Ce texte, initialement publié par André Markowicz sur sa page Facebook, revient sur les interruptions violentes survenues le jeudi 6 novembre dernier, lors du concert de l’Orchestre philharmonique d’Israël à la Philharmonie de Paris. Markowicz y interroge la logique politique de ces actions, et montre comment, derrière le mot d’ordre du boycott, s’opère parfois le glissement d’une critique d’État vers la désignation d’un peuple « en bloc ».

Devant ce qui se passe à Gaza, j’avais écrit qu’il faudrait bien en arriver à boycotter l’Israël de Netanyahou dans les mêmes termes que pour la Russie de Poutine. Est-ce que je veux dire que je boycotte, en général, toute la culture russe, – pas seulement la culture classique mais aussi la culture contemporaine ? Ceux qui me connaissent savent ma réponse –réponse qui me vaut la haine toujours renouvelée des nationalistes ukrainiens que j’ai toujours combattus, que je combats aujourd’hui et que je combattrai demain. Le boycott s’adresse aux relations économiques d’État à État (et nous sommes encore loin de compte) et, pour la culture, à ces intellectuels et artistes russes qui ont fait allégeance à Poutine, qui soutiennent la guerre d’agression en Ukraine, voire qui en profitent. Au contraire, je soutiens les artistes qui se sont dressés contre Poutine, ceux qui ont quitté leur patrie, ceux qui, chez eux, subissent l’horreur des persécutions. Je demande la même chose pour Israël : tout ce qui a trait aux relations économiques d’État à État (à commencer par l’évidence, la coopération militaire, et là encore, nous sommes loin de compte), et, pour la culture, le boycott des artistes ou des institutions qui ont pris parti pour les crimes contre l’Humanité perpétrés par le pouvoir israélien actuel.
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Le concert à la Philharmonie de Paris de l’orchestre de la Philharmonie d’Israël a été l’objet de trois interruptions successives, et d’interruptions d’une grande violence, – inédites, me semble-t-il, en tout cas en France. D’abord, c’est une femme qui, en plein concert, s’est levée, a commencé à crier des slogans puis a jeté une sirène (pareille à celles qu’on utilise dans les manifestations destinées à être violentes), – le temps qu’on arrête cette femme, puis qu’on retrouve cette sirène, le concert à repris ; ensuite, c’est un homme qui a sorti un très grand fumigène, et qui a mis le feu si ce n’est à son propre fauteuil, du moins à des fauteuils proches de lui – je note qu’il était très proche des musiciens. – Il y avait plus de 2300 spectateurs dans la salle – et j’ai l’impression que l’on n’insiste pas assez sur ce fait. Imaginez la panique devant cette fumée, devant ce feu – si d’autres spectateurs ne s’étaient pas jetés sur l’homme qui agitait sur ce fumigène, – avec une rage dont je reparlerai –, il y aurait pu avoir un mouvement de panique gravissime dans la salle, sans parler du risque d’incendie : que ce serait-il passé si, pour une raison ou une autre, le feu avait gagné les fauteuils adjacents, – combien de morts aurions-nous aujourd’hui ? quel genre d’attentat du 13 novembre aurions-nous eu sur les bras, d’autant que la scène du fumigène a recommencé une fois encore… À chaque fois, l’Orchestre, – il faut le dire, héroïque, – s’interrompait et reprenait. Avec une tension de plus en plus terrible. Après le premier bis – toute la salle debout, devant la beauté de l’interprétation et le courage des artistes, – il s’est passé quelque chose qui, là encore, tient de la rage, sinon du désespoir. L’orchestre a interprété l’hymne israélien. Autant le premier bis était prévu (comme c’est toujours le cas dans les concerts), autant le deuxième ne l’était pas, – et, après m’être renseigné, je peux affirmer, sur mon honneur, que, non, il n’y avait pas de partition : ils ont joué, évidemment par cœur, et évidemment sur une impulsion de rage, – comme, hélas, de guerre.
