Que signifie pour une nation d’exister ? À partir de la position de Milan Kundera – disparu il y a exactement un an – et du mouvement de résistance culturelle à la dissolution dans le totalitarisme soviétique, Danny Trom interroge la différence qu’il y a entre les rêves nationalistes de puissance et l’irréductible revendication d’un esprit national (et européen). N’y-aurait-il pas là un enjeu pour l’avenir d’Israël ?
La Dissidence, dont Kundera, réfugié tchèque en France, devint une des figures emblématiques, se pensait comme un mouvement de résistance européen. Dans cette expérience historique si singulière, celle d’États-nations formellement indépendants, mais en pratique corsetés par l’Empire russo-soviétique, s’élaborait souterrainement ce que l’on peut qualifier de nationalisme de la menace existentielle. La menace était double, russe et soviétique : les États étaient inféodés à la Russie, dépendants, « satellisés » comme on disait alors, mais, ajoutait la Dissidence, les nations étaient évidées de leur substance même par le soviétisme, au point que leur existence était en péril. L’État, qu’il coiffe les nations polonaise, tchèque, slovaque ou hongroise, n’était qu’une coquille vide, incapable de satisfaire la volonté des peuples non seulement de s’exprimer, mais de se perpétuer. La critique de la domination politique se doublait alors d’une critique « culturelle », voire « civilisationnelle », du projet soviétique démiurgique visant à fabriquer un Homme nouveau, accusé d’attenter à l’humanisme européen dont les cultures nationales d’Europe centrale présentaient autant de déclinaisons.
Dans le contexte de la guerre froide, l’Europe de l’Ouest reçut le message de la Dissidence et célébra cette Mitteleuropa jadis vibrante, mais injustement brimée. Depuis que le rideau de fer est tombé sur l’Europe, cette partie de « l’Europe kidnappée », selon le mot de Kundera, était étouffée sous la grisaille soviétique, presque éteinte. Le tapage éditorial autour du roman d’Europe centrale sous l’empire des Habsbourg et les grandes expositions itinérantes sur le monde austro-hongrois englouti qui aimantaient un public massif, furent autant de manières dont l’Europe de l’Ouest célébrait les opprimés et signait collectivement l’irrépressible participation des nations du Centre de l’Europe à une grande culture humaniste commune. C’est ainsi qu’en France, mais ailleurs aussi, une génération, en rupture avec le communisme et ses succédanés gauchistes, renouait avec une idée de l’Europe comme patrimoine commun. Elle troqua le corpus doctrinaire issu du marxisme pour la littérature classique. Elle se rallia à l’humanisme via la critique politique de la domination administrée.
Admettre que l’Homme est un phénomène irréductible à toute transformation artificielle, que la liberté de créer est « le propre de l’humanité européenne », que cet héritage doit être préservé et cultivé ; voilà autant de manières par lesquelles la Dissidence ancrait la résistance dans une continuité historique désormais revendiquée. Le phénoménologue tchèque Jan Patočka, élève de Husserl et de Heidegger, en 1976 premier porte-parole avec Václav Havel de la Charte 77 pour les droits et libertés civiques en Tchécoslovaquie, donna à cette revendication un soubassement politico-métaphysique : « Au lieu de renouer avec l’idéal européen du soin de l’âme, le socialisme scientifique n’a fait que reproduire la fiction d’une légalité nécessaire de l’histoire dont la fin résiderait dans l’accomplissement de l’égalité réelle entre les hommes[1] ». Abattre cette fiction signifiait rejoindre le cours de l’histoire en renouant avec un héritage authentique dont chaque nation européenne était le dépositaire.
Si le propre de la domination soviétique est l’interruption du cours de l’histoire par la confiscation de l’héritage européen, la nation culturelle en tant que telle, dans toutes ses productions, concentre le point de résistance à la domination totalitaire : voilà ce que clame la Dissidence, et ce qui l’établit comme la plus littéraire de toutes les résistances connues.
