Kichinev, 1903 : du pogrom au mythe

Dans Pogrom. Kichinev ou comment l’Histoire a basculé, paru en français aux Éditions Flammarion, Steven J. Zipperstein revient sur le massacre de Kichinev en 1903, événement local devenu traumatisme global dans la conscience juive moderne. Plus qu’un simple récit de violence, son enquête dévoile comment ce pogrom – largement médiatisé, interprété, mythifié – a infléchi l’histoire juive contemporaine : il a nourri l’essor du sionisme, suscité une mobilisation mondiale, inspiré la littérature et la presse, et forgé un paradigme durable de la vulnérabilité juive. Par une approche mêlant microhistoire et analyse culturelle, l’historien américain démonte les récits simplificateurs, interroge les distorsions mémorielles, et révèle comment un drame provincial a cristallisé les grandes tensions politiques, sociales et symboliques du XXe siècle juif.

 

Photographie prise après le pogrom de Kichinev en 1903. Les victimes sont allongées, enveloppées dans des châles de prière avant l’inhumation (domaine public).

 

K. : Qu’est-ce qui vous a motivé, plus de 100 ans après le pogrom de Kichinev, à écrire ce livre ?

Steven Zipperstein : Au départ, je n’avais pas l’intention d’écrire ce livre en particulier. J’avais signé un contrat avec un éditeur pour produire une histoire complète de la vie des Juifs d’Europe de l’Est et de Russie du XVIIIe siècle à nos jours. J’ai subdivisé le travail, m’obligeant à lire de manière approfondie sur un sujet particulier pendant trois ou quatre semaines. L’un de ces segments portait sur le pogrom de Kichinev. Et ce qui m’a finalement convaincu qu’il y avait là une histoire plus profonde à creuser, ce sont, curieusement, les transcriptions du deuxième congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe. J’ai réalisé que Lénine l’avait structuré de telle manière qu’il devint la réunion marquant l’émergence des bolcheviks. Il remporta un vote concernant l’organisation et la centralisation du parti. Il comprit aussi, en août et septembre 1903, que le Bund, qui se sentait profondément obligé de défendre les Juifs, ne pouvait accepter la centralisation, surtout au lendemain du pogrom de Kichinev[1]. Le Bund ne pouvait pas proclamer ouvertement qu’il défendait l’ensemble des Juifs, car il se présentait officiellement comme une organisation de classe, engagée exclusivement dans la protection des travailleurs juifs. En réalité, ses préoccupations et son action s’étendaient bien au-delà de ce cadre, englobant l’ensemble de la communauté juive. Lénine, qui était perspicace, savait que le Bund luttait en réalité les mains liées dans le dos. J’en suis venu à la conclusion de la présence tacite dans la salle — lors de l’une des réunions marxistes les plus importantes d’avant 1917 — du pogrom de Kichinev que tout le monde avait en tête. C’est là que tout a commencé. Et en approfondissant mes recherches, j’ai découvert des documents extraordinaires… 

Par ailleurs, j’ai toujours été intéressé par l’intersection entre le mythe et l’histoire et j’ai exploré cette relation de différentes manières dans mes travaux. Cependant, je n’avais jamais eu l’occasion de l’examiner avec la clarté que m’offrait ce cas. Pour quiconque s’est intéressé au pogrom de Kichinev, il s’agit sans doute de l’événement le mieux documenté de l’histoire récente des Juifs russes, tant en langue russe que dans d’autres langues. Des commissions officielles ont été mises en place ; chaque maison attaquée a fait l’objet d’une enquête et d’un rapport détaillé des dégâts, allant jusqu’à répertorier chaque meuble. Il en est ressorti une interaction remarquable entre l’abondance d’informations factuelles et la construction simultanée d’un mythe.

Haim Nahman Bialik dans sa trentaine

La mémoire a tendance à perdurer lorsqu’elle est consolidée par des institutions. Sans ce soutien, les événements ont tendance à s’effacer de la conscience collective. Dans le cas du pogrom de Kichinev, toutes les grandes institutions liées à cet événement, qu’elles soient juives, non juives ou même antisémites, avaient tout intérêt à préserver sa mémoire. Dans les milieux juifs, le mouvement sioniste était à son apogée en 1903. Herzl est mort en 1904. Après la révolution de 1905-1906, le Bund comptait 30 000 membres, mais il allait bientôt redevenir un mouvement beaucoup plus modeste. À cette époque, le sionisme était fondamentalement un mouvement laïc, même si la plupart de ses adeptes à l’Est étaient des juifs encore pratiquants ou l’avaient été. Ces derniers cherchaient un moyen de créer une culture aussi riche et significative que le judaïsme religieux.