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L’orchestre philharmonique d’Israël est-il un représentant officiel de l’État d’Israël ? Une seconde de recherche sur google vous montre que, non, pas du tout : il appartient à une forme tout à fait particulière d’organisation, dans laquelle toutes les parts du capital sont partagées entre les artistes qui le composent, et les subventions de l’État ne concernent qu’une part infime (moins de 10% du budget annuel). Lahav Shani, le chef d’orchestre, est-il un thuriféraire de Netanyahou ? – Je ne vous ferai pas l’insulte de citer ses nombreuses déclarations d’indignation et de protestation devant les crimes israéliens de Gaza, – il appartient à l’opposition la plus décidée, la plus ferme, aux assassins au pouvoir actuellement. Il est un élève et un ami de Daniel Barenboïm, qui est la bête noire des nationalistes fanatiques de Netanyahou, et qui a toujours, toute sa vie, milité pour la reconnaissance mutuelle d’Israël et de la Palestine – qui a toujours entretenu un orchestre dans lequel les enfants palestiniens, contre vents et marées, jouaient avec les enfants israéliens. Et que dire du soliste invité, Andras Schiff, l’un des plus grands pianistes vivants, qui a, à la prise de pouvoir par Trump, a annoncé qu’il refuserait dorénavant toute invitation aux USA ?
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Mélenchon, qui, seul en France, a refusé de condamner les actes de vandalisme qui se sont déroulés pendant ce concert, a expliqué ainsi son soutien aux fauteurs de trouble : « la Philharmonie interdit des artistes russes et autorise des israéliens, elle choisit son camp ». – Interloqué, j’ai regardé quels artistes avaient été interdits par la Philharmonie : oui, en 2022, la Philharmonie a supprimé le concert prévu de Valéry Guerguiev, parce que Guerguiev est, de l’aveu général, et de son propre aveu, un ami inconditionnel de Poutine, et qu’il a soutenu, avec force, et aussi souvent qu’il le pouvait, l’invasion de l’Ukraine (non sans avoir soutenu l’ensemble de la politique de Poutine) : Guerguiev doit, absolument, sans aucun doute, faire l’objet de sanctions. – C’est donc cela, pour Mélenchon, le deux poids deux mesures de la Philharmonie de Paris…
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Et donc, cette attaque contre l’Orchestre philharmonique d’Israël avait-elle la moindre justification politique ? Non, pas la moindre. Parce que l’orchestre – qui comprend des Juifs et des Arabes, – pourrait, au contraire, être la préfiguration de ce que pourrait être un Israël en paix.
Cette attaque, pourrait-on croire, était le fait d’imbéciles incultes, ignorant tout de ce à quoi ils s’attaquaient.
Ce n’est pas le cas : l’attaque était préméditée, préparée, et la question n’était pas de savoir si ces Israéliens étaient ou non des soutiens du régime criminel en place, la question était de savoir qu’ils étaient des Israéliens. Et ce que disait cette attaque, c’était que, pour les perturbateurs, c’est l’ensemble de la population israélienne qui est coupable de ce qui se passe à Gaza, – exactement de la même façon, en miroir atroce, que les fascistes israéliens disent que c’est l’ensemble des Gazaouis qui sont les responsables du 7 octobre : et ces deux attitudes se retrouvent, autre miroir, encore plus terrifiant, dans la phrase de Brasillach après la grande rafle du 16 juillet 42, quand il s’est s’agit de savoir ce qu’il fallait faire des enfants. Il faut, écrivait Brasillach, se défaire des Juifs « en bloc » (enfants compris). C’est bien les Israéliens, « en bloc », qui étaient désignés à la vindicte.
