Pour faire face à sa responsabilité dans la Shoah, l’Allemagne a construit une « culture du souvenir » largement reconnue, qui place son passé au premier plan. Pourtant, à y regarder de plus près, des fissures apparaissent dans ce tableau. Car pour l’avocat et écrivain Zachary Simon, derrière l’attachement proclamé du pays à la mémoire de la Shoah, une timidité à juger les criminels, voir un mépris pour la justice, est manifeste.
Première partie d’une enquête, parue dans Tablet que nous remercions de nous avoir autorisé à publier cette traduction française inédite.
Personne dans la paisible ville d’Oak Ridge, dans le Tennessee, n’avait jamais soupçonné qu’il fut un criminel de guerre. Friedrich Karl Berger, que sa famille et ses amis appelaient « Fritz », vivait aux États-Unis depuis plus de 60 ans. Aux dires de tous, il était un citoyen modèle. Ses voisins – dont un survivant de la Shoah et un rabbin – le décrivaient comme un simple père de famille qui, à l’âge de la retraite, aimait passer du temps avec ses petits-enfants. Une photo prise en 2012 par un journal local le montre même en train de danser avec sa femme sur la chanson Crazy de Patsy Cline. « C’est notre chanson préférée ! », aurait dit sa femme « en lui faisant un signe de cœur avec ses mains. »
Pourtant, sous le vernis du père de famille souriant, il y avait l’indice d’un chapitre plus sombre de la vie de Berger : la pension qu’il continuait à percevoir du gouvernement allemand pour son « service en temps de guerre ». Ce service avait consisté à forcer les prisonniers d’un sous-camp du camp de concentration de Neuengamme, près de Meppen, à travailler « de l’aube au crépuscule » dans des conditions « atroces », « jusqu’à l’épuisement et la mort ». Pendant le service de Berger dans ce camp, 400 personnes sont mortes de maladies, de malnutrition et de mauvais traitements physiques. Dans les derniers jours de la guerre, Berger a conduit une marche de la mort de deux semaines, dans des conditions inhumaines, entraînant la mort de 70 personnes.
En 2020, un tribunal américain a estimé que Berger avait participé de son plein gré à ces crimes et a ordonné son expulsion vers l’Allemagne pour qu’il affronte les conséquences juridiques qu’il avait évitées pendant des décennies. Mais une fois de retour en Allemagne, les procureurs allemands – qui ont examiné le même ensemble de pièces que le tribunal américain – ont abandonné l’affaire en invoquant un manque de preuves.
Pour faire face à sa responsabilité dans la Shoah, l’Allemagne a cultivé une « culture du souvenir » largement reconnue, qui place littéralement son passé au premier plan. L’émouvant Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe de Berlin est ainsi situé dans le centre de la ville, à côté de la porte de Brandebourg, à quelques pas seulement du bunker aujourd’hui détruit où Adolf Hitler s’est tué. Les camps d’extermination et de concentration allemands de l’époque nazie ont été préservés et transformés en musées et centres éducatifs très visités. L’enseignement de la Shoah est obligatoire pour les écoliers et il est interdit de nier la Shoah ou d’afficher des symboles nazis.
Pourtant à y regarder de plus près, des fissures apparaissent dans la réputation mémorielle soigneusement construite par l’Allemagne. Parmi ces fissures, on trouve les pensions financées par les contribuables et que le gouvernement allemand verse encore à des personnes comme Fritz Berger. Des pensions qui révèlent une vilaine vérité sur la culture de la mémoire du pays : elle s’est souvent faite au prix de la justice.
L’après-guerre au-delà des procès de Nuremberg
Entre 1946 et 1949, les Alliés ont jugé environ 1600 anciens nazis pour crimes de guerre dans une série de procès, dont les célèbres procès de Nuremberg et les moins connus procès de Dachau. Au terme de ces procès, parmi les accusés, 73 % ont été condamnés et près de la moitié l’ont été à la peine de mort ou à la prison à vie. Mais l’intérêt des États-Unis pour la poursuite des nazis s’est rapidement émoussé à mesure que la concurrence avec l’Union soviétique s’intensifiait et que les responsables politiques se concentraient sur la guerre froide naissante. Résultat : bon nombre des fonctionnaires et bureaucrates expérimentés qui se trouvaient sur le territoire du fragile gouvernement ouest-allemand étaient des criminels.