K. : Le poème de Bialik joue un rôle important dans ce cadre…

Absolument. Un rôle fondamental. Pour les sionistes, le poème de Bialik servait de preuve que le sionisme pouvait générer quelque chose d’aussi puissant et significatif que les Écritures bibliques. Béïr Ha-Harigah (“En la ville du massacre”) a été lu comme un texte pouvant enfin rivaliser avec Kohelet (Ecclésiaste). Mais le poème n’a pas été seulement adopté par les sionistes : par les territorialistes aussi, par les socialistes juifs et même par les antisémites. Chacun y voyait une preuve à l’appui de son propre discours. Il a contribué à ce que le pogrom devienne le symbole d’une réalité profonde. Contrairement à d’autres pogroms, qui ont été oubliés ou relégués au second plan, celui de Kichinev est devenu un symbole commun. Pour les Juifs, c’est par exemple ce pogrom qui semblait valider leurs affirmations selon lesquelles le gouvernement russe était directement responsable des violences à leur encontre. Avec la « lettre Plehve », censée démontrer que le gouvernement russe était responsable de l’orchestration des meurtres et des viols de Juifs dans les rues, beaucoup pensaient détenir la preuve définitive que l’État russe portait l’entière responsabilité du massacre. Cette interprétation a contribué à déclencher une vague d’immigration juive vers les États-Unis. Et pourtant, la lettre Plehve était en réalité un faux[2]

K. : Vous dites que même les antisémites avaient tout intérêt à préserver la mémoire du pogrom de Kichinev, mais pourquoi ? Pourquoi cet événement a-t-il aussi été pour eux si important ?

Principalement en raison de sa visibilité internationale immédiate. Les journaux du monde entier, en particulier ceux du groupe Hearst aux États-Unis, ont largement couvert le pogrom de Kichinev. Les antisémites y voyaient une preuve de leur certitude que les Juifs contrôlaient les médias. À l’époque, William Randolph Hearst se préparait à se présenter comme candidat démocrate au poste de gouverneur de New York et il aspirait aussi à la présidence. Il était, à bien des égards, un précurseur de Trump. Il a vu le pogrom comme un moyen de galvaniser le soutien de la communauté juive de New York. Pour les antisémites, cela semblait confirmer la domination que les Juifs exerçaient sur la scène mondiale. 

K. : Selon vous, pourquoi le pogrom de Kichinev eut-il immédiatement une telle résonance ? Pourquoi une telle importance symbolique, qui perdure encore aujourd’hui dans la mémoire ? Pourquoi ce pogrom-là, avec – si j’ose dire – son nombre relativement faible de morts, et pas un autre ?

Les causes en sont multiples. L’une des raisons pour lesquelles Kichinev a eu un impact, ce qu’on appelle en hébreu roshem, ou empreinte, tient paradoxalement à ce que vous venez de rappeler : son nombre en effet relativement faible de morts. La photographie existait déjà, mais elle était rarement utilisée dans les journaux en raison de son coût. Ce fut le premier événement contre les Juifs largement photographié. Une seule image pouvait capturer les 49 Juifs assassinés. On peut ici faire un parallèle avec Anne Frank : les histoires individuelles aident les gens à comprendre des tragédies bouleversantes. On ne peut pas photographier 600 Juifs assassinés, comme à Odessa en 1905, mais on peut en photographier 49. Bien sûr, ce n’est qu’une raison parmi beaucoup d’autres…

Je pense que l’idée selon laquelle il existerait, quel que soit le lieu de résidence des Juifs ou leur situation, une fatalité historique poussant inévitablement les non-Juifs à se retourner contre eux est une vision mythique.

La chronologie joue un rôle : il s’agit du premier pogrom du XXe siècle, dont beaucoup espéraient qu’il serait synonyme de paix. Tout comme la géographie : Kichinev, située près de la frontière roumaine réputée perméable, était devenue le siège du bureau de correspondance du mouvement sioniste. De nombreux télégrammes envoyés à Londres provenaient d’Odessa et transitaient par Kichinev. Comme je le soutiens dans le livre, si les mêmes événements s’étaient produits à seulement 320 km à l’est, à Odessa, ils n’auraient probablement pas eu un tel retentissement.

