Il y exactement soixante-dix ans, en septembre 1952, fut signé l’Accord de Luxembourg. Le gouvernement de la RFA accédait aux demandes du jeune État israélien et s’engageait à verser une indemnisation conséquente. Traditionnellement considéré comme une modalité de réparation après la Shoah, l’accord de Luxembourg est en réalité une transaction bien plus subtile qui ne fut pas considérée comme une réparation, ni comme une réconciliation. L’historien Constantin Goschler revient sur les tenants et les aboutissants de cet accord et sur le contexte géopolitique allemand et mondial qui l’éclaire.
Les négociateurs s’étaient réunis en silence et à l’écart. La République fédérale avait envoyé des délégués, tout comme Israël et la Jewish Claims Conference, créée peu de temps auparavant pour s’occuper de l’indemnisation des survivants de la Shoah dans le monde entier. À partir de mars 1952, à l’hôtel Oud Castel, un château d’eau situé à Wassenaar aux Pays-Bas, les délégués commencèrent à aborder une question bien délicate : les indemnisations allemandes pour la persécution des Juifs par les nazis. L’atmosphère fut glaciale. L’un des participants l’exprimera plus tard : Benjamin B. Ferencz, américain d’origine hongroise, aujourd’hui âgé de 102 ans, procureur en chef du procès des Einsatzgruppen de Nuremberg après la guerre et alors conseiller juridique de la Jewish Claims Conference. « Par où commencer ? », dira-t-il dans une interview en 1971 : « Que voulez-vous dire quand vous êtes assis à une table en face de représentants d’un gouvernement qui a essayé d’assassiner tous les Juifs ? » Même si le gouvernement Adenauer n’avait évidemment pas mis en place la Shoah, il représentait aux yeux de nombreux survivants les coupables d’autrefois.
Les négociations furent difficiles, accompagnées de méfiance et de protestations. Elles aboutirent finalement le 10 septembre 1952, il y a 70 ans. Ce jour-là, le chancelier fédéral Konrad Adenauer (CDU), le président du Congrès juif mondial et président de la Jewish Claims Conference Nahum Goldmann et le ministre israélien des Affaires étrangères Moshe Scharet signèrent au Luxembourg un accord encore considéré aujourd’hui comme exemplaire. La République fédérale s’engagea à verser à Israël une indemnisation globale de trois milliards de marks, correspondant à un neuvième du budget fédéral de l’époque. La Jewish Claims Conference reçut, elle, 450 millions supplémentaires pour la reconstruction des communautés juives dans le monde entier. La République fédérale s’engagea également à améliorer l’indemnisation individuelle des victimes juives du nazisme. La « réparation » convenue devait être versée sur une période de 14 ans ; un tiers de la somme devant être expédié sous forme de marchandises allemandes ; un autre tiers par l’achat, pour Israël, de pétrole brut. Les photos de la signature montrent les participants avec des visages figés.
Il faut dire que le chemin vers la table des négociations avait été semé d’embûches. Le gouvernement israélien, à l’origine de l’initiative, avait d’abord refusé de négocier directement avec les États allemands. Au lieu de cela, il avait d’abord tenté d’imposer la médiation des puissances alliées victorieuses. Mais aucune ne voulut prendre d’engagement en ce domaine. La situation économique catastrophique de l’État israélien, fondé en 1948, en conflit permanent avec ses voisins arabes depuis lors et accueillant des centaines de milliers de survivants de la Shoah venus d’Europe de l’Est, avait finalement contraint le gouvernement israélien à parler directement aux Allemands, sans intermédiaire.
Du moins à certains Allemands. Alors que la RDA faisait la sourde oreille, la République fédérale s’engagea dans les négociations. Le 27 septembre 1951, Konrad Adenauer déclara au Bundestag qu’« au nom du peuple allemand […] des crimes indicibles ont été commis », qui « obligent à une réparation morale et matérielle, tant en ce qui concerne les dommages individuels subis par les Juifs qu’en ce qui concerne la propriété juive lésée » – une formule par laquelle il assumait une responsabilité tout en dédouanant les Allemands sur le plan rhétorique. Quelques semaines plus tard, le chancelier allait rencontrer à Londres Nahum Goldmann, le président du Congrès juif mondial qui représentait les Juifs de la diaspora.
