La Torah de Salamanque

Un professeur écossais visite l’ancienne université de Salamanque et sa bibliothèque historique. Dans une pièce secrète, contenant une collection d’ouvrages interdits par l’Inquisition, un rouleau de la Torah y est précieusement conservé. Philip Schlesinger, lui-même professeur de Cultural Theory à l’université de Glasgow, raconte une histoire qui lui a été rapportée et la quête de son protagoniste sur les traces du passé juif de la ville espagnole.

 

Plaque sur le mur de la faculté de mathématiques, Salamanque © Séan Fergusson

Prologue

En 1901, un groupe d’immigrants juifs navigue de Riga à Greenock. Abraham Lemontzik, locuteur du yiddish et professeur d’hébreu, débarque. Lui et ses compagnons de voyage font la queue pour le contrôle de l’immigration. L’un de ses compagnons de voyage est un je-sais-tout de son village. « Abie, donne un nom plus britannique aux officiers de l’immigration. Pourquoi pas Adolf Rosenberg ? C’est plus facile pour eux. »

Le tour d’Abie d’enregistrer son entrée arrive. « Votre nom ? », demande l’agent d’immigration. Alors qu’il est complètement paniqué, Abie s’écrie en yiddish : « Oy, shoyn fergessen ! ». (« Oh non, j’ai déjà oublié ! »). L’agent d’immigration le regarde d’un air sceptique. « Vous êtes sûr que vous n’êtes pas irlandais, mon pote ? » Abie hausse les épaules, impuissant. Le fonctionnaire inscrit soigneusement « Séan Fergusson » dans son registre. Depuis, les Fergusson vivent à Glasgow et le prénom Séan est resté dans la famille.

Le narrateur du récit qui m’a été raconté et que je raconte à mon tour est un fier Écossais, profondément attaché à son lieu de naissance, qui a offert un foyer à ses ancêtres, à une époque où ils en avaient grand besoin.

I

Fergusson et Rosa sont arrivés à Madrid à la fin du mois d’avril 2012. C’est en milieu d’après-midi qu’ils ont atterri, par une journée ensoleillée qui augurait bien de leur séjour. L’aéroport de la ville s’appelait autrefois Barajas. Ce nom est désormais associé à celui d’Adolfo Suárez, qui a supervisé le passage de l’Espagne du franquisme à la démocratie libérale.

Au terminal 1, après avoir récupéré leurs bagages, le couple se dépêche de passer les arrivées et de sortir du hall. Ils trouvent rapidement la station de l’Avanzabus rouge vif pour Salamanque. En montrant leurs billets au chauffeur, ils prennent leurs places numérotées. Deux heures et demie plus tard, le bus quitte la Carretera de Madrid et traverse la rivière Tormes. L’ancienne et la nouvelle cathédrales, jumelées depuis des siècles, se dressent à l’approche de la vieille ville. Leurs tours définissent la ligne d’horizon, l’esprit de l’endroit. Fergusson contemple la vue et est impressionné. Il est arrivé. Pendant des mois, des courriels ont été échangés avec María au sujet du cours qu’il allait donner.

María leur a trouvé un petit studio. Ils l’ont loué pour dix nuits à l’un de ses collègues de l’université. Le studio se trouve juste au sud de la muraille de la ville et au nord du fleuve, près de la Plaza de Santiago. Il est propre et simple, et fera l’affaire pour un bref séjour. L’emplacement est idéal pour se rendre au travail à pied. De l’autre côté de l’artère principale, ils peuvent voir la façade moderniste de la Casa Lis.

Le premier soir, après le dîner, il se met mis à pleuvoir abondamment. Le mauvais temps a persisté plusieurs jours. Il y eut des interruptions, parfois pendant une journée entière. Lorsque le ciel se dégagea enfin pour éclairer Salamanque, ils surent pourquoi ils étaient venus. La Dorada était un nom approprié pour la magnificence du grès doré de la vieille ville.