Pour revenir à cette question de l’interaction entre le mythe et l’histoire, ce qui me fascine, c’est que l’histoire est pleine d’accidents, d’interruptions et de hasards. Dans le livre, je mentionne par exemple que lors du deuxième jour du pogrom, le plus violent, il a plu jusqu’à 5 heures du matin. Les pogroms et les révolutions ne se produisent généralement pas par mauvais temps. Si la pluie avait continué, la violence n’aurait peut-être pas dégénéré. L’histoire est rude et erratique, le mythe est lisse et cohérent. Lorsque j’ai publié le livre, Trump était en campagne. Lors de mes conférences, je disais que l’histoire ressemble à Jeb Bush : elle bégaie et hésite ; tandis que le mythe ressemble à Trump : il est affirmatif, simplifié, cohérent. Tout s’emboîte. Tout le monde est contre vous. C’est facile à comprendre. Le mythe ne souffre aucune contradiction. Cette analogie tirée des traditions interprétatives juives — la Halakha contre le Midrash — m’a aidé à présenter le pogrom de Kichinev comme un événement à la fois historique et en effet symbolique. Je voulais l’utiliser pour énoncer des affirmations plus générales sur la fragilité de la compréhension historique et sur la façon dont le mythe l’éclipse souvent. 

K. : Dans votre livre, vous montrez que le pogrom de Kichinev, au-delà de son horreur immédiate, a constitué une sorte de moment inaugural dans l’imaginaire juif moderne. Il a cristallisé, dites-vous, une vision du destin juif en Europe comme tragique, inéluctable — au point que certains y ont vu une préfiguration de la Shoah. Pourriez-vous revenir sur ce rôle structurant du pogrom dans la conscience juive, notamment dans ses effets sur les trajectoires sionistes et américaines ? En quoi Kichinev a-t-il pu fixer l’image d’une Europe condamnée, maudite, et influencer les représentations du futur juif, jusqu’à aujourd’hui ?

Je pense que cette vision s’appuie sur l’idée qu’il existerait, quel que soit le lieu de résidence des Juifs ou leur situation, une fatalité historique poussant inévitablement les non-Juifs à se retourner contre eux. Ce n’est toutefois pas la conclusion à laquelle j’ai abouti après avoir étudié ce pogrom. Il s’agit sans aucun doute d’un événement horrible et brutal. Mais, comme dans tant d’autres aspects de la vie, la réalité est plus complexe. Ce que j’ai observé, et qui ressemble à l’argument avancé par Jan Gross dans son excellent livre Les Voisins, à propos de Jedwabne, c’est que des événements comme celui-ci révèlent un lien entre familiarité et férocité. En d’autres termes, il semble exister un lien troublant entre le fait de connaître personnellement quelqu’un et la brutalité avec laquelle on peut l’attaquer ou le tuer. Pourtant, nous savons aussi, même si les chiffres exacts sont incertains, que de nombreux Juifs se sont réfugiés chez des non-Juifs qui les ont cachés au péril de leur vie. Qu’est-ce que cela nous apprend sur le concept d’« antisémitisme éternel » ? Le gouverneur général Uvarov de la région n’était pas un antisémite fanatique ; il était bien plus préoccupé par les prostituées que par la haine des Juifs. Son successeur, le général Várov, était philosémite. Le principal journaliste qui a couvert le pogrom dans une langue occidentale, Michael Davitt, nourrissait certaines sympathies pour les opinions antisémites, mais était finalement très sensible au sort des Juifs. En bref, l’histoire est bien plus compliquée que beaucoup voudraient le croire.

L’histoire ressemble à Jeb Bush : elle bégaie et hésite ; tandis que le mythe ressemble à Trump : il est affirmatif, simplifié, cohérent. Tout s’emboîte. Tout le monde est contre vous.

Il faut considérer l’impact qu’a eu la lettre Plehve dont a déjà parlé et qui semblait prouver que le gouvernement russe conspirait activement pour assassiner des Juifs. Il est vrai que l’État russe n’a jamais manifesté la moindre bienveillance envers sa population juive. Mais ce qui l’effrayait encore plus que les Juifs, c’était l’anarchie massive et les troubles civils. La plupart des troubles se sont produits dans les zones rurales. En fin de compte, le gouvernement russe avait raison de craindre de tels soulèvements puisqu’en février 1917, une révolte massive a conduit à son effondrement. C’est à travers le mythe du pogrom de Kichinev que s’est profondément enracinée dans l’imaginaire collectif l’idée selon laquelle le conservatisme politique, et en particulier le gouvernement russe, était intrinsèquement antisémite. Je souligne ce point, car, en tant qu’historien de tendance libérale, une grande partie de mes recherches remet en question mes propres convictions. Mais l’honnêteté intellectuelle exige de suivre les preuves où qu’elles mènent. Ce mythe, renforcé par la lettre Plehve, a ancré la conviction que l’État russe, le plus grand empire terrestre d’Europe, qui abritait la majorité des Juifs du monde, était en guerre contre sa population juive. Avant Kichinev, aucune preuve concluante n’existait à ce sujet, mais après les événements, beaucoup se sont convaincus du contraire. Cette croyance d’un conservatisme intrinsèquement antisémite s’est profondément ancrée dans la conscience juive américaine. Elle a persisté pendant l’ère de Franklin Delano Roosevelt, celle de John Fitzgerald Kennedy, et se poursuit, à bien des égards, jusqu’à aujourd’hui. Malgré tous les efforts de Donald Trump pour courtiser les électeurs juifs, 70 % des Juifs américains ont voté pour Kamala Harris.