Dans une Allemagne découpée, occupée par des puissances étrangères et embourbée dans la ruine physique et économique, le soutien des Allemands pour traduire en justice les auteurs de la Shoah était inexistant. En réalité, les Allemands se concentraient sur la reconstruction de leur propre vie. « Pour une grande partie de la population, les procès de Nuremberg n’ont même pas été perçus, car après la guerre les gens essayaient simplement de survivre», m’a dit le professeur Lars Berster, ancien juge et expert en droit pénal à l’université de Cologne, lors d’une interview. Sur le plan émotionnel, la confrontation avec les crimes horribles auxquels eux-mêmes ou leurs amis et parents avaient participé était insupportable.« Les gens ont juste essayé de ne pas y penser », dit Berster. « Les gens ont essayé d’oublier. »
Dans les années qui ont suivi la guerre, presque tous les responsables directs des crimes du régime nazi se sont réinstallés dans leur ancienne vie, se sont paisiblement réinstallés parmi leurs amis, leurs voisins, et même certaines de leurs anciennes victimes.
« Au milieu des années 1950, la dénazification était terminée et toute une série de lois d’amnistie avaient été promulguées », explique le professeur Sybille Steinbacher, historienne de la Shoah et directrice de l’Institut Fritz Bauer à Francfort, que j’ai interrogée par mail. « Cela a été suivi par la réhabilitation et l’intégration sociale des auteurs de crimes condamnés par les Alliés et par l’arrêt de facto des poursuites judiciaires. »
L’opinion publique avait changé – mais pas dans le sens de la justice. Comme l’explique Steinbacher, « la majorité des Allemands se considéraient comme ayant été séduits et trompés, comme des victimes d’Hitler et de la guerre, mais aussi comme victimes de la misère et de la dénazification d’après-guerre. »
Des condamnations dérisoires
La réticence du public allemand à demander des comptes aux auteurs de la Shoah a commencé à changer à la fin des années 1950. À cette époque, selon Steinbacher, « les enquêtes criminelles contre les auteurs de crimes nazis ont été reprises et systématisées. La guerre froide et, en particulier, la pression politique exercée par [l’Allemagne de l’Est] ont joué un rôle dans cette évolution, mais la société ouest-allemande en a également ressenti le besoin. »
En 1963, le procureur de Francfort Fritz Bauer, qui avait lui-même été brièvement interné dans un camp de concentration pendant la guerre, a porté plainte contre 22 accusés pour des crimes commis dans le camp de concentration d’Auschwitz en Pologne, dans ce qui est devenu le procès de Francfort-Auschwitz. « L’importance du procès », déclare Steinbacher, « réside dans le fait que, pour la première fois, un tribunal allemand a établi comment s’est déroulé le meurtre de masse à Auschwitz et a obtenu une image claire des crimes organisés par les SS par division du travail. »
Bien que le procès ait généré une énorme publicité, il est surtout devenu tristement célèbre en raison des peines dérisoires infligées aux condamnés. Le SS-Obersturmfuehrer Franz Lucas, par exemple, a été reconnu coupable d’avoir aidé et encouragé à quatre reprises le meurtre de plusieurs milliers de personnes lorsqu’il travaillait sur la rampe d’arrivée du camp, sélectionnant les victimes pour qu’elles meurent dans les chambres à gaz ou « épargnant » les autres en les envoyant travailler comme esclaves. D’abord condamné à une peine de trois ans et trois mois de prison, celle-ci a finalement été annulée en appel car, bien qu’il ait volontairement participé aux sélections pour les chambres à gaz, le tribunal a accepté la défense selon laquelle il ne l’avait fait que par crainte d’un « danger imminent pour sa vie et son intégrité physique » en cas de refus. À ce jour, il n’existe aucune preuve démontrant qu’un gardien de camp de concentration ait jamais couru un « danger imminent pour sa vie ou son intégrité physique » pour avoir refusé de participer à de tels crimes.