La lutte des dissidents se mènera alors sur deux fronts parallèles : contre le système répressif soviétique dans ses manifestations les plus concrètes, et pour le salut de « l’âme » européenne dont chaque nation porte la flamme, même si elle n’est plus qu’une lueur. Sous la domination froide des techniques d’administration soviétiques se déterminait ici une expérience proprement européenne, malgré la répression ; et derrière le masque de l’homo sovieticus perçait le visage de l’homme européen, résilient, ou restauré dans son épaisseur culturelle. Dans ce contexte précis naquit donc l’idée que la continuité historique est un bien, associé à un droit durable à la possession. En première approximation, cette idée est étrange. La continuité historique n’est-elle pas un fait, un flux dans lequel on est immergé, depuis qu’a émergé une pensée de l’histoire ? Que ce processus soit affecté de transformations, de bifurcations, voire de ruptures, n’en est que le corollaire. C’est précisément là que la Dissidence innovait : elle fit de la continuité historique un objet de réclamation.
Pour les nations figées dans le glacis soviétique, la menace de disparition faisait fond sur un constat : la perpétuation de la nation n’a pas l’État pour condition historique, puisque cet État n’existât pour elle au mieux que par éclipses. Kundera dira : « La culture, c’est la mémoire du peuple, la conscience collective de la continuité historique, le mode de penser et de vivre ». Il n’empêche : l’État en constitue le véhicule idéal auquel on aspire ardemment. Entre-temps, la nation opprimée et menacée d’effacement s’efforce de survivre sans État ou sous un État fantoche, en attendant d’être réellement dotée d’un État qui lui soit adéquat. Résiliente, elle s’accommode de l’intermittence de l’État, dans l’expectative de sa restauration. Si le propre de la domination soviétique est l’interruption du cours de l’histoire par la confiscation de l’héritage européen, la nation culturelle en tant que telle, dans toutes ses productions, concentre le point de résistance à la domination totalitaire : voilà ce que clame la Dissidence, et ce qui l’établit comme la plus littéraire de toutes les résistances connues.
La leçon de la Dissidence fit grande impression sur une génération militante à l’Ouest, désenchantée par le communisme « réellement existant » et nourrie de témoignages du goulag, de samizdats, des écrits de Czesław Miłosz, Vaclav Havel, Milan Kundera ou Danilo Kis. Ainsi se formula un genre de critique adressé, non pas aux sociétés politiques soviétiques finalement englouties par la marche de l’Histoire, mais à nos propres sociétés occidentales, elles aussi saisies par « la dictature du présent », elles aussi traversée d’une crise de la culture, compromettant la continuité historique des nations culturelles européennes[2]. Le nationalisme de la menace existentielle devint imperceptiblement une topique commune.
Ballotées entre la nostalgie d’une puissance passée et l’espoir de retrouver leur grandeur à travers l’Europe politique, les grandes nations sont, elles aussi, envahies par la crainte.
Milan Kundera, en pédagogue européen exilé à l’Ouest, proposa à son auditoire occidental une définition précise du sujet collectif résistant : la « petite nation », celle dont l’existence, à n’importe quel moment, peut-être remise en question ; celle qui peut disparaître à tout moment et en a conscience[3]. La petite nation est fragile et persévérante. Ce qui distingue donc la petite de la grande nation tient à l’expérience de la précarité. La certitude de la continuité est le privilège des grandes nations qui possèdent continument un État robuste. Pourtant, en Europe de l’Ouest, le nationalisme des nations anciennement insérées dans un État ne se présente plus dans cette mouture affirmative, autosatisfaite, parfois impériale et belliqueuse, qu’on a longtemps connue. Cette version s’est érodée sous les coups de boutoir des deux guerres mondiales. L’édification de l’Europe politique, fondée sur la paix et la solidarité, supposait cette atténuation drastique. Ballotées entre la nostalgie d’une puissance passée et l’espoir de retrouver leur grandeur à travers l’Europe politique, les grandes nations sont, elles aussi, envahies par la crainte.
À l’ancien nationalisme de facture impériale se substitua donc à l’ouest de l’Europe un nationalisme de la menace propre aux « grandes nations ». En France, depuis cet événement inaugural, douloureux, irrattrapable, que fut la défaite de 1940, et depuis la Libération censée la surmonter, le gaullisme a légué à la France une conscience de soi malheureuse de nation déclassée. « Puissance moyenne à vocation mondiale » était le réajustement statutaire gaullien opéré après-guerre, auquel on s’accrochait. Le déclassement inexorable, associé à la volonté de maintenir son rang, devint une topique française. Fondé ou pas, le déclassement est un diagnostic dont les « grandes nations » ont le privilège. Les « petites nations », quant à elles, déploient une variante du nationalisme de la menace qui n’en passe précisément pas par la hantise du déclassement, parce qu’elles ne furent jamais insérées dans cet espace compétitif du concert européen d’antan réservé aux grandes puissances. Ce qui y est revendiqué n’est pas un reclassement, voire un sur-classement, comme on dit dans les compagnies aériennes, mais, plus modestement, le droit à une place assurée.
