Le séjour linguistique

 

Gare du Nord, Paris, par L. Willms © Wikimedia Creative Commons

 

Un matin froid de février, ils arrivent tous les trois Gare du Nord, le père, la mère et l’enfant qui part en séjour linguistique en Angleterre. Que faire d’autre, en février, si l’on ne skie pas ? Au dîner de la veille, lorsque la question épineuse d’occuper les enfants pendant les vacances a été abordée, il s’est avéré qu’en février, la totalité des parents présents envoyaient leurs enfants au ski ou y allaient avec eux. La mère a ironisé sur leur différence, prenant un ton faussement snob pour affirmer que l’anglais était un atout scolaire d’autant plus efficace qu’il signalait l’appartenance à la bourgeoisie — tout le monde n’exige pas de ses enfants qu’ils regardent des séries exclusivement en version originale, tout le monde ne peut pas leur offrir des séjours linguistiques. Le père s’est arrangé pour glisser au passage que l’enfant était dans le public, ce dont ils sont fiers, même s’ils conviennent aisément que dans leur quartier, c’est tout de même plus facile.

A cent cinquante mètres, ils distinguent une pancarte avec le nom de l’organisme choisi. C’est le point de rendez-vous où se trouvent les deux animateurs qui vont prendre en charge l’enfant pendant cette semaine : trois heures d’anglais quotidiennes à Brighton, une journée de visite de Londres.

La mère est un peu émue de se séparer de son enfant unique. Sa psy n’arrête pas de lui répéter qu’il le faut, les petites fessounes et la crème hydratante dont elle l’a badigeonné tous les matins jusqu’à ses dix ans parce qu’il était couvert d’eczéma, c’est terminé, c’est fini. Il a onze ans, il est en sixième, il faut le laisser grandir.

D’autres enfants arrivent. Ils n’ont pas l’air bourgeois, pas du tout même. Habillés en baggy, sneakers, sweats et blousons, ils sont accompagnés de leur mère, parfois d’un frère ou d’une sœur. Le seul homme de l’assemblée, c’est le père de l’enfant. Plusieurs enfants, c’est manifeste quand on les voit à côté de leur mère blanche, sont issus de couples mixtes. Surtout, ils semblent tous se connaître.

C’est d’ailleurs le point d’accroche de la mère. – Pourquoi, questionne-t-elle l’animatrice, se connaissent-ils tous ?

–  Parce que le voyage est subventionné par la mairie d’Aubervilliers. A part votre fils, ils viennent tous d’Aubervilliers.

– Ah, dit la mère. Bien sûr, pense-t-elle, en cette saison, tout le monde va au ski.

Le père et la mère se regardent. L’enfant est né l’année de la deuxième intifada. Nul besoin de parler, ils savent bien, tous les deux, à quoi ils pensent.

Lui vient de Tunisie, quittée après la guerre des six-jours. Il se souvient de ses copains qui lui avaient dit, pendant ces six longs jours où ils n’eurent aucune information : si ça se dégrade davantage, on ne pourra rien pour toi, mieux vaut que tu partes. Son père, trop vieux pour commencer une vie en France, était resté là-bas. Un jour, il avait disparu, et l’on avait retrouvé des années plus tard ses ossements dans la fosse sceptique. Leur maison avait été volée avec de faux actes de propriété.

Elle, c’est à son père qu’elle pense. Il avait l’âge de son fils quand il s’était retrouvé, à l’issue de la guerre, seul au monde, toute sa famille ayant été déportée et assassinée. La Tunisie, l’Algérie, le Maroc, ce n’est pas son histoire. Ou plutôt ça l’a rattrapée dans un deuxième temps, à l’orée des années 1970, quand ses parents ont décidé de quitter la région parisienne pour s’installer en Provence. Dans sa nouvelle école, seuls les enfants d’origine arabe (elle n’en avait jamais rencontré auparavant) se retrouvaient avec des pancartes accrochées dans le dos à la récréation : Je suis un voleur, Je suis un menteur. Quand elle l’avait su, sa mère avait fait un scandale au directeur. En apparence, la petite ville semblait tranquille et endormie, mais les harkis du bidonville et les arabes immigrés du centre-ville ne s’entendaient pas, le bar l’Oasis, tenu par un ancien de l’OAS, était interdit aux arabes et au Grand Paris, le café le plus chic de la ville, le patron ne les laissait ni entrer ni consommer, jusqu’au jour où, dans les années 1980, un fils d’immigré du centre-ville lui tirerait dessus avec une carabine. Oui, avant son arrivée en Provence, elle ignorait tout de ce monde, ou plutôt elle n’en connaissait que les Smadja, ces voisins de leur résidence de banlieue qui avaient un drôle d’accent, étaient chaleureux et faisaient des gâteaux sucrés qui collaient aux doigts. Avec le couscous et les pois chiches à la cantine, c’était dans cette petite ville qu’elle avait découvert les vieux arabes dignes, toque en astrakan et chemise boutonnée jusqu’au col le dimanche, et les jeunes qui se révoltaient, une révolte dont elle s’était sentie solidaire — souvenirs lointains dans ce matin d’hiver à la gare du Nord.