Le SS-Obersturmfuehrer Karl Hoecker, s’est lui rendu célèbre pour avoir conservé un album-photo montrant des scènes de gardes d’Auschwitz souriants et participant à des chants et autres activités sociales à Solahuette, la retraite SS située à environ 40 kilomètres d’Auschwitz-Birkenau. En tant que haut fonctionnaire d’Auschwitz, Hoecker a été reconnu coupable d’avoir pris part au meurtre de 3000 personnes. Condamné à sept ans de prison, il a été libéré au bout de cinq ans et a continué à travailler comme employé de banque.
Dans l’un des cas les plus étonnants, le SS-Untersturmfuehrer Hans Stark a admis avoir personnellement versé du Zyklon B dans une chambre à gaz qui contenait entre 200 et 250 Juifs. Dans une déclaration, il a décrit ce qui s’est passé ensuite : « Puisque le Zyklon B – comme mentionné précédemment – était sous forme de granulés, il a roulé sur les gens pendant qu’on le versait. Ils ont alors commencé à pousser des cris terribles car ils savaient maintenant ce qui leur arrivait. Je n’ai pas regardé par l’ouverture car elle devait être fermée dès que le Zyklon B avait été versé. Après quelques minutes, le silence s’est installé. Au bout d’un certain temps, peut-être dix à quinze minutes, la chambre à gaz a été ouverte. Les morts gisaient en vrac un peu partout. C’était un spectacle épouvantable. » Stark a été condamné à dix ans de prison, et a été libéré après trois ans.
Les historiens estiment que jusqu’à un million de personnes ont participé à la réalisation de la Shoah. Entre 1945 et 2005, 140 000 procès ont été intentés contre des criminels nazis devant les tribunaux allemands. Sur ces 140 000 procès, 6 656 ont abouti à des condamnations, soit un taux de condamnation inférieur à 4,8 %. Parmi les personnes condamnées, 75 % ont été condamnées à des peines de prison allant de deux à cinq ans, l’équivalent d’une simple tape sur la main. Au regard de ces chiffres, il est difficile de ne pas conclure que, quels qu’aient été les efforts déployés par l’Allemagne pour expier son passé, ils n’ont pas inclus la justice légale pour les victimes de la Shoah.
« L’ampleur des crimes, et le nombre de personnes qui y ont pris part, qui les ont facilités est dérisoire par rapport au nombre de personnes qui ont finalement été poursuivies, et par rapport ensuite au nombre plus petit de personnes qui ont été condamnées, et par rapporte au nombre encore plus petit de personnes qui ont été condamnées à de lourdes peines. Voilà ce qui doit est tenu pour une mesure de justice », m’a dit dans une interview un fonctionnaire du ministère américain de la Justice familier des poursuites contre les criminels nazis. Puis le fonctionnaire s’est corrigé, ajoutant rapidement : « Évidemment, parler de ‘mesure de justice’ est totalement inadéquat. »
Les anciens nazis aux manettes du système judiciaire
Dans les années qui ont immédiatement suivi la guerre, alors que les Alliés poursuivaient un programme officiel de dénazification, un effort discret et coordonné a commencé en Allemagne de l’Ouest pour réinstaller d’anciens membres du régime nazi.
« Après un ou deux ans, un réseau s’est très rapidement mis en place, dans lequel ceux qui étaient déjà en poste ont aidé d’anciens membres du parti nazi à intégrer le gouvernement et les institutions gouvernementales », m’a dit le professeur Christoph Safferling, président du département de droit pénal de la Friedrich-Alexander-Universität Erlangen-Nürnberg et co-auteur des Rosenburg Files, un rapport de 2016 commandé par le ministère fédéral allemand de la justice pour enquêter sur le rôle des anciens nazis dans le gouvernement ouest-allemand.