En Israël, les négociations suscitèrent de vives critiques, en ce qu’elles signifiaient une reconnaissance indirecte de la République fédérale par Israël et donc une rupture de l’interdiction symbolique de tout contact avec l’Allemagne (les passeports israéliens portaient à l’époque la mention : valable pour tous les pays sauf l’Allemagne). De nombreux Israéliens trouvèrent insupportable d’entamer des négociations avec le pays des coupables, sept ans après la Shoah. Lorsque la Knesset s’empara du sujet en janvier 1952, des dizaines de milliers de personnes manifestèrent à Tel Aviv et à Jérusalem, et seule l’armée et les gaz lacrymogènes firent reculer la foule incitée par Menahem Begin, le chef du parti de droite Cherut, à prendre d’assaut le bâtiment du Parlement. L’opposition, de droite comme de gauche, déplora bruyamment que la mémoire des victimes assassinées soit vendue pour de l’argent.
Sous l’effet des protestations, et pour éviter toute fausse conciliation, une « distance rituelle » fut mise en scène au château d’eau de Wassenaar, selon l’expression de l’historien Dan Diner[1]. Les politesses diplomatiques habituelles furent évitées et les négociations se déroulèrent en anglais, du moins au début, bien que la plupart des acteurs en présence parlaient allemand.
Les choses dégénèrent rapidement
Des tentatives d’assassinat, émanant de l’entourage du parti nationaliste Cherut, vinrent rapidement polluer les réunions. Bien que la police néerlandaise ait strictement bouclé l’hôtel de la conférence, une lettre piégée adressée à Adenauer explosa et tua un policier en mars ; deux autres engins explosifs envoyés aux chefs de la délégation allemande à Wassenaar purent être neutralisés.
Mais surtout, les parties allemande et juive avaient abordé les négociations avec des attentes totalement différentes. Les représentants d’Israël et de la Claims Conference insistèrent pour que leurs revendications soient traitées en priorité ; ce sur quoi les chefs de la délégation allemande – l’économiste Franz Böhm et le juriste Otto Küster – étaient d’accord. Mais parallèlement, le banquier Hermann Josef Abs, qui dirigeait la délégation allemande à la conférence de Londres sur la dette, était d’un avis différent. Alors que depuis le 28 février, les allemands négociaient à Londres le remboursement des crédits aux puissances victorieuses et les réparations pour les dommages causés par la guerre, Abs proposa de discuter des revendications juives dans ce contexte global. Adenauer hésita entre les deux positions : « Le rétablissement de notre crédit dans le monde dépend du succès des deux négociations », déclara-t-il lors de la réunion du cabinet du 16 mai 1952, et que « c’est ça, en dernière instance, le but de toute cette agitation ».
Après le premier tour de négociations, les Allemands acceptèrent de considérer la demande de trois milliards de marks, mais ils ne voulurent pas fixer le montant précis et le mode de paiement avant que la conférence de Londres n’ait progressé. La partie israélienne considéra cette mise en attente comme un affront, comme la mise sur le même plan de l’extermination des Juifs d’Europe d’un côté et des crédits commerciaux et des dommages de guerre de l’autre. Finalement, Adenauer céda, par crainte des réactions internationales négatives.
Cet épisode a contribué à forger l’idée selon laquelle l’accord de Luxembourg constitua un ticket d’entrée à l’Ouest pour la République fédérale. Mais pour la reconquête de sa souveraineté et de son crédit commercial et moral auprès des pays de l’Ouest, cette question des réparations était moins importante que la contribution de Bonn au renforcement de l’alliance occidentale pendant la guerre froide. Le gouvernement américain s’était d’ailleurs tenu à l’écart des pourparlers de Wassenaar et avait pris soin de signifier à la partie juive que le résultat des négociations devait être obtenu sous la forme d’un accord exclusif avec le gouvernement allemand ; sans que les États-Unis ne fussent – même indirectement – mis à contribution. Tout au plus, sachant, à Washington, à quel point on s’inquiétait à Bonn de l’image de la jeune République fédérale, les Américains faisaient savoir qu’un échec des discussions serait extrêmement dommageable aux Allemands.