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Faudra-t-il dorénavant passer sous des portiques de détection pour aller au spectacle ?… Il est des moments de bascule dans la vie d’une société. Je pense que la nôtre a basculé au moment de ces fumigènes. Pourquoi ? D’abord, – mais ce n’est pas l’essentiel, – par l’irruption de la violence dans ce qui, jusqu’alors était resté inviolé. – Il y avait des campagnes de boycott, il y avait des pétitions (à contre-emploi, mais bon…). Non, il a fallu que la haine entre dans l’enceinte d’une salle de spectacle bondée (il n’y avait pas une place de libre), et il a fallu que la haine parle : dès lors, cette réaction, terrible, des spectateurs, – l’un des provocateurs a réellement failli se faire lyncher, et c’était, évidemment, tout à fait terrible. Cette tension, et le fait que les musiciens reprennent toujours, avec la même force, le cours de leur concert, et l’enthousiasme, vibrant, de la salle, – un enthousiasme lié aussi à la peur, aux larmes (le nombre de gens en larmes…), tout cela a produit un effet électrique sur les musiciens eux-mêmes, – qui se sont retrouvés, aussi terrible que ce soit de l’écrire ici, – en guerre, et qui, par une espèce d’inspiration tragique, ont, à la fin des fins, au moment du dernier bis, exécuté la Hatikvah, faisant basculer la soirée dans ce qu’ils ont considéré comme un triomphe, et qui n’était que le reflet de la haine qu’ils avaient subie.
Parce que c’était bien la haine. Et non, ce n’était pas de la haine envers la politique, haïssable, de Netanyahou, mais, comme elle s’adressait à eux, qui y sont opposés (je ne dis pas qu’il n’y ait pas des membres du Likoud parmi les 80 ou quelques musiciens, mais il est clair que ces membres potentiels y forment une infime minorité), c’était une haine qui, les musiciens le sentaient bien, de l’antisionisme, avait basculé dans l’antisémitisme : on ne s’attaquait pas à la politique d’un État, à des crimes perpétrés par des hommes, mais, je le répète, à l’ensemble des Israéliens. Et, devant la haine à laquelle ils avaient dû répondre, ce qui a résonné, c’est bien une espèce de « Fuck You ! » (selon l’expression de Sonia Wieder-Atherton – qui était là et qui m’a raconté ce qui s’est passé). La rage répondant à la haine.
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Tel était bien le but des terroristes. Et tel est bien le but de toute la politique de Netanyahou, dont, je le dis et je le répète, le Hamas est le meilleur allié du monde, quand, pour répondre aux accusations, ô combien fondées, de crimes contre l’Humanité, de tortures, les nationalistes juifs répondent que toutes les critiques d’Israël sont antisémites. – Non, toutes ne le sont pas. Mais certaines, trois fois hélas, le sont. Et tous les racistes sont frères.
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Pour nous aussi, en France, tout cela est tragique. Parce que cela ne montre pas seulement la volonté d’affrontement de LFI, la stratégie de guerre civile. La guerre civile après une déroute. Parce que ça montre que Bardella n’a juste rien à faire pour se retrouver à l’Élysée : n’oublions pas que le RN regroupe déjà, selon certains sondages, plus de la moitié des intentions de vote à lui tout seul (sans compter Ciotti ou Zemmour ou quoi ou qu’est-ce). Il ne peut y avoir un candidat de gauche au deuxième tour que si l’ensemble de la gauche s’allie, – mais comment voulez-vous vous allier avec un parti dont le chef met sur le même plan Guerguiev et Shani (et donc Barenboïm) – ce chef, je le rappelle, qui continue de dire que Zelensky est « président de rien », mais qui considère que Poutine, lui, est le président légitime de la Fédération de Russie. Comment est-il possible de s’allier, sans se compromettre définitivement, sans trahir, donc, le sens même de sa lutte, avec quelqu’un qui, objectivement, concrètement, jour après jour, agit sur le terrain comme s’il voulait occuper la place non pas de Marine Le Pen mais de Jean-Marie dans les années 80-90 ? Et donc, s’il n’y a pas d’alliance possible, qui pourra résister, en France, à la marée fasciste – organisée, financée par Poutine – qui submerge, lentement, imperturbablement, le monde occidental ?
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Ces fumigènes, je les prends comme l’annonce d’un grand feu.
Et, pour ceux qui comprennent, je ne veux pas, d’ici quelques années, avoir à entendre un autre « ès brennt… »[1]. Le fait est que le feu fascine les incendiaires.
André Markowicz
Merci à André Markowicz ne nous avoir autorisé à publier sous forme d’article ce long post publié sur sa page Facebook.
Notes
| 1 | Ces deux mots signifient « au feu » en yiddish. Ils sont le titre d’un poème écrit en Pologne en 1938 par Mordechaï Gebirtig. [NdR] |