Écrit à New York en avril 1944 et publié dans Nowa Polska, le manifeste « Nous, Juifs polonais… » de Julian Tuwim — grande voix de la poésie polonaise — paraît ici pour la première fois en français, dans la traduction d’André Laks. Texte de deuil et d’insurrection morale, il met à nu la grammaire antisémite du fascisme, reconfigure l’axe polonité/judéité et appelle une Pologne future capable d’honorer les martyrs du ghetto.

Avertissement du traducteur
Julian Tuwim (1894-1953) est le grand poète polonais de la première moitié du 20e siècle. Le texte ici intégralement traduit – pour la première fois en français, semble-t-il –[1], fut originellement publié dans Nowa Polska (La nouvelle Pologne), vol. 3/8, 1944 – un mensuel dont le rédacteur était Antoni Słonimski (1895-1976), autre importante figure juive de la littérature polonaise. Cette profession de foi, qui provoqua à l’époque surprise et débats dans les milieux concernés, demeure, en Pologne, un élément clef de la discussion sur la relation entre la polonité et la judéité de Tuwim, et, à travers lui, entre polonité et judéité en général[2]. Elle résonne fortement aujourd’hui, au sein d’une autre constellation. J’ai été d’autant plus incité à entreprendre la traduction de ce texte qu’il fait partie de mon histoire personnelle. Le texte original, tapé à la machine, figurait dans les papiers de mon père, Simon Laks (Varsovie 1901-Paris 1983), Juif polonais venu achever ses études musicales au conservatoire de Paris en 1926. Compositeur de son métier, il fut interné à Beaune-la-Rolande en 1941 par les autorités françaises puis déporté en 1942 à Auschwitz-Birkenau par le convoi n°6. Il en revint, sauvé par son métier[3]. Grand admirateur de Tuwim, il avait dès avant la guerre écrit des chants sur les paroles de ses poèmes. Ce fut aussi le cas après[4]. La copie qu’il conservait de « My, Żydzi polscy … » montre l’importance que ce texte revêtait à ses yeux.
Ce que Tuwim dit du sang des Juifs en 1944 est vrai de tous les sangs versés. Ce qu’il dit de la Pologne et des Polonais est vrai de toutes les nations et de tous les peuples. C’est ce qui fait sa terrible actualité.
André Laks
NOUS, JUIFS POLONAIS…[1]
À ma mère en Pologne
ou
à son ombre très aimée
1.
… Et immédiatement, la question fuse ! : « Comment, ‘nous’ ? ». Elle est dans une certaine mesure justifiée. Elle m’est posée par des Juifs, à qui j’ai toujours expliqué que j’étais Polonais, et maintenant elle m’est posée par des Polonais, pour qui, dans leur immense majorité, je suis et demeurerai Juif. Voici la réponse que je donne aux uns et aux autres.
Je suis Polonais parce qu’il me plaît de l’être. C’est une affaire strictement privée, sur laquelle je n’entends rendre de comptes à personne, ni fournir éclaircissement, explication, ou justification. Je ne divise pas les Polonais en « autochtones » et « non autochtones », laissant cette tâche aux racistes autochtones, aux nazis autochtones et non autochtones. Je divise les Polonais, comme les Juifs et les autres peuples, en sages et fous, en honnêtes gens et voleurs, en intelligents et stupides, en intéressants et ennuyeux, en victimes et bourreaux, en gentlemen et rustres, etc. Je divise également les Polonais en fascistes et antifascistes. Ces deux camps ne sont évidemment pas homogènes, chacun d’eux présente des nuances de couleur plus ou moins marquées. Mais la ligne de démarcation existe bel et bien, et sera indiquée assez clairement dans un instant. Les nuances resteront des nuances, mais la couleur de la ligne elle-même se fera plus nette et assurément s’approfondira.
Je pourrais dire qu’au niveau politique, je divise les Polonais en antisémites et antifascistes. Car le fascisme est toujours un antisémitisme. L’antisémitisme est la langue internationale des fascistes.
2.
