Ulysse a aujourd’hui cent ans. Le roman de James Joyce est paru dans son intégralité le 2 février 1922. Leopold Bloom en est l’un des deux personnages principaux du livre. Les férus du roman culte de Joyce n’ont jamais cessé de gloser sur l’identité et la personnalité de ce fils d’un émigré hongrois, converti au catholicisme et baptisé trois fois. Juif ou pas juif, Léopold Bloom ? Ou quel type de Juif, plutôt ? Mitchell Abidor enquête sur la biographie et les croyances d’un des héros d’Ulysse.
Le 2 février de cette année 2022, Ulysse de James Joyce fête son centième anniversaire. Peu de centenaires sont restés aussi en avance sur leur temps que ce roman qui reste, incontestablement, le plus difficile de la langue anglaise (n’étant pas seulement difficile mais illisible, Finnegans Wake peut être écarté). Le nombre d’admirateurs d’Ulysse dépasse sans aucun doute, et de loin, le nombre de ceux qui l’ont réellement lu. Chaque année, on célèbre le Bloomsday, à la date du jour où se déroule le roman, le 16 juin 1904, qui est aussi la date à laquelle Joyce a rencontré sa femme, Nora Barnacle. À Dublin, pour cette occasion, les gens s’habillent en costumes d’époque et à New York, les adeptes du roman assistent à des lectures du célèbre soliloque de Molly Bloom qui clôt le livre. Dites : « oui j’ai dit oui je veux bien Oui » [1]et votre statut de joycien émérite est garanti.
Il y a une chose que savent même ceux qui n’ont jamais ouvert le livre : Leopold Bloom — l’un des deux personnages principaux, vendeur d’annonce publicitaire et mari cocufié de Molly — est juif. Le fait qu’il s’agisse-là d’un motif central de l’œuvre est confirmé par ce simple relevé statistique : dans les 785 pages de ma vieille édition vintage en anglais d’Ulysse, le mot « juif » ou ses dérivés apparaît 70 fois, le mot « hébreu » six fois, le mot « youtre »[2]trois fois et le mot « israélite » une fois[3].
Pendant la rédaction d’Ulysse, Joyce a pris soin de rassembler des informations sur les Juifs et le judaïsme. Parmi ses principales sources en matière de questions juives figurait Ettore Schmitz, ce juif triestin devenu célèbre sous le nom d’Italo Svevo, l’auteur de La conscience de Zeno. Selon la biographie définitive de Joyce écrite par Richard Ellman, Schmitz, qui a suivi des cours d’anglais avec notre Irlandais lorsque celui-ci vivait à Trieste, a été un modèle majeur pour la construction du personnage de Bloom. Cette hypothèse d’Ellman se fonde sur le fait que Schmitz et Bloom portaient tous deux une moustache et que tous deux avaient une femme et une fille — ce qui constitue un fil conducteur assez mince pour permettre une identification formelle. Ellman omet cependant une autre ressemblance plus significative : Leopold Bloom et Schmitz se sont tous deux convertis au catholicisme pour épouser leur femme.
Il reste néanmoins un sérieux problème à soulever : définir Bloom comme un Juif ne va pas de soi. Un érudit aussi minutieux que Richard Ellman a pu croire que Bloom était bel et bien juif mais Ulysse regorge d’indices, voire de preuves, qu’il ne l’était pas.
Qu’il soit un homme avec une histoire familiale et ethnique complexe ne fait certes aucun doute. Bloom, peut bien être un nom à l’assonance juive, il n’était pas le patronyme original de ses ancêtres. Son père était un immigré Hongrois, Rudolph Virag, qui, lorsqu’il s’est installé en Irlande, a traduit son nom de famille en anglais. Si « Virag » signifie littéralement « fleur », il peut aussi se traduire plus poétiquement en anglais par « blossom » ou « bloom ». Léopold le sait, puisque le pseudonyme qu’il utilise dans une correspondance secrète avec une femme qui n’est pas son épouse est Henry Flowers. Mais « Virag » n’est pas non plus, selon toute probabilité, le nom d’origine de sa famille. Après la révolution de 1848, il n’était pas rare que les juifs hongrois patriotes dégermanisent leurs noms. Il est donc tout à fait possible que celui-ci ait été à l’origine « Blum », traduit en hongrois par « Virag » et finalement devenu Bloom en anglais.
