D’abord, il avait entendu un boum. Comme un coup sourd, et le guidon s’était enfoncé dans ses côtes. Il avait bien eu conscience d’avoir heurté quelqu’un, un passant de sexe masculin au teint clair, un peu bouclé. Mais il ne lui était pas venu à l’idée que le quidam qu’il venait de percuter était un critique littéraire. Il lui était déjà arrivé de renverser toutes sortes de gens avec son vélo électrique sur les trottoirs de Tel-Aviv, mais il ne lui était jamais arrivé de tamponner un critique littéraire.
Sur un site d’informations en ligne, on pouvait lire dès le lendemain : « Un écrivain a écrasé un critique littéraire qui avait flingué son livre avec son deux-roues électrique. » À la lecture du titre, il ressentit de nouveau la pointe du guidon s’enfoncer dans ses côtes, comme si lui, l’écrivain Ilam Halberthal, était responsable de cette bourde grammaticale : « son deux-roues électrique ».
Lorsque le critique littéraire se releva du trottoir, il pouvait déjà voir en imagination la manière dont il était la risée des badauds, et cette humiliation le fit davantage souffrir que la douleur physique qui se limitait à quelques contusions, un œil gonflé et une dent ébréchée. Ainsi qu’une douleur sourde aux testicules qui s’accrut en soirée.
« Il s’en est tiré, bec et ongles », les réseaux sociaux s’empressèrent-ils de jacasser, et les bonnes-âmes de se déchaîner. Un véritable déluge. Pour faire bonne mesure, on citait la critique qu’avait rédigée la victime sur le dernier ouvrage du fautif, et on y débusquait quelques signes prémonitoires. Le titre du livre d’Halberthal était Soumission (publié quelques jours à peine avant la parution en France de Soumission de Michel Houellebecq et avant l’attentat contre la rédaction de Charlie-Hebdo), et dans sa recension le critique évoquait la soumission d’Halberthal à son propre tempérament. « Il éprouve un authentique mépris ‒ écrivait le critique ‒ à l’égard des écrivains qui étalent leur vie privée, ceux qui transforment le matériau de leur existence en sujet d’écriture. Là, réside le pouvoir de son écriture, tout autant que la source de sa faiblesse. »
Les réseaux sociaux ne manquèrent pas de murmurer que le fautif était ashkénaze, troisième génération après la Shoah, alors que la victime était d’origine marocaine (le grand-père du critique était un proche conseiller du roi, son confident et le rédacteur privé de sa correspondance). Qui plus est, avant d’être heurté, le critique se dirigeait justement vers un restaurant de houmous en compagnie de son conjoint. Après une brève hésitation, le porte-parole de la police publia un communiqué avançant « le soupçon d’un délit motivé par la haine ». L’affaire se compliqua lorsqu’on découvrit que, quelques mois plus tôt, l’écrivain avait posté sur sa page Facebook un message dans lequel il classait les critiques littéraires en catégories et en genres. Ainsi énumérait-il « le critique versatile », « le critique venimeux et pervers », « le critique candide », le « critique flagorneur », « le critique suiviste » et, pire que tout, « le critique-scorpion ». L’allusion, ce faisant, était limpide : sa future victime était de l’espèce scorpion : « En fait, le critique-scorpion apprécie beaucoup ton livre : tous les exemples qu’il cite le prouvent. Malgré ça, sa critique est imprégnée d’une tonalité venimeuse, acide. Il ne peut pas s’en empêcher, c’est sa nature. »
Le lendemain, l’affaire se corsa davantage. Les policiers, après avoir confisqué l’ordinateur portable de l’écrivain, avaient repéré un fichier en cours d’élaboration avec ce titre : « L’écrivain qui a percuté son critique littéraire. » Au cours de son interrogatoire, l’écrivain évoqua le travail d’imagination d’un auteur et son devoir de se servir de métaphores et d’utiliser des hyperboles, tout en produisant pour sa défense la recension de la victime dans laquelle le critique littéraire écrivait – noir sur blanc – que « Halberthal éprouve un authentique mépris à l’égard des écrivains qui étalent leur vie privée, de ceux qui transforment le matériau de leur existence en sujet d’écriture. Là, réside le pouvoir de son écriture, tout autant que la source de sa faiblesse ». Et c’est ainsi qu’il démontra à ses enquêteurs, à grand renfort de prodiges, et avec l’aide de sa victime, que non seulement il ne pouvait pas planifier ou supputer l’accident du critique littéraire, mais que le contraire était vrai : de tout temps, il évitait d’écrire sur sa vie privée. Par principe. Pas plus sur sa vie passée, et certainement pas sur sa vie future.
La douleur aux testicules du critique littéraire ne fit qu’augmenter pendant la nuit et, au matin, ses bourses avaient tellement enflé qu’il alla consulter une urologue. Cette urologue, fraîchement immigrée de France, portait un collier avec un médaillon d’étoile de David reposant à la naissance des seins. Elle indiqua au patient de s’étendre sur la table d’auscultation et de baisser son pantalon et ses sous-vêtements. Ensuite, elle tâta les testicules du critique littéraire en fermant les yeux, plongée dans ses pensées. Elle lui ordonna de se tourner sur le côté, trempa son majeur dans un grand pot de vaseline, puis lui écarta les fesses et commença à tâter. Là, elle découvrit monts et merveilles : tout ce que le critique dissimulait à ses lecteurs, ses secrets les plus enfouis.
« Tout va bien », décréta à la fin l’urologue en retirant son doigt. Mais lorsque le critique littéraire se redressa et remonta son pantalon, à sa grande stupeur, l’urologue aperçut un petit scorpion noir se faufiler entre ses fesses et avancer sur la table dans la direction de la fenêtre grande ouverte. En effet, c’étaient les premiers jours du printemps, période pendant laquelle les parfums de la floraison assaillent les narines, et un besoin irrépressible excite les reins à soulager le désir qui les embrase.
Moshe Sakal.
Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche.
Né à Tel-Aviv, Moshe Sakal a séjourné à Paris dans sa vingtaine. Auteur de six romans en hébreu, dont « Yolanda », traduit en français par Valérie Zenatti aux éditions Stock, et « Hatsorèf » (« l’Orfèvre »), publié aux États-Unis dans une traduction de Jessica Cohen. Son dernier roman, « ‘Had-Kéren » (« La licorne »), est paru en 2020. Moshe Sakal habite aujourd’hui à Berlin. Lauréat du prix Eshkol pour la création, titulaire d’une bourse Fulbright du programme international d’écrivains à l’université d’Iowa, ainsi que d’une bourse du Sénat de Berlin pour la culture et l’Europe pour les auteurs non-germanophones en 2021.