 

 

K. : À bien des égards, le pogrom de Kichinev a renforcé le lien entre libéralisme, anti-conservatisme et identité juive.

En effet. On considère que cet événement a galvanisé et remodelé la gauche juive.

K. : La gauche juive a-t-elle été impliquée dans les événements de Kichinev ?

Pas vraiment. Le Bund était plus fort dans les régions industrielles abritant des usines. Kichinev, avec ses petits ateliers, ne comptait pas beaucoup de Juifs de gauche. Même les actes de résistance pendant le pogrom n’ont pas été menés par des organisations de gauche. Cela viendra plus tard, notamment à Gomel en septembre 1903. Mais malgré l’absence d’implication directe, le pogrom est devenu une métaphore puissante pour la gauche juive. Il a servi de leçon : si vous ne résistez pas, vous serez détruits. C’est le message que l’on peut tirer de Kichinev.

L’opposition entre Juif efféminé et passif de la diaspora (Galout) et le Juif fort et viril de Sion remonte à Kichinev.

K. : L’une des conséquences les plus importantes du pogrom de Kichinev a été l’émergence d’un mouvement d’autodéfense juif.

Oui. Cela a finalement conduit à la formation de la Haganah. Mais attention, il faut être précis : l’un des aspects curieux de Kichinev, souligné par le célèbre poème de Bialik, est la perception que les Juifs ne se sont pas défendus. Or, nous savons que ce n’est pas exact. Bialik lui-même a documenté plusieurs actes de résistance. Le pogrom a été une surprise totale. Il n’y avait pas de Bund ni d’autre organisation socialiste juive à Kichinev pour organiser une défense formelle. Et pourtant, nous savons que des actes d’autodéfense importants ont bien eu lieu. En fait, l’un des principaux arguments avancés par les antisémites qui ont été jugés — un procès qui s’est poursuivi jusqu’en décembre à Odessa — était que les Juifs étaient trop agressifs. Une caractéristique déterminante des pogroms est que les Juifs sont toujours tenus pour responsables. En 1881, le discours mettait l’accent sur les Juifs en tant qu’exploiteurs, en particulier sur le plan économique. Dans d’autres cas, ils ont été accusés d’être des révolutionnaires. Le fait est que les Juifs étaient toujours présentés comme responsables. Du point de vue des pogromistes et de leurs défenseurs, les Juifs étaient dépeints comme excessivement agressifs. En revanche, le document culturel le plus influent issu du pogrom, le poème de Bialik, dépeignait les Juifs comme des lâches.

Steve J. Zipperstein

Les deux figures les plus importantes qui ont documenté le pogrom sont Bialik et Michael Davitt. Ce dernier, révolutionnaire irlandais et journaliste accompli, était connu pour ses notes méticuleuses. J’ai pu retrouver ces notes au Trinity College de Dublin, où ses documents sont archivés. À ma grande surprise, ces notes privées de Davitt faisaient écho à la description de Bialik : lui aussi décrivait les hommes juifs comme lâches. Cependant, il n’a jamais publié ces observations, ni dans les journaux ni dans le livre basé sur son reportage, devenu un ouvrage majeur. Dans mon livre, je suggère que lorsqu’il s’agit de communautés particulièrement vulnérables, certaines vérités sont gardées secrètes. On ne rend pas publiques les réalités dérangeantes concernant ces groupes, surtout au lendemain d’un événement traumatisant comme le pogrom de Kichinev. Bialik s’est senti libre d’inclure ces observations dans un poème, mais pas dans un reportage ou un ouvrage non romanesque. Cette divergence, cette inexactitude, a joué un rôle déterminant dans la formation de l’engagement des Juifs en faveur de l’autodéfense après le pogrom. Elle est considérée à juste titre comme le point de départ de ce qui allait devenir l’armée israélienne. Cette nouvelle idéologie reposait sur un contraste : le Juif efféminé et passif de la diaspora (Galout) opposé au Juif fort et viril de Sion. Ce schéma remonte à Kichinev.