Rudolph Virag est devenu protestant en 1865, un fait clairement énoncé dans Ulysse : Rudolph Bloom « avait été converti de la foi et de la communion israélite en 1865 par la Société pour la promotion du christianisme parmi les juifs ». Sa conversion devait lui permettre d’épouser Ellen Higgins, la future mère de Léopold. Il est intéressant de noter que Joyce a choisi de marier et convertir Rudolph au protestantisme dans une Irlande largement catholique. Le père de son personnage a laissé derrière lui sa religion minoritaire pour rejoindre une autre minorité. Rudolph est donc resté un marginal qui, en gardant le nom de Bloom, n’a pas fait grand-chose pour cacher son caractère non-irlandais ; ce qui était clairement le but de Joyce.
La famille de la mère de Leopold a une histoire similaire. Ellen Higgins était la fille d’une Irlandaise protestante de souche et d’un immigrant hongrois qui pourrait avoir été juif (ce n’est jamais précisé). Son nom a été changé, passant de « Karoly » à « Higgins », patronyme qui occulte complètement ses origines étrangères.
Lorsque Léopold est né en 1866, il ne fut pas circoncis. Halakhiquement parlant, Leopold n’était en aucun cas juif. Le livre relate de manière plus définitive que Léopold a été baptisé trois fois, ce qui fait de sa judéité davantage un élément appartenant au passé de sa famille qu’une réalité de sa propre vie. « Bloom et Stephen avaient-ils été baptisés, où et par qui, clerc ou séculier ? Bloom (trois fois) par le révérend M. Gilmer Johnston M. A., seul desservant de l’église protestante de Saint-Nicolas Hors-les-murs, Coombe, par James O’Connor, Philip Gilligan et James Fitzpatrick, par tous trois ensemble, sous une pompe du village de Swords, et par le révérend Charles Malone C. C., dans l’église des Trois Patrons, à Rathgar. Stephen (une fois) par le révérend Charles Malone C. C., seul desservant, dans l’église des Trois Patrons… »
Sa prise de distance avec le judaïsme s’accentue au fur et à mesure qu’il avance en âge. Leopold était agnostique, membre de la franc-maçonnerie, et c’est lorsqu’il épousa Marion Tweedy, plus connue sous le nom de Molly, le 8 octobre 1888, qu’il se convertit au catholicisme, tout comme Ettore Schmitz/Italo Svevo. Mais ce dernier, contrairement à Bloom, a été élevé en tant que juif. Bloom est, lui, décrit comme un « recreant », c’est-à-dire un apostat. Ce qui n’est pas strictement exact, puisque c’est son père qui a apostasié.
On trouve parfois des articles spéculant sur le fait que Molly Bloom était juive. Molly était originaire de Gibraltar, fille d’un officier de l’armée (bien qu’un doute soit émis dans le roman quant à son véritable rang) et d’une Espagnole, Lunita Laredo. Ce dernier nom a conduit certains lecteurs à supposer que Molly était d’origine sépharade, mais cette affirmation est sans fondement. Laredo est assurément un nom espagnol, mais étant donné que Gibraltar est situé au large de l’Espagne, il n’est guère surprenant qu’elle porte un tel nom. Molly mentionne bien quelquefois des juifs de Gibraltar et leur cimetière, mais c’est à peu près tout ce qui la lie au judaïsme.