Ces efforts ont été couronné de succès. Selon les Rosenburg Files, entre 1949 et 1973, 53 % du personnel du ministère de la Justice né avant 1927 étaient d’anciens membres du parti nazi. Plus inquiétant encore, 20 % étaient d’anciens membres de la Sturmabteilung, les SA. « Si vous pensez à ce que les SA représentent réellement, dit Safferling. Il s’agit d’un groupe paramilitaire, lançant des combats de rue, et en 1938, la Reichskristallnacht [la nuit de cristal]. Vous n’étiez pas membre des SA par hasard. » Safferling affirme que ces statistiques, aussi surprenantes soient-elles, sous-estiment en réalité l’influence du parti nazi sur le système judiciaire ouest-allemand d’après-guerre.
« Beaucoup des plus hauts placés et des plus anciens juges du Reich allemand n’ont pas été membres du parti nazi. Pourquoi ? Parce qu’ils n’en avaient pas besoin pour leur carrière. En 1933, ils étaient déjà les juges les plus installés. Ils ont donc continué à travailler à leur poste et, bien sûr, ils se sont liés avec le régime national-socialiste. » Après la guerre, sans être inquiété, ce réseau de juges et d’anciens avocats nazis au sein du nouveau gouvernement ouest-allemand a rapidement mis en place des obstacles à la poursuite des criminels nazis, des obstacles qui perdurent encore aujourd’hui. En 1950, le Bundestag a adopté une loi d’amnistie générale pour les anciens nazis. Les rédacteurs de cette loi avaient repris le texte de la loi d’amnistie générale d’Hitler de 1935, l’avaient copié mot pour mot – en omettant les « dispositions spécifiques au Führer » – et l’avaient fait passer pour nouvelle.
En 1968 – trois ans après la conclusion des procès d’Auschwitz à Francfort – le gouvernement ouest-allemand a pris la mesure la plus offensive de son histoire pour empêcher la poursuite des criminels nazis en adoptant une loi de prescription, avec effet rétroactif, de la plupart des crimes nazis.
En 1954, le gouvernement ouest-allemand a adopté une autre loi d’amnistie. Cette fois, la loi s’appliquait spécifiquement aux crimes commis à la toute fin de la guerre, y compris les marches de la mort et les massacres de détenus des camps de concentration perpétrés alors que les Alliés avançaient en Allemagne. « L’amnistie de 1954 a été légitimée par la confusion totale qui régnait à la fin de la guerre. Je ne comprends pas vraiment le concept, dit Safferling, mais c’était le cas. »
En 1968 – trois ans après la conclusion des procès d’Auschwitz à Francfort – le gouvernement ouest-allemand a pris la mesure la plus offensive de son histoire pour empêcher la poursuite des criminels nazis en adoptant une loi de prescription, avec effet rétroactif, de la plupart des crimes nazis. Puis, dans une célèbre affaire judiciaire permettant d’apprécier la portée de la nouvelle loi, un panel de juges l’a interprétée aussi largement que possible, vraisemblablement dans le but d’empêcher le plus grand nombre possible de poursuites. « Le panel qui a tranché cette affaire était composé de cinq juges du Bundesgerichtshof, et quatre d’entre eux avaient été membres du parti nazi », explique Safferling. « Celui qui a rédigé l’avis était un criminel de guerre recherché à Magdebourg, en Allemagne de l’Est. Il avait certainement intérêt à se débarrasser de ces affaires et à justifier ses propres actes en appliquant une jurisprudence très limitée. Ces juges se disculpaient toujours eux-mêmes. »
Meurtre et complicité : une asymétrie du système allemand
Prises ensemble, les lois d’amnistie, la loi de 1968 sur la prescription et la décision du Bundesgerichtshof, ont fermé la porte aux poursuites pour la plupart des crimes nazis. Il restait néanmoins un crime dont les anciens nazis pouvaient encore être accusés par les tribunaux allemands, même en dépit des obstacles récemment construits : le meurtre.