La realpolitik et la politique morale furent donc étroitement mêlées dans une dite « réparation » dont la cause réelle fut enveloppée dans un manteau de « silence partagé ». Car le génocide des Juifs resta, à Wassenaar et au Luxembourg aussi bien que dans la déclaration d’Adenauer devant le Bundestag, un crime « indicible » au sens littéral du terme. Officiellement, les trois milliards de marks convenus avec Israël ne furent pas déclarés comme étant un dédommagement pour l’assassinat de six millions de Juifs et de Juives. Comment aurait-on pu « réparer » un crime contre l’humanité comme la Shoah ? La somme devait plutôt compenser les pertes matérielles et le coût de l’intégration des réfugiés juifs en Israël. Pour contrer l’accusation de « sang contre argent », la délégation israélienne et la Claims Conference séparèrent strictement les questions matérielles de la reconnaissance morale.
Ainsi, ils refusèrent à la partie allemande une réconciliation qu’elle espérait – refus auquel le catholique profondément croyant qu’était Konrad Adenauer réagit de manière sensible. Peu avant la signature, en effet, Adenauer annula les discours qu’il avait préparés, en réaction au ton du discours prévu par le ministre israélien des Affaires étrangères « digne de l’Ancien Testament ». Alors que les Allemands parlaient de réparation, Sharet optait lui pour le terme de « Schilumim », qui désigne dans l’Ancien Testament les paiements sans pardon et les représailles sans rémission. Adenauer tenta également, en vain, de remplacer le mot « crime » par le mot « injustice » dans le préambule de l’accord. En l’état, il trouvait le paragraphe en question, je cite, « un peu très embarrassant ». Dans un tel contexte, un accord sur une interprétation commune du passé accablant restait impossible.
Pour Israël, les paiements allemands représentèrent une aide importante durant une période critique. Mais avant que les premiers biens puissent être livrés et les premiers fonds versés, de nouvelles difficultés devaient être surmontées. Certains États arabes protestèrent en effet violemment contre la ratification d’un accord péniblement obtenu, dont ils craignaient qu’il ne permette le renforcement d’Israël sur le plan militaire.
Ne pas laisser le champ libre à la RDA
En République fédérale, ces protestations rencontrèrent une compréhension qui n’était pas totalement désintéressée. Le ministre fédéral des Finances Fritz Schäffer (CSU) et le vice-président du groupe parlementaire CDU/CSU au Bundestag Franz Josef Strauß, en particulier, évoquèrent les dommages imminents de l’accord pour la traditionnelle « amitié germano-arabe » : on ne voulait pas laisser ce champ libre à la RDA, qui cherchait elle-aussi à s’attirer les faveurs des États arabes. Selon un sondage de l’institut Allensbach, en août 1952, seuls 11% des Allemands de l’Ouest étaient favorables à la réparation. Lors du vote final sur l’accord de Luxembourg au Bundestag le 18 mars 1953, Adenauer eut d’ailleurs besoin des voix de ses opposants parlementaires du SPD. Afin de calmer les critiques dans son propre pays, il n’hésita pas à susciter la peur, encore largement répandue, du « pouvoir de la juiverie mondiale ».
La diplomatie allemande répondit aux critiques arabes avec un autre argument : elle leur recommanda de s’inspirer de l’accord de Luxembourg comme d’un modèle pour solliciter une indemnisation des Palestiniens chassés de leur patrie après la première guerre israélo-arabe de 1948. Le ministère des Affaires étrangères, par exemple, déclara que la « situation créée par les demandes d’indemnisation israéliennes » offrait aux Arabes l’occasion de « déclamer devant l’opinion publique mondiale l’injustice qui leur a été infligée par les Juifs et de faire part de leurs propres revendications contre Israël ». Les diplomates ouest-allemands évitèrent tout de même d’aller trop loin dans la relativisation des crimes allemands : « les Arabes expulsés sont des réfugiés ; mais l’Allemagne nationale-socialiste a des millions de Juifs tués sur la conscience ».