Leopold Bloom n’a jamais prétendu être juif — sauf quand il lui arrive de le faire… Alors qu’il marche dans les rues de Dublin avec Stephen Dedalus, la doublure de Joyce, cette réflexion sur la question de sa religion traverse son esprit : « Qu’étaient, réduites réciproquement à leur plus simple expression, les idées de Bloom sur les idées de Stephen sur Bloom et les idées de Bloom sur les idées de Stephen sur les idées de Bloom sur Stephen ? Il pensait qu’il pensait qu’il était juif tandis qu’il savait qu’il savait qu’il savait qu’il ne l’était pas ». Mais ailleurs dans le roman, en entendant une chanson antisémite, Bloom tire une fierté paradoxale du fait qu’il s’agit d’un juif à propos duquel la chanson est chantée : « Comment le fils de Rudolph accueillit-il cette première partie [de la chanson] ? Sans complication de sentiments. Juif et souriant il entendit avec plaisir, l’œil sur les carreaux intacts de sa cuisine. »
Bien que n’étant pas juif, Leopold a grandi sur Clanbrassil Street à Dublin, au cœur de la petite communauté juive immigrée de Dolphin’s Barn. C’est dans ce même quartier juif, où la plupart de leurs amis et voisins étaient juifs, que se situait le premier appartement dans lequel Molly et lui se sont installés.
Parmi les Juifs nommés dans Ulysse figurent Owen Goldberg, camarade de classe de Bloom, et les anciens voisins de Léopold et Molly, Israel Citron, Ethan Mastiansky et Nisan Moisel. Ces derniers, ainsi que d’autres anciens voisins juifs de Bloom, croiseront le chemin de Bloom dans l’épisode d’Ulysse consacré à « Nighttown », le quartier des prostitués de Dublin dans lequel la maison close dirigée par Bella Cohen occupe une place importante. « Couvertes de sac et de cendre sous leurs sombres châles, les silhouettes des circoncis restent debout devant le Mur des Lamentations. M. Shulomowtiz, Joseph Goldwater, Moïse Herzog, Harris Rosenberg, M. Moisel, J. Citron, Minnie Watchman, O. Mastiansky, le Révérend Léopold Abramovitz, Chazen ».
Bloom exprime sa fierté à l’égard des Juifs à plusieurs reprises au cours du roman et, dans une remarque particulièrement perspicace, il explique à Stephen l’impact que l’expulsion des Juifs a eu sur les pays à travers l’histoire : « – On accuse les Juifs, glissa-t-il en aparté dans l’oreille de Stephen, de ruiner un pays. Pas l’ombre de vérité là-dedans, je puis l’affirmer sans crainte. L’Histoire, — seriez-vous surpris de l’apprendre ? — prouve jusqu’à la gauche que l’Espagne périclita quand l’Inquisition pourchassa les Juifs et que l’Angleterre prospéra quand Cromwell, un scélérat des plus capables, qui par ailleurs a commis de lourdes fautes, les fit venir . Pourquoi ? Parce qu’ils ont le sens pratique et l’ont démontré. »
Élevé loin de la foi ancestrale, il est clair tout au long d’Ulysse que Léopold eu toutefois un contact bien plus que simplement passager avec la religion juive et ses grandes figures. Lors d’une discussion avec Stephen Dedalus, on lui demande de nommer des juifs éminents et il cite « Trois chercheurs de vérité pure, Moïse, d’Égypte, Moïse Maimonide, auteur de More Nebukim (Le Guide des Indécis) et Moïse Mendelssohn, si éminents que depuis Moïse (d’Égypte) jusqu’à Moïse (Mendelssohn) ne surgit personne de comparable à Moïse (Maimonide). »
Bloom va même plus loin en affirmant qu’Aristote a étudié sous la direction d’un rabbin, bien qu’il soit corrigé par Stephen, avant de poursuivre son catalogue de grands Juifs : « Félix Bartholdy Mendelssohn (compositeur), Baruch Spinoza (philosophe), Mendoza (pugiliste), Ferdinand Lassalle (réformateur et duelliste) ».