Alors, lorsque vinrent le dégel puis l’effondrement de l’Union soviétique, l’Union européenne invita les petites nations à la rejoindre, sans condition, afin de les soustraire durablement à l’Empire, sans prêter attention à l’intensité du nationalisme de la menace dont la Dissidence était l’incubateur. On s’aperçut progressivement que ce conservatoire idéalisé de notre passé commun d’avant-guerre transportait avec lui un éthos national que nous pensions périmé, incompatible avec l’esprit de la nouvelle Europe. Car l’adhésion à l’Union européenne était d’abord pour les petites nations une manière d’assurer leur survie en tant que nations, non pas de s’intégrer dans une Europe libérale post-nationale, comme en attestent aujourd’hui les cas de la Hongrie ou la Pologne. Surtout, on s’aperçut que l’éthos des petites nations menacées de disparition et celle des grandes nations menacées de déclassement pouvaient parfaitement s’emboiter. Les deux hantises se prêtent à l’interpolation. L’Union européenne est désormais traversée d’une tension irrésolue : est-ce le nationalisme post-national tenaillé par la crainte du déclassement, mais fermement résolu à s’unir pour le contrer qui l’emportera, ou est-ce le nationalisme de la menace propre aux petites nations qui déteint inexorablement sur l’ensemble de ses membres ? Voilà précisément la question qui se pose aujourd’hui à nous, Européens.
D’où l’ambiguïté du statut de la petite nation juive dans l’esprit des Européens : d’une part, elle est la petite nation par excellence, puisqu’elle fut presque complètement exterminée en Europe, mais d’autre part, elle est assez puissante pour se doter d’un État territorial capable de s’imposer dans un environnement hostile, alors que les juifs ont toujours formé une nation dispersée, politiquement impuissante.
Kundera érigea le syntagme petite-nation à la hauteur du concept à partir d’un cas limite : « Je souligne ces mots : petite nation. En effet, que sont-ils, les Juifs, sinon la petite nation par excellence ? La seule de toutes les petites nations de tous les temps qui ait survécu aux empires et à la marche dévastatrice de l’Histoire »[4]. Si le critère est la précarité, Kundera est fondé à faire des juifs le prototype de la petite nation. Les juifs forment effectivement une petite nation survivante. La petite nation d’Europe centrale écrasée sous la botte de l’Empire peut chanter, tel un défi lancé aux puissants, que « La Pologne n’a pas encore péri », comme le fait l’hymne national polonais depuis le démembrement de l’État en 1795. Pourtant, les juifs apprirent à se perpétuer sans État, sans même se le figurer, alors que les petites nations l’espéraient ardemment, différence significative qui échappa à Kundera. Vivre dispersés dans les interstices des États — Empires ou États-nations, peu importe ici — n’équivaut nullement à posséder l’État par intermittence.
Et pourtant, l’avènement de l’État d’Israël semble confirmer la justesse de la définition de Kundera puisque les juifs durent finalement, eux aussi, en passer par l’État pour surmonter le tumulte de l’Histoire. On peut conjecturer que, du point de vue des petites nations, édifier un État constitue une prouesse d’autant plus grande qu’on le fait contre sa propre tradition ancestrale qui enjoint de s’en abstenir. Mais, du point de vue de la grande nation déclassée, celle qui précocement fit des juifs des citoyens, l’État d’Israël apparait plutôt comme l’ultime produit d’un peuple « sûr de lui et dominateur » dont la force, selon de Gaule, tient dans sa capacité de puiser dans un fond historique immémorial. D’où l’ambiguïté du statut de la petite nation juive dans l’esprit des Européens : d’une part, elle est la petite nation par excellence, puisqu’elle fut presque complètement exterminée en Europe, mais d’autre part, elle est assez puissante pour se doter d’un État territorial capable de s’imposer dans un environnement hostile, alors que les juifs ont toujours formé une nation dispersée, politiquement impuissante.