À l’Institut, Fergusson rencontre le petit groupe d’étudiants en master qui suit son cours sur la culture et la mémoire. Il veut que son groupe réfléchisse à nouveau à son identité, à ce que signifie avoir une nationalité, à ce qu’est l’identité européenne.

Fergusson a des collègues charmants. Ils le prennent pris sous leur aile, lui et Rosa. Le jour férié du 1er mai, ils rejoignent María et Pamela pour une manifestation bon enfant contre les coupes budgétaires dans l’éducation. Après avoir défilé dans la ville, ils vont tous déjeuner. Sur le chemin de leur restaurant, ils traversent la splendeur baroque de la Plaza Mayor, le grand cœur de la sociabilité de la ville depuis trois siècles.

Alors qu’ils se promènent sur la place animée, María pointe son doigt et dit : « Regarde ça ! ». Un médaillon en bas-relief de Franco est posé sur l’écoinçon de l’un des arcs. Le buste du Caudillo les regarde, imperturbable malgré la transition politique de l’Espagne. En 2007, les Cortes ont adopté la loi sur la mémoire historique. Cette tentative du gouvernement socialiste de régler les comptes avec les années de dictature a rencontré une forte résistance de la part de la droite, et des critiques pour son manque de radicalité de la part de la gauche. Les dispositions de la loi prévoyaient notamment le retrait des symboles de l’ancien régime de l’espace public. En 2012, le buste de Franco était toujours bien en place lors de la traversée de la Plaza Mayor. Six ans plus tard, il a finalement été transféré dans un musée.

II

À mi-chemin de leur visite, Rosa et Fergusson échappe à la forte pluie du matin pour visiter l’ancienne bibliothèque. Fernando a prévu une visite spéciale de l’Antigua Librería. Ils entrent dans les Escuelas Mayores, cœur historique de l’Université, construites dans la pierre dorée de Villamayor. Sur sa façade, le médaillon central des Escuelas représente le roi Fernando et la reine Isabel. Les Rois catholiques ont été les architectes à la fin du XVe siècle d’une Espagne chrétienne purifiée, débarrassée des musulmans et des juifs. L’un de leurs instruments clés a été une Inquisition renforcée et efficace.

On accède à l’ancienne bibliothèque, fondée en 1254, par le haut cloître des Escuelas Mayores. Cette vaste pièce est fermée au public. Sculptée de manière élaborée, ses douze rangées d’étagères s’élèvent du parquet au plafond voûté. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, le fonds a été réorganisé par l’influent théologien, écrivain et bibliothécaire catholique Francisco Pérez Bayer, alors professeur d’hébreu à Salamanque.

Fernando présente Fergusson à Marcos Maldonado, le gardien des anciennes collections. A son grand plaisir, Fergusson est accueilli comme un visiteur de marque. Avec charme et chaleur, Marcos le conduit à une grande table au centre de la salle de lecture. Rosa et Fernando les rejoignent. « Quand nous recevons des visiteurs étrangers, explique Marcos, nous essayons de trouver des ouvrages qui leur plaisent. Premièrement, comme vous venez d’Écosse, voici une copie de la carte de Cruttwell de 1799. Ensuite, en tant qu’érudit voyageur, j’ai pensé que vous aimeriez cette minuscule Bible enluminée du Xe siècle, qui appartenait à un moine itinérant. »

En parcourant la carte et le livre, Fergusson est touché par la prévenance de Marcos. Il sort de sa rêverie lorsque le bibliothécaire annonce : « Maintenant, laissez-moi vous montrer notre pièce secrète, notre sanctum sanctorum ». Fergusson et les autres sont conduits dans un coin de l’ancienne bibliothèque, où Marcos ouvre une porte en retrait. C’est ici que les livres interdits par l’Inquisition ont toujours été conservés. Dans la chambre cachée, une grande collection est rangée derrière des portes à barreaux.