Mais s’il s’agit de justifier ma nationalité, ou plutôt mon sentiment national, je suis polonais pour les raisons les plus simples, presque primitives, en grande partie rationnelles, en partie irrationnelles, mais sans condiment ‘mystique’. Être polonais n’est ni une gloire, ni un honneur, ni un privilège. Il en va de même pour la respiration. Je n’ai jamais encore rencontré un homme qui soit fier de respirer.
Polonais – parce que je suis né en Pologne, que j’ai grandi en Pologne, que j’ai été élevé en Pologne, que j’ai appris en Pologne ; parce que j’ai été heureux et malheureux en Pologne ; parce que c’est en Pologne que je veux revenir d’exil, dussent des plaisirs paradisiaques m’être assurés ailleurs.
Polonais – parce que, en vertu d’un tendre préjudice que je suis incapable d’expliquer rationnellement ni logiquement, je veux qu’après ma mort la terre polonaise, et aucune autre, m’aspire et m’absorbe.
Polonais –parce cela me fut dit en polonais dans la maison de mes parents ; parce que j’ai été nourri de langue polonaise avant que je ne parle ; parce que ma mère m’a appris des poèmes et des chansons polonais ; parce que lorsque la première commotion poétique est survenue, elle s’est déchargée en langue polonaise ; parce que ce qui est devenu la chose la plus importante dans ma vie – la création poétique – m’est impensable dans une autre langue, dussé-je la parler aussi couramment que possible.
Polonais – parce que c’est en polonais que j’ai avoué les angoisses de mon premier amour et que c’est en polonais que j’ai babillé sur son bonheur et ses tempêtes.
Polonais aussi parce que le bouleau et le saule me sont plus proches que le palmier et le citronnier, Mickiewicz et Chopin plus chers que Shakespeare et Beethoven, et ce pour des raisons que, là encore, je suis incapable justifier de manière rationnelle.
Polonais – parce que j’ai hérité des Polonais une partie de leurs vices nationaux. Polonais – parce que ma haine pour les fascistes polonais est plus grande que pour les fascistes d’autres nationalités. Et je considère cela comme une caractéristique très sérieuse de ma polonité.
Mais avant tout – polonais, parce qu’il me plaît de l’être.

3.
Sur ce, des voix d’élèvent : « D’accord. Mais si vous êtes Polonais, alors pourquoi, dans cas, « Nous, JUIFS » ? Je réponds : À CAUSE DU SANG. – C’est donc du racisme ? ! – Non. Il ne s’agit absolument pas de racisme. Tout au contraire.
Il y a deux sortes de sang : celui qui est dans les veines et celui qui provient des veines. Le premier est un suc corporel, son étude appartient donc aux physiologistes. Celui qui attribue à ce sang des propriétés particulières et des pouvoirs mystérieux, autres qu’organiques, celui-là réduit les villes en ruines, comme nous le voyons, massacre des millions de personnes et finalement, comme nous le verrons, conduit sa propre tribu au désastre.
L’autre sang – celui précisément que ce patron du fascisme international soustrait à l’humanité pour témoigner du triomphe de son suc sur mon suc – est le sang de millions d’innocents assassinés, sang non pas dissimulé à l’intérieur des veines, mais répandu aux yeux de tous. Jamais depuis que le monde est monde un tel déferlement de sang martyr n’a-t-il eu lieu, et c’est par flots les plus larges et les plus profonds que s’écoule le sang des Juifs – je ne dis pas « le sang juif ». Ses torrents noircis se fondent déjà en un fleuve tumultueux, écumant – ET C’EST DANS CE NOUVEAU JOURDAIN QUE JE REÇOIS LE BAPTÊME SUPRÊME : UNE CHAUDE FRATERNITÉ SANGLANTE, CELLE DES MARTYRS, AVEC LES JUIFS.
Recevez-moi, Frères, dans cette glorieuse fraternité du Sang Innocent Versé. A cette communauté, à cette église, je veux dorénavant appartenir.
Que ce rang -– le rang de Juif Doloris Causa – soit accordé au poète polonais par le peuple qui lui a donné naissance. Non en raison d’un quelconque mérite, car je n’en ai aucun devant vous. Je le considérerai comme une promotion et la plus haute récompense pour les quelques poèmes polonais qui peut-être me survivront et dont le souvenir sera lié à mon nom – le nom d’un Juif polonais.