Blâmer les Juifs d’avoir cru en l’État, c’est les blâmer d’être rationnels. Attribuer le pacifisme à quelque chose d’intrinsèquement juif est une erreur.

K. : Si cette image du Juif passif est une construction tardive, qu’en était-il dans l’histoire réelle ? Comment les Juifs réagissaient-ils face à la violence avant Kichinev, dans les siècles précédents ?

Au Moyen Âge, les Juifs cherchaient à se défendre chaque fois qu’ils étaient attaqués, dans la mesure où les circonstances le leur permettaient. L’idée que les Juifs s’abstenaient intrinsèquement de résister à l’État est une construction moderne. Elle découle de la croyance que les Juifs finiraient par être émancipés. Blâmer les Juifs de l’époque moderne de ne pas avoir riposté contre l’État revient essentiellement à leur reprocher d’avoir placé leur foi dans les valeurs modernes. C’est une notion profondément erronée. Ils croyaient que l’État leur accorderait, à terme, tous leurs droits. De nombreux Juifs russes partageaient cet espoir. Ce pacte d’attente a été rompu par la lettre Plehve, mais il a conservé toute son importance, notamment dans des pays comme la France et l’Allemagne, où l’émancipation a finalement été réalisée. Même en Russie, cet espoir persistait, et il s’est concrétisé en 1917, quoique de façon tragiquement tardive. Blâmer les Juifs d’avoir cru en l’État, c’est les blâmer d’être rationnels. Attribuer le pacifisme à quelque chose d’intrinsèquement juif est une erreur. Lorsque les Juifs ont été attaqués au Moyen Âge, avant l’apparition des idées modernes de nation et d’égalité des citoyens, ils se sont défendus. Il n’y a rien d’inhérent ou d’essentiel dans l’identité juive qui suggère que les hommes juifs hors du territoire d’Israël n’étaient pas physiquement courageux. Ce stéréotype est une construction.

K. : Pourquoi le pogrom de Kichinev a-t-il eu un tel impact sur les Juifs américains ? On comprend à vous lire qu’il ne s’est pas seulement traduit par une émotion ou une mobilisation ponctuelle, mais qu’il a aussi contribué à façonner une sensibilité politique durable, notamment une orientation marquée vers la gauche. Comment expliquez-vous cette inflexion ?

Kichinev a eu un impact important sur les Juifs américains, précisément parce qu’il ne s’agissait pas seulement d’une question de gauche… C’était la première fois que la gauche juive et la communauté juive dans son ensemble s’unissaient autour d’une même cause. Il s’agissait d’une question universelle : des Juifs étaient battus dans la rue. Cela a permis aux gens de dépasser les divisions idéologiques et organisationnelles. C’est la première fois que les organisations juives ont su collaborer et trouver une véritable unité. Ce fut une aubaine pour la vie politique juive américaine. Il est vrai que cela s’est produit à un moment où les radicaux juifs occupaient une position de leadership, ce qui était exceptionnel : pour une fois, ils pouvaient se retrouver à l’avant-garde d’un mouvement qui rassemblait l’ensemble de la communauté juive. Ils disposaient de l’infrastructure nécessaire. Les autorités rabbiniques traditionnelles, qui détenaient un pouvoir important en Europe de l’Est, étaient relativement faibles en Amérique. Leur influence était limitée. La gauche était concentrée dans des villes comme New York et, dans une moindre mesure, Chicago, et elle avait la capacité de diriger. C’est pourquoi ce moment a été si déterminant. 

Herman S. Shapiro, Kishinever shekhita, elegie (« Élégie du massacre de Kichinev », New York, Asna Goldberg, 1904). Collection Irene Heskes. L’illustration au centre de cette élégie dépeint le massacre de Kichinev de 1903. Wikipédia Commons
K. : Vous avez évoqué cette cause commune inédite entre la gauche juive et la communauté juive dans son ensemble, mais il faut aussi évoquer les liens entre le mouvement anti-pogrom et la gauche américaine non-juive. C’est une des révélations surprenantes de votre livre que le lien entre le pogrom de Kichinev et le mouvement anti-lynchage aux États-Unis…

Absolument. Le Parti socialiste américain évitait d’aborder le lynchage parce qu’il craignait de s’aliéner les travailleurs blancs. Le Parti démocrate refusait également de s’y attaquer, craignant de perdre le soutien politique du Sud. Tout le monde s’est donc concentré sur le pogrom de Kichinev, et certains socialistes indépendants plus entreprenants y ont vu une opportunité. Ils ont compris que les pogroms étaient universellement condamnés aux États-Unis. En établissant un lien entre les horreurs des pogroms et le lynchage, que les Américains avaient largement ignoré jusque-là, ils ont créé un pont moral et politique. Cette comparaison a jeté les bases de la création de la NAACP, qui, à ses débuts, était en fait une organisation juive de soutien aux Noirs américains.