« Et maintenant, » dit Marcos, « je veux vous montrer autre chose. » Ils le suivent jusqu’au bout de la pièce. « C’est l’ancien coffre de l’université. Comme vous pouvez le voir, il a cinq serrures. A chaque fois qu’il était utilisé, cinq membres du trésor devaient se réunir et observer chaque transaction. » En soulevant le lourd couvercle, il annonce : « Voici quelque chose de vraiment spécial. » En un tour de main, le bibliothécaire retire un rouleau de vélin et le place sur une table voisine.

La pièce des livres proscrits de la bibliothèque, Wikimedia Commons

En utilisant les poignées en bois, Marcos en déroule une section. Avec un air interrogatif, il demande à Fergusson : « Savez-vous ce que c’est ? » « C’est une Torah » répond-il. « Oh, s’exclame Marcos. Alors, vous en avez déjà vu une comme ça ! » Lorsque Marcos ouvre le rouleau, Rosa dit : « C’est à l’envers » et, rejointe par Fergusson, elle fait le tour de la table. Fernando observe leur changement de position avec un petit sourire. Marcos, lui, a l’air légèrement découragé. Fergusson regarde la Torah d’un air absent. « D’où cela vient-il ? » demande-t-il. « Je ne sais pas exactement », répond Marcos. Il fait un geste vague. « Mais il y avait une synagogue ici à Salamanque. Il y a une plaque à ce sujet à la Faculté de Mathématiques. »

III

Après le déjeuner, profitant d’une accalmie dans la pluie, Rosa et Fergusson visitent la vieille ville. Pendant que Rosa se rend à la bibliothèque publique de la Casa de las Conchas pour se documenter sur les juderías espagnoles disparues, Fergusson monte les escaliers jusqu’au sommet de la tour de la Clericía. L’ascension de la Scala Coeli est censée rapprocher les croyants du paradis. Résolument mondain, Fergusson se contente de profiter du panorama sur les toits de la ville, le fleuve, les ponts et la campagne environnante.

Plus tard, alors qu’il rencontre Rosa sur la Rúa Antigua, Fergusson lui dit : « Allons voir cette plaque. » Ils tournent à droite, sur la Rúa Mayor, bondée, comme d’habitude, d’acheteurs et de touristes. Soudain, le regard de Fergusson est arrêté par un bâtiment en grès clair, autrefois élégant, dont la double entrée est de style décoratif mauresque.

La porte marron foncé sculptée à droite est barrée, couverte par du fer forgé. Au-dessus d’elle, dans l’embrasure en forme de fer à cheval, se trouve une étoile de David encerclée. La porte de gauche est grande ouverte pour les affaires, donnant accès à un magasin de photocopie. Le bâtiment dans son ensemble est délabré, ses entrées au rez-de-chaussée flanquées verticalement de solides poteaux métalliques. Eux-mêmes sont surmontés horizontalement de poutres, formant un auvent rudimentaire. La façade est traversée par de grosses poutres en bois. En levant les yeux, Fergusson remarque que les fenêtres cintrées du premier étage sont partiellement recouvertes d’un auvent en fer forgé, dont chacune des six rangées est surmontée d’une étoile de David bleue dorée.

Ils sont déjà passés devant ce bâtiment plusieurs fois, sans rien remarquer. Mais, depuis ce matin-là, le paysage urbain a été recadré. Ils continuent rapidement sur la Rúa Mayor, tournant à droite vers la Calle de las Mazas, où ils passent devant la bibliothèque Abraham Zacut. Fergusson cherche dans sa mémoire pour situer le nom. Zacut, autrefois professeur d’astronomie à l’université, est l’auteur d’un livre célèbre, publié pour la première fois en hébreu en 1478. Rapidement traduit en latin, l’Almanach Perpetuum a trouvé un lectorat international enthousiaste. D’autres traductions suivirent rapidement car les idées et les calculs de Zacut avaient révolutionné la précision de la navigation à la fin du XVe siècle. Il fut expulsé d’Espagne en 1492, avec les autres Juifs qui refusèrent de se convertir.