Comme l’a montré l’historienne Lorena De Vita, la RDA a elle tenté d’utiliser cette situation tendue à ses propres fins. Face aux pays arabes, elle a stigmatisé les paiements de l’Allemagne de l’Ouest à Israël comme un renforcement de leur ennemi juré. Elle espérait ainsi gagner des partenaires dans la région et obtenir une reconnaissance diplomatique.
La République fédérale s’est appuyée sur sa puissance économique supérieure pour stabiliser le délicat équilibre de ses relations avec Israël et avec les États arabes. À partir de 1952, elle a également transféré à plusieurs reprises des fonds à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient, en guise de compensation pour les versements effectués à Israël.
Jusqu’à aujourd’hui, l’accord de Luxembourg reste le point de référence d’autres demandes d’indemnisation, par exemple dans le litige sur le génocide des Herero et des Nama par les troupes coloniales allemandes. Pourquoi y a-t-il eu un accord de Luxembourg après la Shoah, mais aucun après la campagne d’extermination en Afrique du Sud-Ouest allemande ? Ce n’est pas seulement récemment que de telles questions ont provoqué des débats sur ce qui distingue ou non la Shoah d’autres génocides et crimes de masse.
L’attitude des Allemands face à leur histoire violente n’est pas sans une ironie amère : en 1952, Israël et la Jewish Claims Conference avaient incité la République fédérale à négocier en arguant de la singularité du génocide juif allemand. Aujourd’hui, la République fédérale se réfère volontiers à la singularité de la Shoah pour rejeter d’autres demandes d’indemnisation – non seulement celles concernant les crimes coloniaux, mais aussi celles liées à la Seconde Guerre mondiale, comme les revendications de la Grèce ou de la Pologne.
L’accord de Luxembourg est ainsi devenu d’une part l’incarnation et le prélude à ce prétendu « miracle de la réconciliation » évoqué par le président allemand Frank-Walter Steinmeier en 2020 au mémorial israélien de la Shoah Yad Vashem. D’un autre côté, il sert de point de référence négatif pour critiquer l’absence d’indemnisation dans d’autres cas de violence historique de masse. Dans le pire des cas, l’accord devient ainsi une surface de projection pour une concurrence postcoloniale entre victimes – ce qui n’est pas moins discutable que le désir allemand de rédemption par une « réparation » matérielle.
Ces deux lectures méconnaissent la particularité de l’accord de 1952 : le fait qu’il ait pu être conclu précisément parce que les exigences ne se référaient pas aux personnes assassinées, mais aux survivants – à la détresse des réfugiés juifs. Le fait que la partie juive ait sciemment souligné les similitudes avec l’intégration des réfugiés allemands des territoires de l’Est a facilité la tâche d’Adenauer pour faire passer l’accord en politique intérieure. Paradoxalement, c’est justement le fait d’avoir refusé de thématiser explicitement le génocide qui a permis de conclure le seul accord d’indemnisation d’un génocide à ce jour. L’histoire de l’accord de Luxembourg n’est donc pas seulement celle d’une négociation réussie et d’une gestion responsable des conséquences de la violence de masse : elle témoigne au moins autant des difficultés qui y sont liées – et montre les compromis douloureux que les représentants des victimes doivent parfois y faire.
Constantin Goschler
Constantin Goschler est professeur d’histoire moderne à l’université de la Ruhr, à Bochum, depuis 2006. Il est actuellement professeur invité à la London School of Economics et au German Historical Institute de Londres.
Notes
1 | Dan Diner, Rituelle Distanz. Israels deutsche Frage. Deutsche Verlagsanstalt, München 2015. |