K. : Il faut parler ici d’une femme, Anna Strunsky, dont l’influence décisive a été oubliée…

Oui, elle est un exemple classique de la façon dont les contributions des femmes sont souvent effacées de l’histoire. Anna Strunsky était une socialiste dynamique et fut un temps la compagne de Jack London. Elle a finalement épousé celui qui est devenu le premier président de la NAACP, William English Walling. La NAACP, bien qu’elle soit aujourd’hui considérée comme une institution centrale pour les Noirs, a commencé tout autrement. Officiellement, il s’agissait d’une organisation de soutien aux Noirs américains, et non d’une organisation dirigée par des Noirs. Si vous lisez les premières histoires de la NAACP, vous remarquerez que cet aspect est traité avec une certaine gêne. L’implication des Juifs, pourtant centrale à ses débuts, est souvent occultée. Le mari de Strunsky, Walling, a écrit le premier livre en anglais largement diffusé sur le radicalisme russe, avant même John Reed. Parallèlement, Strunsky a elle-même couvert le pogrom de Gomel. Bien qu’elle n’écrivît pas aussi brillamment que Walling et qu’elle ait été contrainte de s’absenter de nombreuses réunions en raison de trois fausses couches, c’est elle qui, la première, a su établir le lien entre les pogroms et les lynchages. Alors qu’elle faisait la promotion du livre de son mari, Russia’s Message, sur scène à la Cooper Union de New York, elle a établi publiquement ce lien. Ce soir-là, un groupe de participants a commencé à planifier sérieusement ce qui allait devenir la NAACP. Bien que Strunsky n’ait pas participé directement aux réunions fondatrices, son idée a été l’étincelle qui a tout déclenché. Et pourtant, elle fut rapidement oubliée. Son absence des archives est emblématique d’un phénomène plus large dans l’histoire, en particulier en ce qui concerne le rôle des femmes dans le militantisme. Les journaux noirs indépendants de l’époque reprirent son idée, car ils luttaient depuis longtemps pour attirer l’attention sur les lynchages. Les pogroms, en revanche, étaient largement couverts et condamnés. En présentant le lynchage sous l’angle des pogroms, ils ont enfin trouvé un écho. Le lien entre la violence antisémite à l’étranger et la violence raciale en Amérique est devenu un vecteur de mobilisation politique, et Strunsky était au cœur de cette connexion.

K. : Pouvez-vous nous parler de ce lien entre la cause juive et la cause noire que vous abordez dans le chapitre consacré à Strunsky, Walling et au mouvement anti-lynchage ?

Cette relation a toujours été et reste très complexe. À l’époque de Kichinev, la plupart des Blancs avec lesquels les Afro-Américains interagissaient étaient des Juifs qui vivaient dans les mêmes quartiers, possédaient des magasins ou étaient propriétaires. On attendait donc davantage des Juifs qu’ils incarnent la bienveillance de la tradition biblique. Les mariages mixtes entre Noirs et Blancs américains, lorsqu’ils avaient lieu, concernaient le plus souvent des Juifs. Une dynamique s’est poursuivie jusque dans les années 1960, où de nombreux militants noirs radicaux étaient mariés à des partenaires juifs. Lorsque certaines attentes ont été déçues, la frustration s’est naturellement installée. Mais je n’aborde pas ce sujet en profondeur dans le livre. Cependant, c’est un sujet auquel j’ai beaucoup réfléchi. J’ai récemment été interviewé pour une série PBS à venir sur les relations entre les communautés noire et juive. C’est un sujet que je trouve extrêmement fascinant, précisément parce que la proximité entre ces deux communautés a souvent engendré à la fois une grande affinité et un fort antagonisme. Cette histoire se poursuit encore aujourd’hui. Une grande partie du sentiment antisioniste dans la vie intellectuelle américaine actuelle trouve son origine dans la critique des Juifs par les Noirs. Souvent, les militants universitaires les plus virulemment antisionistes, lorsqu’il ne s’agit pas de personnes originaires du Moyen-Orient, sont des Afro-Américains. La division entre les Noirs et les Juifs est l’un des héritages les plus complexes et les plus douloureux des années 1960. Bon nombre des organisations américaines de gauche et pacifistes importantes se sont fracturées en raison de cette tension. Les militants juifs et noirs, qui avaient autrefois travaillé ensemble, ne pouvaient plus concilier leurs différences, notamment sur Israël et le sionisme. Cette division, ancrée dans des enjeux idéologiques, raciaux et géopolitiques complexes, demeure l’un des défis majeurs pour comprendre la formation de coalitions au sein de la politique progressiste américaine.