Quelques minutes plus tard, ils arrivent à la Faculté de Mathématiques de la Plaza de la Merced, où se trouvait auparavant le monastère de la Vraie Croix des Mercédaires. Cette maison religieuse avait également un prédécesseur, puisqu’elle avait été construite sur l’ancien site de l’une des trois synagogues qui se trouvaient alors dans le quartier juif. Après 1169, lorsque les Juifs de Salamanque se sont établis dans la ville, ils ont vécu dans cette zone, près de la muraille sud, flanquée de la citadelle à l’ouest et de la cathédrale à l’est.

Fergusson découvrira par la suite que les Juifs exerçaient principalement des métiers artisanaux : fabricants de courtepointes, tanneurs, tourneurs, orfèvres, tisserands, cordonniers et métallurgistes. Il y avait aussi des prêteurs, des bouchers et des négociants en vin. Parmi eux, les fabricants de parchemin et de vélin trouvaient un marché facile en tant que fournisseurs de l’université. À l’époque de Zacut, à la fin du XVe siècle, la communauté juive s’était fortement contractée en raison des saisies successives de biens, de l’imposition de taxes arbitraires et de la conversion forcée.

Rosa et Fergusson cherchent la plaque du bâtiment des Mathématiques. Ils la trouvent sur le mur du vestibule. Obscure, elle porte une ancienne inscription en hébreu, également traduite en espagnol : « C’est la porte du Seigneur, les justes la franchiront », les mots sont tirés du Psaume 118, verset 20. La plaque en mauvais état mentionne « la synagogue », mais pas laquelle. Fergusson découvrira que l’antiquaire et épigraphiste espagnol, Gil González, avait sauvé l’inscription de l’oubli total ; selon lui, elle provenait de la porte de la Nouvelle Synagogue. González, qui vécut de 1570 à 1650, a dû inspecter le site un bon siècle après l’expulsion des Juifs par les Rois Catholiques. Peut-être, pense Fergusson, avait-il visité le monastère où l’ancienne Nouvelle Synagogue servait encore de réfectoire aux moines.

IV

Les jours passent vite et leur séjour est court. Fergusson, qui enseigne chaque après-midi entre 15h et 18h, doit préparer ses conférences à l’avance en espagnol. Rosa et lui se contentent donc de faire les visites touristiques qu’ils peuvent. Un matin, ils visitent les cathédrales, entrant d’abord dans la Nouvelle et sortant ensuite de l’Ancienne. En traversant ces espaces sacrés conjoints, ils ont l’impression troublante de remonter le temps. Ils s’attardent ensuite dans la Casa Lis voisine, absorbés par les exceptionnelles collections art nouveau et art déco du musée. De là, ils regardent leur appartement et le Tormes au-delà.

En retournant sur la route principale, le bâtiment situé à côté de la Casa Lis attire leur attention. Chaque jour, ils sont passés devant lui au coin de la Calle Gibraltar en entrant dans la vieille ville. Il arbore le drapeau national espagnol et, selon le panneau rouge terne à l’entrée, il abrite les archives générales de la guerre civile espagnole.

Le Bureau d’information et de propagande anticommuniste a été créé en 1937 sur ordre de Franco. Il a commencé à collecter dans toute l’Espagne de grandes quantités de documents qui ont été déposés à Salamanque et utilisés pour persécuter et réprimer ceux qui étaient considérés comme des ennemis de l’État. La documentation était une arme clé utilisée par les services de sécurité franquistes pour éliminer les francs-maçons, les communistes, les socialistes, les libéraux et les personnes innocentes. Ce n’est qu’après la transition vers la démocratie que les archives ont cessé d’être utilisées à des fins de renseignement.