Comment alors qualifier les juifs en tant que nation européenne si la définition de Kundera s’avère partielle ? Certes, Israël est l’État dont s’est doté une petite nation, la plus petite d’entre-elles, car la menace existentielle fut, pour ce qui la concerne, abruptement exécutée en Europe. Mais l’État advenu n’est pour elle jamais un idéal, plutôt une solution, peut-être provisoire, dont l’existence des juifs dépend conjoncturellement, mais pas essentiellement. L’anomalie, pour elle, ne tient précisément pas dans l’interruption de l’Etat mais dans son surgissement inopiné.
L’État pour les juifs est un moyen, ajusté au monde d’après-guerre, d’apaiser leur angoisse, tout en cultivant l’idéal de la culture politique que l’Europe fut incapable d’honorer. Mais si cet État situe la continuité historique à travers une mythologie de l’autochtonie, il se noiera dans l’insignifiance des querelles régionales moyen-orientales dont il ne sera plus qu’un élément sans importance.
Ce faisant, cette solution étatique, concoctée à partir des contradictions politiques de l’Europe d’avant-guerre, se voulait expurgée des scories de l’État national européen dont les juifs firent une expérience amère, ce dont témoigne la Déclaration d’Indépendance de l’État d’Israël. Kundera en avait une conscience nette : « Si les Juifs, même après avoir été tragiquement déçus par l’Europe, sont pourtant restés fidèles au cosmopolitisme européen, Israël, leur petite patrie enfin retrouvée, surgit à mes yeux comme le véritable cœur de l’Europe, étrange cœur placé au-delà du corps ».[5]Cela tenait de l’ordre de l’évidence pour Kundera, car c’est bien ainsi, par un mouvement de session des juifs européens et sous l’empire des nécessités, que l’État d’Israël naquit. Mais aujourd’hui, ce petit État est secoué par des vents contraires, et l’on relit ce discours de Kundera à Jérusalem le cœur serré.
Que l’État d’Israël demeure fidèle à cette trajectoire va dépendre d’où il situe le point de continuité de l’histoire juive dont il procède. Que la conscience de la précarité des juifs l’infuse est logique, inévitable. L’État pour les juifs est un moyen, ajusté au monde d’après-guerre, d’apaiser leur angoisse, tout en cultivant l’idéal de la culture politique que l’Europe fut incapable d’honorer. Mais — et telle est la pente sur laquelle il risque de glisser, sur laquelle il glisse déjà — si cet État situe la continuité historique à travers une mythologie de l’autochtonie, il se noiera dans l’insignifiance des querelles régionales moyen-orientales dont il ne sera plus qu’un élément sans importance. Tel est l’enjeu brulant qui se pose aux juifs aujourd’hui, qu’ils soient citoyens de leurs États en Europe ou qu’ils soient citoyens de l’État d’Israël, cet État destiné à mettre les juifs à l’abri des errements d’une Europe alors persécutrice, puis criminelle et désormais transie par le doute sur sa propre capacité de se perpétuer.
Danny Trom
Notes
1 | Jan Patočka, « L’héritage européen » in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p.122. |
2 | On en trouve l’expression la plus aboutie chez Alain Finkielkraut : « Il se trouve que, lisant ces manuels [scolaires] j’ai reçu le dernier livre de Milan Kundera, ‘Le Rideau’. Il s’ouvre et se ferme sur la ‘conscience de la continuité’. J’y lis ceci, à la première page : ‘La conscience de la continuité historique [est] l’un des signes par lesquels se distingue l’homme appartenant à la civilisation qui est (ou était) la nôtre.’ Cette conscience de la continuité manque totalement dans nos manuels. À la fin de son livre, Kundera écrit : ‘Arrachées à l’histoire de leurs arts, il ne reste pas grand-chose des œuvres d’art.’ On ne peut mieux dire. Cela répond exactement à notre problème. La conscience de la continuité historique a complètement disparu. » |
3 | Kundera Milan, « Un occident kidnappé » ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, 1983/5 n°27, p. 3-23. |
4 | Kundera, ibidem. |
5 | Milan Kundera, « Discours de Jérusalem. Le roman et l’Europe » [1985], L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p.191. |