Peu de personnages, dans Ulysse, sont aussi bien disposés que Stephen Dedalus à écouter Bloom s’étendre sur la grandeur des Juifs. Ses compagnons irlandais, à l’inverse, explosent lorsque Bloom s’étend sur les grands Juifs, y compris sur celui qui est le plus cher au cœur de l’Irlandais moyen :« … Rédempteur était un juif et son père était un juif. Votre dieu.— Il n’avait pas de père, dit Martin. Ça suffit maintenant, En route.— Le dieu de qui ? que dit le citoyen.— Soit, son oncle était un juif, qu’il recommence. Votre dieu était un juif. Le Christ était un juif comme moi.Gachte, voilà le citoyen qui fait un plongeon dans la boutique.— Sacrédié, qu’il dit, je lui casserai la gueule à ce foutu juif pour profaner le saint nom. Sacrédié, je lui ferai pisser le sang, il verra ça. Passez-moi c’te boîte à biscuit. »
Malgré son manque d’éducation juive, Leopold est aussi capable de répondre à Stephen qui cite une phrase en gaélique contenant une phrase en hébreu, tout en faisant un clin d’œil au goût juif pour la numérologie :« Kifeloch, harimon rakatejch m’baad l’zamatejch (ta tempe parmi ta chevelure est comme une tranche de grenade) Comment une comparaison glyphique des signes acoustiques des deux langues fut-elle faite en guise de démonstration tangible de la comparaison orale ?Sur la pénultième page blanche d’un libre de style médiocrement littéraire intitulé Les Douceurs du Péché (exhibé par Bloom et manié de telle sorte que sa couverture prit contact avec la surface de la table) et à l’aide d’un crayon (fourni par Stephen) Stephen écrivit les caractères irlandais correspondant à g, e, d, m, simples et modifiés, et Bloom à son tour écrivit des caractères hébraïques : ghimel, aleph, daleth et (faute de mem) un goph de remplacement, expliquant leur valeur arithmétique comme nombres ordinaux, et cardinaux à savoir 3, 1, 4 et 100. »
Bloom, malgré son éloignement du judaïsme, regrettait son manque d’enracinement. Son apostat de père s’est suicidé, et après sa mort, Leopold a conservé certains des biens de celui-ci, parmi lesquels se trouvait, apprend-on, « Un ancien livre Hagadah dans lequel une paire de lunettes à verres convexes et à monture de corne marquait le passage des actions de grâce dans les prières rituelles pour Pessach (la Pâque). » Il nous est même dit que Bloom a éprouvé des remords :
« Parce qu’avec l’intolérance de la jeunesse il avait traité sans respect certaines croyances et certaines pratiques.
Telles que ?
L’interdiction d’user de viande et de lait au même repas, le symposion hebdomadaire de ses excompatriotes et excoreligionnaires, abstraits sans coordination, concrets et mercantiles avec une ardeur quasi mystique ; la circoncision des enfants mâles ; le caractère surnaturel des Livres Judaïques ; l’ineffabilité du tétragrammaton ; la sainteté du Sabbat. »
Bloom n’était donc pas un juif comme de nombreux lecteurs et non-lecteurs d’Ulysse pensent qu’il l’était. Si Isaac Deutscher définissait des hommes tels que Léon Trotsky comme des « Juifs non-juifs », une expression appropriée pour Léopold pourrait être « Non-Juif juif ». Mais le mieux est peut-être de le comprendre comme le rare cas de quelqu’un qui correspond à la définition proposée par Sartre dans Réflexions sur la question juive : le « Juif » est une créature de l’antisémitisme. Car il ne fait aucun doute que, malgré ses multiples baptêmes et sa conversion à la foi catholique, Bloom était considéré comme un Juif par tout son entourage et que les commentaires exprimés dans Ulysse à propos de Bloom en particulier et des Juifs en général sont presque systématiquement antisémites. C’est presque toujours par ce biais que les personnages du roman expriment leur dégoût envers Bloom. Et Bloom le converti répond à cette haine en se sentant juif.