Pour leur dernier jour, Rosa et Fergusson décident de visiter les Archives générales, une institution clé dans un État encore déchiré par des souvenirs contradictoires. Ils ont l’endroit entièrement à eux. Les notes officielles imprimées qui leur ont été remises sont cryptiques et les présentoirs semblent très datés. Les informations des Archives sont discrètement hostiles aux républicains. L’intervention des puissances de l’Axe en faveur des rebelles n’est pas mentionnée, alors que le manque de soutien des démocraties à la République l’est. Il n’y a pas de narration générale pour guider les spectateurs des affiches, des photographies et des documents. Le visiteur doit avoir une connaissance préalable des protagonistes de la guerre civile, de l’importance internationale de la lutte et de ses effets ultérieurs sur la société espagnole dans son ensemble.

Ils sont frappés de constater qu’une exposition sur la franc-maçonnerie, dont la pièce maîtresse est la reconstitution grandeur nature d’une loge maçonnique en session, occupe une place de choix. Selon les notes, les francs-maçons ont été réprimés et leur idéologie a fait l’objet d’une contre-propagande. Mais la signification de l’exposition n’est pas évidente. Rosa et Fergusson sont intrigués. Pourquoi le régime est-il si obsédé par les francs-maçons ?

Archives Générale de la Geurre civile espagnole, Salamanque, Wikimedia Commons

Le dernier soir, les collègues de Fergusson organisent un dîner informel dans l’appartement de María. Fergusson remercie ses hôtes pour leur grand soutien et leur amitié. Une fois de plus, il leur dit qu’il a été très bien accueilli en Espagne.

V

De retour à Glasgow, Rosa et Fergusson reprennent leurs activités habituelles. Pourtant, leur visite à Salamanque a laissé des questions insistantes. Quelques semaines après leur retour, Rosa offre à Fergusson un livre récemment publié – The Spanish Holocaust de Paul Preston. Fergusson a du mal à lire ce catalogue méticuleux des cruautés perpétrées par le régime de Franco. La répression et la persécution systématiques des vaincus étaient implacables. Des centaines de milliers de morts aux mains des franquistes, des tortures et des viols à grande échelle, la privation systématique de nourriture des prisonniers, des enfants arrachés à leur mère, la fuite d’un demi-million de réfugiés, l’utilisation des prisonniers politiques comme esclaves et la déportation des opposants au régime vers les camps nazis. À la fois captivé et déconcerté, Fergusson se reproche son ignorance du rôle de la franc-maçonnerie dans l’imaginaire conspirationniste, toujours présent dans les archives générales.

Le prologue de Paul Preston explique soigneusement qu’il a utilisé le terme « holocauste » pour refléter l’ampleur de la souffrance des victimes du régime. Il l’a également utilisé parce que « ceux qui justifiaient le massacre d’Espagnols innocents utilisaient une rhétorique antisémite et affirmaient fréquemment qu’ils devaient être exterminés parce qu’ils étaient les instruments d’une conspiration « juive-bolchevique-maçonnique » ». Pour les opposants rebelles à la République, la conspiration imaginée était « dirigée par des Juifs et exécutée par des francs-maçons par l’intermédiaire de laquais de gauche. » Fergusson est écœuré et ébranlé.

De temps en temps, Rosa et Fergusson parlent à certains de leurs amis de la Torah de Salamanque. En apparence, c’est une petite histoire bien ficelée, propre à provoquer des secousses ou à confirmer des convictions existantes. Pourtant, Fergusson revient sans cesse sur cette expérience.

Un vieux parchemin juif est conservé dans le coffre du trésorier d’une ancienne bibliothèque. Il doit être important pour mériter une telle sécurité, mais, étrangement, son conservateur prétend ne rien savoir de sa provenance. Le rouleau est présenté aux visiteurs comme une relique intrigante, une curiosité. Le spectateur n’est pas censé savoir ce qu’il est. Fergusson n’a pas condamné Marcos, dont la performance était tellement ancrée dans ce qu’il considérait comme allant de soi qu’il ne pouvait tout simplement pas voir qu’on pouvait l’offenser. C’était juste une routine éprouvée et testée.