Il existe deux façons d’inculper quelqu’un de meurtre selon la loi allemande. La première est en tant qu’auteur du crime. Ce n’est pas facile. Pour pouvoir inculper un citoyen allemand en tant qu’auteur d’un meurtre dans un camp nazi, les procureurs doivent avoir la preuve concrète que l’accusé a personnellement assassiné quelqu’un. Dans le contexte de la Shoah, la nécessité de cette preuve représente un obstacle évident. « Dans toute affaire criminelle normale, vous avez une scène de crime », explique le procureur israélien Michael Shaked dans The Devil Next Door, une série documentaire sur le gardien de camp nazi John Demjanjuk. « Mais les nazis, eux, ont brûlé et détruit la plupart des preuves. Il en va de même pour les témoins oculaires – la plupart d’entre eux ont été exterminés par les Allemands. » Il s’est donc avéré quasiment impossible d’inculper d’anciens criminels nazis comme auteurs de meurtres dans les tribunaux allemands d’après-guerre.
La deuxième façon d’inculper quelqu’un de meurtre est liée au concept juridique allemand de « complicité de meurtre », qui est à peu près analogue à la responsabilité du complice dans les juridictions de Common Law comme les États-Unis. Avec une différence cruciale cependant : aux États-Unis, un complice de meurtre encourt la même culpabilité et sanction que le meurtrier. Cela signifie que si le meurtrier encourt la prison à vie, le complice peut également encourir la prison à vie. En Allemagne, en revanche, le jugement du complice est différent. La peine maximale que peut encourir un complice de meurtre en Allemagne est de 15 ans de prison.
C’est là une des raisons pour lesquelles les criminels nazis ont toujours bénéficié de peines de prison clémentes. Une autre raison, comme l’explique Berster, est qu’en Allemagne la condamnation d’un criminel reconnu coupable n’est pas basée sur « l’ampleur de la faute légale qui a été commise, mais sur la « culpabilité » individuelle pour la commission de cette faute ». « Blameworthiness », explique Berster, n’est pas un concept que l’on retrouve dans le droit anglo-américain ou même international. « Le caractère blâmable signifie : « Dans quelle mesure ce tort peut-il réellement être attribué à une personne individuelle ? ». Et il y a beaucoup de circonstances atténuantes à prendre en compte ici. »
Or, l’une de ces circonstances atténuantes, décidé à plusieurs reprises les tribunaux allemands, a été la brutalité du régime nazi envers les Allemands eux-mêmes. Comme le raconte Berster, « Tous ceux – en particulier lors du premier procès d’Auschwitz – qui étaient assis sur le banc des juges avaient connu la guerre. Et le président du tribunal avait été juge à l’Erbgesundheitsgericht – le soi-disant « tribunal eugénique » – et dans un tribunal militaire. Tous avaient le sentiment qu’il est extrêmement difficile de s’opposer à un tel régime. » Dans ces conditions, Berster avance que « la culpabilité du crime est peut-être un peu moins – ou beaucoup moins – forte que dans des conditions normales. Et je pense que cela a finalement contribué aux peines relativement légères ». Durant les procès de Nuremberg, la participation d’un accusé au régime nazi contribuait à établir sa culpabilité ; en vertu du droit allemand d’après-guerre, à l’inverse, elle le tirait d’affaire.
L’obstacle de la responsabilité personnelle ?
« L’approche principale du système judiciaire allemand consistait à dire qu’il n’y avait que cinq coupables – Hitler, Himmler, Goering, Goebbels, et peut-être un ou deux autres – et que tous les autres étaient des suiveurs, tous les autres étaient des complices. C’est une théorie formidable parce que vous minimisez l’adhésion au national-socialisme de millions de personnes », dit Safferling : « Vous disculpez tout le monde ».
