pp. 15-40.
4 Pour une discussion approfondie sur les Juifs sépharades en Argentine, voir par exemple : Brodsky, Adriana, Sephardi, Jewish, Argentine: Community and National Identity, 1880–1960. Bloomington, IN: Indiana University Press, 2016.
5 Voir par exemple :  Hébert, John Raymond, The Tragic Week of January, 1919, in Buenos Aires: Background, Events, Aftermath, Washington, D.C.: Georgetown University (1972).
6 Feijoó, María del Carmen, Marcela, Nari, and Luis Fierro, « Women in argentina during the 1960s » Latin American Perspectives 23, no. 1,1996, pp. 7-26.
7 Carlson, Marifran, ¡Feminismo! The Women’s Movement in Argentina, 2005, p.49.
8 Voir par exemple : Escliar, Myriam, Mujeres en la literatura y la vida judeoargentina, 1996 ; Valobra, Adriana María, « Feminismo, sufragismo y mujeres en los partidos políticos en la Argentina de la primera mitad del siglo XX », Amnis. Revue d’études des sociétés et cultures contemporaines Europe/Amérique, 8, 2008.
9 « Las Primeras Agrupaciones de Mujeres Judías en la Argentina », O.S.F.A. No. 306 (1972), p. 37.
10 Voir : Haim Avni, Argentina and the Jews: A History of Jewish Immigration, 1991.
11 Gerchunoff, Alberto, Los gauchos judíos, 1910. Le livre a été traduit en plusieurs langues, notamment en yiddish et en hébreu.
12 Les femmes juives ne pouvaient ni voter ni être élues, mais pour les hommes juifs seule l’élection à la présidence de la République était interdite, car réservée à un catholique.
13 Les Gauchos étaient des cavaliers nomades et des éleveurs de bétail de la région de la Pampa en Argentine au début des années 1800. La plupart des Gauchos avaient un mélange d’ancêtres européens et indiens. Ils partageaient de nombreux traits avec les cow-boys américains de la même époque et sont romancés de la même manière. La figure du gaucho est un symbole folklorique de l’Argentine. Les Gauchos sont très admirés et renommés dans les légendes, le folklore et la littérature argentine et représentent une figure importante de la tradition culturelle locale.
14 L’aspiration à s’approprier les modes de vie aristocratique est dépeinte dans l’autobiographie de Philippe Enquin : Mots croisés : trois générations de Juifs argentins, 2013.
15 Feierstein, Ricardo. Historia de los judíos argentinos. Editorial Galerna, 2006, p. 125
16 Voir : Londres, Albert. Le chemin de Buenos Aires. Les Éditions de Londres, 2012
17 Voir : Guy, Donna, Sex and Danger in Buenos Aires, University of Nebraska Press, 1991.
18 Czackis, Lloica, « Yiddish Tango : a Musical Genre? », European Judaism : A Journal for the New Europe, 42, no. 2, 2009.
19 Dans la tradition juive sépharade, le Hamsa, qui signifie cinq, symbolise la protection divine.
20 Laznow, Jacqueline, « “La Jalutzah Del Galuth” : Fundraising and Women’s Folk Creativity among OSFA-WIZO Members in Argentina. » Nashim : A Journal of Jewish Women’s Studies & Gender, no. 35, 2019, pp. 7—39.
21 Zaretsky, Natasha, « Child Survivors of the Shoa: Testimony, Citizenship, and Survival in Jewish Buenos Aires. » In:  Brodsky, Adriana and Rein, Raanan (eds.) The New Jewish Argentina, 2013, pp. 315–339.
22 Zaretsky, Natasha, Acts of Repair : Justice, Truth, and the Politics of Memory in Argentina, 2020.
23 En 2012, l’artiste français Christian Boltanski a exposé simultanément des œuvres dans quatre sites historiques différents de Buenos Aires. Les œuvres d’art portaient sur l’immigration et le lien entre l’identité et la mémoire collective. Son travail a été inspiré par des histoires personnelles individuelles ainsi que par la sienne, et pourrait avoir inspiré la conception du site commémoratif. Les œuvres sont représentées dans : Boltanski : Buenos Aires, édité par Diana B. Werchsler et Jewan Hubert martin, Universidad Nacional de Tres de Febrero, Buenos Aires, 2015.

Écrire à l’auteur

    Soutenez-nous !

    Le site fonctionne grâce à vos dons, vous pouvez nous aider
    Faire un don

    Avec le soutien de :


    Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

    Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.