L’Irlande n’est pas un pays connu pour sa haine des Juifs explique M. Deasy, le directeur de l’école où enseigne Stephen Dedalus. Cela, après avoir affirmé que l’« Angleterre est aux mains des Juifs » et que « partout où ils se donnent rendez-vous, ils pompent la vitalité de la nation », ajoutant plus tard que « [les Juifs] ont péché contre la lumière (…) Et vous pouvez voir les ténèbres dans leurs yeux. Et c’est pourquoi ils sont encore errants sur la terre. » Il poursuit en rejetant la notion d’antisémitisme en Irlande :
« — Je voulais vous dire simplement ceci. On dit que l’Irlande est le seul pays qui puisse s’enorgueillir de n’avoir jamais persécuté les Juifs. Saviez-vous cela ? Non. Et savez-vous pourquoi ?
Il fronçait dans la lumière riante un austère sourcil.
— Pourquoi monsieur ? demanda Stephen qui essayait un sourire.
— Parce que, dit M. Deasy pompeusement, elle ne les a jamais laissés entrer. »
La déclaration finale de M. Deasy n’est pas sans fondement : la population juive de Dublin, ville de près de 250 000 habitants en 1904, ne comptait que 2 200 personnes — soit plus de la moitié de la population juive de l’ensemble du pays (3 771 personnes). La manière dont Deasy absout les Irlandais de tout sentiment de haine envers les Juifs n’est que partiellement vraie. En effet, bien qu’elle ne soit pas mentionnée dans Ulysse, 1904 fut une année noire pour la petite communauté juive d’Irlande. En janvier de cette année-là, un prêtre rédemptoriste de Limerick, une ville dont la population juive compte 120 personnes, lança un boycott des marchands juifs de la ville, les accusant de meurtre rituel. Le boycott poussa quatre-vingts des Juifs de la ville à abandonner leurs maisons. Bien que cet événement soit parfois connu sous le nom de « pogrom de Limerick », il n’y eut pas de massacre. Mais l’événement pouvait néanmoins révéler les dessous sordides du catholicisme irlandais et de la population. Pour étayer cette idée, Ulysse est truffé de remarques et de sous-entendus antisémites.
Buck Mulligan, l’ami étudiant en médecine de Stephen Dedalus qui apparaît avec lui dans les premières scènes du livre, qualifie Bloom de « youtre », et même Stephen emploie l’épithète dans une discussion sur Shakespeare et Shylock : « C’est de sa poche, de sa profonde [que Shakespeare] a tiré Shylock (…) Shylock fait chorus avec la persécution de juifs qui suivit la pendaison et l’écartèlement de Lopez, l’apothicaire de la reine, son cœur de juif arraché pendant que le youtre vivait encore. »
Mais c’est loin d’être tout. Le côté pédant de Bloom est souvent moqué, et il est généralement lié au fait qu’il est juif : « Pour lors ils se mettent à parler de la peine capitale et ça va sans dire que Bloom sort tous ses pourquoi et parce que et toute la congrologie sur le sujet et le vieux chien qui le flairait tout le temps, je m’suis laissé dire que ces Israëls ils ont une drôle d’odeur de leur naturel que les chiens ils vous reniflent ça de première, à propos de je ne sais plus quoi action préventive et ainsi de suite hecétéra. » Et il y a cette description de Bloom donnée par un personnage irlandais : « C’est un Juif renégat, que dit Martin, qui vient de Hongrie »
Malgré la haine ambiante des Juifs, Stephen et Bloom soulignent les similitudes entre les Juifs et les Irlandais, entre l’hébreu et le gaélique irlandais. Ou, comme le livre pose la question : « Quels points de contact existaient entre ces deux langues et les peuples qui les parlaient ? » La réponse donnée est très complète et montre clairement l’attirance de Joyce pour les Juifs ainsi que l’étrangeté que constitue la haine ambiante des Juifs aux yeux de Stephen Dedalus. Les similitudes entre le Juif et l’Irlandais sont nombreuses et expliquées avec des détails qui donnent le vertige :