Même dans les cas où la culpabilité des accusés ne faisait aucun doute, les procureurs allemands ont eu recours à des raisonnements juridiques tordus pour éviter d’inculper quiconque ne s’appelle pas Hitler, Himmler, Goering ou Goebbels. Dans une de ces affaires, datant de 1970, les procureurs ont envisagé d’inculper des membres de la Fahrbereitschaft, dont le travail consistait à conduire les personnes trop âgées, trop fragiles, trop malades ou trop handicapées pour marcher, des rampes d’arrivée aux chambres à gaz. Mais les procureurs ont finalement refusé d’engager des poursuites, estimant que « [l]es membres de la Fahrbereitschaft apparaissent comme de petits « larbins » au regard d’une vue globale sur ce qui s’est passé dans le camp de concentration d’Auschwitz. »
Dans une autre affaire datant de 1982, les procureurs ont enquêté sur les membres du Wachsturmbann, qui étaient postés à la rampe d’arrivée d’Auschwitz afin d’empêcher les gens de s’échapper pendant qu’ils attendaient d’être triés entre les chambres à gaz ou les camps de travail. En vertu du droit anglo-américain, ces hommes auraient été jugés en tant que complices de meurtre et auraient probablement encouru la même peine que les hommes ayant appuyé sur la gâchette ou versé le Zyklon B. Mais les procureurs allemands ont refusé d’engager des poursuites car, selon eux, les membres du Wachsturmbann n’ont en fait empêché personne de s’échapper. Selon les procureurs, les victimes sélectionnées pour travailler comme esclaves étaient par définition en assez bonne santé pour tenter de s’échapper ; les autres – trop jeunes, trop âgées ou trop malades pour travailler – étaient de toute façon trop infirmes pour s’échapper. Par conséquent, le Wachsturmbann n’a empêché personne de s’échapper et n’a donc contribué à aucun meurtre.
Même en mettant de côté les considérations morales, cette conclusion est à la fois juridiquement et factuellement fausse. D’un point de vue juridique, il importe peu que les victimes aient pu s’échapper, pour la même raison que les auteurs de tentatives de meurtre ne sont pas acquittés si leurs victimes portent des gilets pare-balles. En outre, la conclusion des procureurs ne tient pas compte du fait que les personnes en bonne santé ont probablement été dissuadées de tenter de s’échapper par la présence d’hommes armés en uniforme (et de fortifications militaires sur la rampe d’arrivée). Et si l’on considère que de nombreuses victimes en bonne santé, sélectionnées pour le travail forcé, ont également été tuées, la conclusion des procureurs est dépourvue de tout raisonnement juridique solide.
Dans une affaire de 2005, les procureurs allemands ont envisagé d’inculper Oskar Groening, le « comptable d’Auschwitz », qui était principalement chargé de trier et de compter l’argent confisqué aux nouveaux arrivants dans le camp. Si les fonctions de Groening étaient de nature bureaucratique, il était pleinement conscient des atrocités qui se déroulaient dans le camp. Dans une interview accordée à la BBC au début de la même année, Groening raconte : « Je considère que c’est ma tâche maintenant, à mon âge, de faire face à ces choses que j’ai vécues, et de m’opposer aux négationnistes de la Shoah qui prétendent qu’Auschwitz n’a jamais existé » et d’ajouter : « J’ai vu les fours crématoires, j’ai vu les fosses de combustion ». Beaucoup ont estimé que Groening était enfin prêt à parler publiquement de ce qu’il avait vu et vécu à Auschwitz parce qu’il savait que, selon la loi allemande, il était intouchable.
C’était bien le cas. Après une brève enquête, les procureurs ont refusé d’engager des poursuites à son encontre parce qu’il « n’a pas cherché à empêcher les évasions de prisonniers ». La prévention des évasions, ont noté les procureurs, « était la tâche des hommes qui occupaient des postes dans le Wachsturmbann » – les mêmes hommes qui n’avaient pas non plus empêché les évasions.
ZACHARY SIMON
Zachary Simon est avocat et écrivain à Francfort, en Allemagne. Il a travaillé pour la Cour de justice des Communautés européennes, le Sénat américain et la Chambre des représentants des États-Unis.
Merci à la revue Tablet de nous avoir permis de traduire cet article.