Anna Strunsky. Wikipedia Commons
K. : Pouvons-nous revenir sur la signification du mot « pogrom », son usage, notamment parce qu’il a ressurgi dans l’actualité avec le 7 octobre.

Le terme provient probablement du mot russe grom, qui signifie « tonnerre ». Il n’a pas toujours été clairement défini et, au fil du temps, sa signification a évolué. Aujourd’hui, il est couramment utilisé pour décrire des attaques organisées, souvent tolérées par l’État, contre les communautés juives. Mais son usage initial était beaucoup moins spécifique. J’ai rassemblé des nécrologies parues dans le New York Times dans lesquelles était affirmé que des Juifs avaient émigré à cause des pogroms, même si aucune violence de ce type ne s’était produite dans leur ville d’origine. Une journaliste qui a fait la recension de mon livre aux  États-Unis a écrit qu’elle avait toujours pensé que sa famille venait d’une ville appelée Pogrom, car ce mot revenait souvent dans les récits familiaux. Le mot « pogrom » fut un temps synonyme de conditions de vie insupportables. 

K. : Que pensez-vous de l’utilisation du terme « pogrom » en rapport avec les attentats du 7 octobre ? Cette question est particulièrement controversée parmi les historiens…

Récemment, un article a été publié par Boaz Akhimeir, le fils d’un homme autrefois accusé d’avoir assassiné Lozovsky[3]. Akhimeir, figure de proue de l’extrême droite sioniste, a écrit un long article élogieux sur mon livre, affirmant qu’« il n’existe pas encore de bon livre sur le 7 octobre, mais que si vous voulez comprendre ce qui s’est passé, lisez celui-ci ». Cette déclaration à elle seule souligne à quel point cette question est devenue explosive. Loin de l’ignorer, je pense au contraire qu’elle mérite d’être examinée de près et en toute honnêteté.

D’un côté, il est tout à fait compréhensible, surtout sur le plan psychologique, que les gens, en particulier en Israël, aient perçu cette attaque comme une trahison du pacte fondateur du sionisme : de telles horreurs appartiennent à la diaspora, à la Galout, et non à la vie dans l’État juif. Cette rupture a été profondément traumatisante. Il est donc compréhensible, sur le plan émotionnel, que les gens aient utilisé le terme « pogrom ». Mais au-delà de cette réaction émotionnelle initiale, cette assimilation est historiquement erronée. Les Juifs de l’Empire russe n’avaient pas d’armée. Au mieux, ils ne comptaient que quelques figures clandestines qui, au péril de leur vie, tentaient de se procurer illégalement un maigre arsenal. Israël, en revanche, est la plus grande puissance militaire du Moyen-Orient et possède un arsenal nucléaire.

Assimiler ces deux contextes est non seulement incorrect, mais revient à saper tout ce qu’Israël a accompli. Pire encore, cela dégage Israël de toute responsabilité, non seulement pour avoir échoué à empêcher l’attaque, mais aussi pour la manière dont il a choisi de réagir. Le risque est que, dans sa volonté de se débarrasser de l’image du Juif passif, du Juif qui se laisse mener comme un mouton à l’abattoir, la réaction se traduise par une annihilation totale : raser Gaza, détruire Gaza entièrement. L’attaque devient mythifiée. Israël est désormais perçu comme luttant non pas contre le Hamas, mais contre Haman, Khmelnytsky[4] tous les ennemis historiques réunis en un seul. Une telle approche efface les causes réelles, le contexte et la dynamique du conflit actuel. Ce n’est pas seulement inexact d’un point de vue historique, c’est aussi dangereusement trompeur.

Nous devons reconnaître que le 7 octobre n’a pas été perpétré contre un peuple sans défense, mais contre un État souverain et puissant. Le pouvoir implique des responsabilités.