Ils se concertent quelques secondes, avant de prendre l’enfant à part : – Tu es sûr que tu veux y aller ? Si tu ne veux pas, aucun problème, on rentre tous les trois à la maison. – Mais on a réservé, dit l’enfant qui n’y comprend rien, l’enfant auquel la psy de la mère, toujours la même, avait conseillé que le père offre, quand il avait six ou sept ans, un petit couteau car la mère s’alarmait de sa peur de l’échec, une peur paralysante dont elle craignait qu’elle le rende velléitaire, et aussi étrange que cela puisse paraître, le petit couteau à bout rond avait rempli son office.

Les parents bredouillent une vague justification. – Tu comprends, ces enfants se connaissent tous, ils viennent tous d’Aubervilliers, tu vas être le seul parisien, le seul bourgeois, et l’on voit bien qu’ils reculent devant le mot Juif, qu’ils l’évitent, qu’ils ne veulent pas le prononcer. Sans doute se souviennent-ils que quelques mois auparavant, l’enfant a passé une après-midi aux Eclaireurs Israélites. Encore une idée de la mère, obsédée par cette réponse de Freud à Max Graf qui hésitait à faire circoncire son fils et qu’elle connaît par cœur : « Si vous ne laissez pas votre fils grandir comme un Juif, vous allez le priver de ces sources d’énergie qui ne peuvent être remplacées par rien d’autre. Il aura à se battre comme un Juif et vous devez développer en lui toute l’énergie dont il aura besoin pour ce combat. Ne le privez pas de cet avantage. » Alors à son fils, elle a voulu donner la force d’être juif, mais il n’a pas supporté de se retrouver avec une kippa sur la tête à faire des prières avant de manger son sandwich, dans un parc où il aurait pu croiser quelqu’un de son école. En rentrant, il leur a dit : Plus jamais vous m’envoyez dans ce truc-là, ça ne me plaît pas du tout.

– Non, ça va, dit l’enfant, je veux y aller. Certes, il est anxieux, se demande comment ça va se passer, s’il va se faire des copains et l’étrange hésitation de ses parents ajoute à l’inquiétude, mais la dégaine de ces garçons l’attire, il se dit qu’il va apprendre des trucs.

– Tu es sûr ? demandent encore les parents.

– Certain, répond-t-il, gonflant sa détermination.

La mère et le père l’embrassent.

– Je vais quand même dire quelques mots à l’animatrice, dit la mère au père, manière de lui signifier de rester à distance avec l’enfant.

La mère avance prudemment. Parmi Paris/Aubervilliers/banlieue/classes sociales/bourgeois/musulman/juif/intifada, elle biffe les mots dans sa tête avant de parler : elle dira Paris et Aubervilliers (entendre « 9-3 »), elle dira que c’est le seul enfant qui vient de Paris (entendre « bourgeois », entendre « pas la même classe sociale »), que les autres enfants semblent se connaître tous et que ça l’inquiète, et elle finira par dire qu’avec son nom (entendre « avec son double nom juif, à la fois séfarade et ashkenaze », encore une stratégie de la mère qui n’avait pas oublié cette histoire de pancartes et craignait que sinon, son fils soit identifié par les goys comme un enfant musulman), l’enfant risque d’apparaître comme le seul juif du séjour, et ça lui fait peur, oui ça lui fait peur dans le climat actuel (entendre « intifada importée, identification des banlieues aux palestiniens »).

– Ne vous inquiétez pas, dit l’animatrice, sans que la mère sache ce qu’elle comprend vraiment. A-t-elle même entendu le mot juif, prononcé à voix basse ?

Les parents embrassent une dernière fois l’enfant et prennent le métro. Il est tôt, il n’y a pas grand monde. Ils s’assoient tous les deux côte à côte, se tiennent la main. L’animatrice a promis d’appeler en cas de problème, dit la mère. Ils se serrent la main un peu plus fort. Au pire, on peut le joindre au téléphone, ajoute le père.

Pendant toute la semaine, ils essaient de penser à autre chose. Pas de nouvelle bonne nouvelle, répètent-ils tous les jours.

Arrive le samedi suivant. Gare du Nord, de nouveau. La mère voit l’enfant sortir du train, blaguant avec un autre, un garçon métisse à la mère très blonde qu’elle avait repéré le samedi précédent. C’est encore possible, pense-t-elle. Elle perçoit, à côté d’elle, le soulagement du père, palpable.

L’enfant dit au revoir, fait un check compliqué à certains. Arrivé près de ses parents, il tend la joue, son corps restant en arrière. Les parents comprennent, s’approchent à peine.

Dans le métro, la mère le prend dans ses bras, l’embrasse, le hume, passe sa main dans ses cheveux. L’enfant, d’abord, se laisse faire, comme absent, puis se blottit contre elle et respire son odeur. Elle le questionne enfin.

– Alors, c’était bien, l’Angleterre ?

– Ouais, Pas mal.

– Et les copains ?

– Ça allait.


Marianne Rubinstein, mai 2021

Marianne Rubinstein est une écrivaine française. Elle a notamment publié ‘Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin’ (Verticales, 2002, préface de Serge Klarsfeld) enquête sur les enfants des orphelins juifs de la Shoah et ‘C’est maintenant du passé’ (Verticales, 2009) récit sur sa famille paternelle décimée. Parmi ses romans, ‘Nous sommes deux’ (Albin Michel, 2016) est la chronique d’un mariage mixte précédé d’une conversion et ‘Le journal de Yaël Koppman’ (Sabine Wespieser Editeur, 2007) met en scène les questions existentielles de la trentenaire Yaël Koppman, personnage que l’on retrouve dans ‘Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel’ (Albin Michel 2012).

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