« La présence de sons gutturaux, d’aspirations diacritiques, de lettres épenthétiques et serviles dans les deux langues; leur antiquité, puisque toutes deux étaient enseignées 242 ans après le déluge dans le séminaire de la plaine de Shinar fondé par Fenius Farsaigh, descendant de Noé, qui engendra Israël, et ancêtre d’Heber et d’Heremon qui peuplèrent l’Irlande; leurs littératures archéologiques, généalogiques, hagiographiques, exégétiques, homilétiques, toponymiques, historiques et religieuses, englobant les travaux des rabbins et des culdees, la Torah, le Talmud (Mischna et Ghemara), la Massore, le Pentateuque, le Livre de la Vache Brune, le Livre de Ballymote, la Guirlande de Howth, le Livre de Kells; leur dispersion, persécution, survivance et renaissance; la ségrégation de leurs rites synagogiques et ecclésiastiques dans le ghetto (Abbaye de Ste Marie) et dans la Maison-Dieu (Adam and Eve’s Tavern); la proscription de leur costume national par les lois pénales et les décrets sur l’habillement juif; la restauration du royaume de David au pays de Chanaan et la possibilité d’une autonomie politique de l’Irlande ou dévolution. »
Le soutien de Bloom au nationalisme irlandais, du moins sous sa forme dite « Home Rule » [autonomiste], est mentionné à plusieurs reprises dans Ulysse. Joyce va même plus loin en accordant au Bloom fictif un rôle dans le développement de la politique du mouvement nationaliste irlandais grâce à ses contacts avec le fondateur du Sinn Fein, Arthur Griffith. Lors d’une discussion au sein d’un groupe d’Irlandais, l’un d’eux raconte : « Ce qu’y a de sûr c’est que quand je me suis ramené chacun y allait de son son de cloche, John Wyse qui disait que c’était Bloom qui avait donné à Griffith l’idée de mettre dans son journal toutes sortes de bourrages de crâne, les jurys truqués et la tricherie avec les impôts et de nommer des consuls partout qui s’en iraient placer les produits manufacturés d’Irlande. »
Le nationalisme de la part juive de l’identité de Bloom trouve également un certain appui dans Ulysse, bien que ses connaissances présentent quelques lacunes :
« Quel fragment d’antienne chanta Bloom en anticipation de cette réalisation complexe autant qu’ethniquement irréductible ?
Kolod balejwaw pnimah
Nefesch, jehudi, homijah.
Pourquoi le chant fut-il interrompu à la fin du premier distique ?
En raison d’une mnémotechnie défectueuse.
Comment le chanteur obvia-t-il à ce manquement ?
Par une version périphrastique de l’ensemble du texte. »
La tentation de qualifier Leopold Bloom de juif existera toujours, mais ce juif mérite tous ces qualificatifs : protestant, libre-penseur, catholique nationaliste irlandais et sioniste. Considéré de manière injustifiée comme un Juif, il a accepté cette assignation et a vécu à la fois avec et en dehors de celle-ci. Ce n’est qu’en reconnaissant les façons dont ses identités ont interagi entre elles et enrichi son personnage qu’on peut le comprendre, lui ainsi que le chef-d’œuvre de Joyce.
Mitchell Abidor
Mitchell Abidor est un écrivain, traducteur et historien né à Brooklyn. Il a publié plus d’une douzaine de livres et ses articles sont parus dans le New York Times, Foreign Affairs, The New York Review of Books et de nombreuses autres publications.
Notes
1 | [NdT] Il s’agit-là des tout derniers mots du long monologue de Molly, comme du roman. Toutes les citations en français sont tirées de la traduction d’Auguste Morel publiée en 1929 et revue par Valery Larbaud, Stuart Gilbert et James Joyce. |
2 | [NdT] « Youtre » traduit le mot « Sheeny ». |
3 | [NdT] Dans la traduction française, on trouve tous ces mots et aussi « youpin ». |