Le flou de Marcos sur l’origine de la Torah pourrait être considéré comme un souvenir perdu, une rupture regrettable dans la chaîne de transmission curatoriale. Mais, réfléchit Fergusson, c’est bien plus que cela. En vérité, c’est le résultat d’un long processus d’oubli volontaire. Après tout, une bibliothèque est une institution qui catalogue ses fonds. C’est son essence même. Et une bibliothèque ancienne fait cela depuis des siècles. Il peut donc être étonnant qu’il n’y ait pas d’histoire à raconter sur l’un de ses fonds spéciaux. D’ailleurs, lorsque les conservateurs exposent un texte, ne devraient-ils pas savoir dans quel sens il doit être lu ? « Imaginez un parchemin de latin ou de grec ancien exposé à l’envers dans une bibliothèque historique, murmure Fergusson. Ce serait un scandale professionnel. »

Fergusson s’est souvent reproché de ne pas avoir protesté lorsque Marcos a renversé la Torah. Lorsque le rouleau a été sorti du coffre de l’université, il a été complètement stupéfait. À cet instant précis, il n’a pas pu trouver les mots nécessaires par lesquels un invité fait un reproche à son hôte. Ce n’est que plus tard, dans l’une des nombreuses reconstitutions imaginées de la scène, qu’il a pensé à ce qu’il aurait pu dire : « Je sais ce que c’est. Moi aussi, je suis le conservateur d’une Torah. Je sais d’où vient la mienne. Elle n’est pas conservée dans un coffre, dans une pièce secrète. Au contraire, elle est utilisée par ceux qui la considèrent comme sainte. C’est son but : être lue et entendue. Un conservateur ne doit pas être un geôlier ». Ce sont les mots qui lui venaient maintenant.

Ce n’est qu’après avoir commencé à écrire son récit que Fergusson s’est posé une question évidente. Pourquoi la Torah de Salamanque est-elle conservée dans un coffre à trésor, dans une pièce secrète ? Ce choix délibéré associe symboliquement le parchemin sacré des Juifs à la possession de richesses. Les Juifs et l’argent, encore. Pourquoi est-il conservé parmi les livres interdits par l’Inquisition, dans une chambre sinistre où règne encore une odeur d’anathème ? Cette performance bien rodée consistant à présenter le rouleau comme une curiosité, une relique d’une tribu disparue, est au fond un chef-d’œuvre de dissimulation. Au vu et au su de tous, il masque le fait que la Torah de Salamanque est considérée comme un captif encore dangereux, qu’il vaut mieux confiner dans une oubliette.

Jusqu’à ce qu’il ait enfin compris son statut occulte, Fergusson s’étonne que ses recherches répétées dans les catalogues de la Bibliothèque ne donnent aucune trace de l’existence de la Torah. Un jour, alors qu’il tombe par hasard sur l’annonce d’une conférence scientifique internationale tenue à Salamanque, il trouve une curieuse déchirure dans le voile de l’obscurité. Résumant les grandes attractions de la ville, un court paragraphe sur l’université mentionnait que parmi les « trésors inestimables de la bibliothèque se trouve une copie de la Tohá [sic]. »

VI

Rosa et Fergusson furent présents lorsque la force de l’histoire les a frappés sans qu’ils s’en rendent compte. Maintenant, pour le bien des archives, ils recherchent la relative fixité de l’écriture, car les histoires se transmutent dans les récits des autres. Sans doute, son récit pourrait être mieux raconté, mais il ne peut pas encore envisager comment le faire. Il s’est arrêté provisoirement, car il pense que, en ce qu’il le concerne, cette histoire ne pourra jamais vraiment se terminer.

 

Tel que relaté à Philip Schlesinger à Glasgow, le 1er août 2020.

 


Philip Schlesinger

Philip Schlesinger est professeur de « Cultural Theory » à l’Université de Glasgow. Ses recherches sur la sociologie politique des médias et de la culture sont citées dans le monde entier. Il s’intéresse également à l’ethnographie littéraire.

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