K. : Vous pensez donc que le mot lui-même a une connotation politique problématique ?

C’est plus qu’une simple question de connotation. Ce mot touche à l’une des toxines les plus volatiles de la conscience historique juive : l’idée que, où que nous soyons et quoi que nous fassions, les autres voudront toujours nous détruire. Mais alors, comment expliquez-vous la paix avec la Jordanie ? Avec l’Égypte ? Avec l’Arabie saoudite ? Comment expliquez-vous le fait que certains des dirigeants mondiaux les plus ouvertement antisémites comptent aujourd’hui parmi les plus fervents alliés d’Israël ? Et aux États-Unis, des groupes qui ont historiquement nourri l’antisémitisme soutiennent désormais Israël avec enthousiasme. Ce renversement devrait nous donner à réfléchir. Encore une fois, le discours selon lequel « ils veulent tous nous tuer » réduit un monde complexe à un mythe. Cela peut être satisfaisant sur le plan émotionnel, mais c’est objectivement faux.

Pourtant, paradoxalement, cette puissance émotionnelle est l’une des raisons pour lesquelles le livre a été réédité aux États-Unis et traduit en France comme en Israël. Nous devons rester réalistes. Mon père était un homme d’affaires, et l’une des choses qu’il m’a apprises, c’est qu’il existe de nombreux chemins vers la sagesse, dont certains sont pragmatiques. Être réaliste ne signifie pas être cynique ; cela signifie comprendre que même dans le succès, il y a des contradictions et des responsabilités. Ce qui nous ramène au 7 octobre. Qualifier cet événement de pogrom n’est pas seulement inexact d’un point de vue historique, c’est aussi une démarche périlleuse. Une telle qualification véhicule une image erronée d’un État doté d’une puissance militaire considérable, assimilé à une communauté sans défense. Ce faisant, on déforme non seulement la nature même de l’événement, mais aussi la légitimité et la portée de la réponse politique et militaire qui s’ensuit. Je ne dis pas qu’Israël est responsable de ce qui s’est passé : c’est le Hamas qui porte cette responsabilité, et je ne cautionne ni ne minimise la brutalité de ses actes. Massacrer des civils lors d’un festival de musique est une atrocité. Le déni des viols par certaines féministes de premier plan est odieux. Je rejette totalement ces positions. Mais nous devons également reconnaître que l’attaque n’a pas été perpétrée contre un peuple sans défense, mais contre un État souverain et puissant. Le pouvoir implique des responsabilités. Tous les États sont vulnérables. Mais l’idée qu’Israël serait en quelque sorte exempté de toute responsabilité morale parce qu’il a été attaqué est dangereuse tant sur le plan historique qu’éthique. Cela transforme votre réponse politico-militaire en un mensonge.


Propos recueillis par Stéphane Bou et Elena Guritanu
Steven J. Zipperstein est professeur de culture et d’histoire juives à l’université de Stanford. Il est notamment l’auteur de ‘The Jews of Odessa: A Cultural History’ (1986) ; ‘Elusive Prophet: Ahad Ha’am and the Origins of Zionism’ (1993) ; ‘Imagining Russian Jewry’ (1999) et ‘Rosenfeld’s Lives: Fame, Oblivion, and the Furies of Writing’ (2008). L’édition américaine de ‘Pogrom: Kishinev and the Tilt of History’ date de 2018.

Notes

1 Le Bund est un mouvement socialiste juif laïque fondé en 1897 à Vilnius. Opposé tant au sionisme qu’à l’assimilation, il prônait la lutte des classes, la défense des droits des Juifs en diaspora et la promotion de la culture yiddish. Voir dans K. : « D’une enfance russe au socialisme yiddish : Vladimir Medem, ‘légende du mouvement ouvrier juif’ ».
2 Une lettre prétendument envoyée par le ministre Plehve au gouverneur von Raaben et volée de sur son bureau, fut publiée par le journal Times de Londres. Voici son contenu : « Ministère de l’Intérieur, Chancelerie, 25 mars 1903, N° 341. Top secret. Monsieur le Gouverneur de Bessarabie. J’ai appris que dans la région qui vous a été confiée, de grands troubles se préparaient contre les Juifs, considérés comme principaux responsables de l’exploitation de la population locale. Afin de ne pas irriter la population chrétienne, je propose d’endiguer ces troubles par des mesures coercitives, mais sans toutefois recourir aux armes. »
3 Solomon Lozovsky était un dirigeant bolchevik juif, exécuté lors du « complot des blouses blanches », dans le cadre des purges antisémites de la fin de l’ère stalinienne.
4 Bohdan Khmelnytsky était un chef cosaque ukrainien qui mena une révolte contre la domination polono-lituanienne (1648–1657) Hitler… Son soulèvement s’accompagna de massacres massifs de populations juives, considérés comme l’un des pires pogroms avant le XXe siècle.

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