4.
Sur les brassards que vous portiez dans le ghetto était peinte l’étoile de David. Je crois en une Pologne à venir où cette étoile, celle des brassards, deviendra l’une des plus hautes distinctions décernées aux plus courageux des soldats et des officiers polonais. Ils la porteront fièrement sur leur poitrine, à côté de l’ancienne Virtuti Militari[5]. Il y aura aussi la Croix du Ghetto – un nom profondément symbolique. Il y aura l’ordre de l’Écusson jaune, plus honorable que l’éclat d’aucune autre ancienne médaille. Et à Varsovie, ainsi que dans toutes les autres villes polonaises, il y aura, conservé et entretenu, un fragment subsistant du ghetto, tel que nous le trouvons dans toute l’horreur des ruines et de l’anéantissement. Nous entourerons ce monument à la honte de nos ennemis et à la gloire de nos héros martyrs de chaînes fondues provenant de canons nazis capturés, et nous tresserons chaque jour des fleurs fraîches vivantes entre leurs anneaux de fer, afin que les générations à venir conservent fraîche et vivante la mémoire du peuple massacré, et en signe que notre douleur à son égard est toujours vivante et fraîche.
A l’église des mémoriaux nationaux s’en ajoutera un autre. Nous y conduirons nos enfants et leur parlerons du plus horrible martyre humain qu’ait connu l’histoire du monde. Au centre de ce monument, dont le caractère tragique sera rehaussé, si Dieu le veut, par les nouvelles Maisons de Verre de la ville reconstruite[6], brûlera une flamme inextinguible. Les passants se découvriront devant lui. Et qui est chrétien se signera ….
C’est donc avec un orgueil endeuillé que nous tiendrons ce rang qui éclipse tous les autres – le rang de Juif polonais – nous, dont la vie a été miraculeusement et accidentellement préservée. Avec orgueil ? Disons plutôt : remords et honte dévorante. Car il nous est échu au prix de votre martyre, de votre gloire, Rédempteurs !
… Donc, peut-être pas « Nous, Juifs polonais » mais « Nous, Spectres, nous, Ombres de nos frères assassinés, de Juifs polonais »….

5.
Nous, Juifs polonais… Nous, les éternels vivants – il s’agit de ceux qui ont péri dans les ghettos et les camps ; et nous, les spectres – il s’agit de nous qui franchissons mers et océans pour rentrer au pays et qui hanterons les ruines, avec nos corps intacts et l’épouvante de nos âmes en apparence intactes.
Nous, vérité des tombes, et nous, illusion d’existence ; nous, millions de cadavres et quelques milliers, peut-être quelques dizaines de milliers d’apparents non-cadavres ; nous, infinie tombe fraternelle, nous, cimetière, tel que l’histoire n’en a jamais vu et n’en verra pas d’autre.
Nous, suffocants dans les chambres à gaz et fondus en un savon qui n’effacera ni les traces de notre sang, ni les stigmates des péchés que le monde a commis à notre égard.
Nous, dont les cervelles ont éclaté sur les parois de nos misérables habitats et contre les murs desquels nous avons été exécutés en masse – simplement parce que nous sommes Juifs.
Nous, le Golgotha sur lequel une infranchissable forêt de croix pourrait se dresser.
Nous, qui, il y a deux mille ans, avons donné à l’humanité le Fils de l’Homme, l’innocent assassiné par l’Imperium Romanum – et il a suffi de cette seule mort pour qu’il devienne Dieu. Quelle religion naîtra des millions de morts, de tortures, d’humiliations et de bras crucifiés dans le dernier désespoir ?
Nous, les Shloyme, les Srule, les Moiski, les rognures, les vermines, les youpins – nous, dont les noms et surnoms sonneront plus beaux que ceux de tous les Achille, Vaillants[7] et Richard Cœurs de Lion.
Nous, à nouveau dans les catacombes – dans les « bunkers » sous les pavés de Varsovie, rampant dans la puanteur des égouts, à la stupéfaction de nos compagnons – les rats.
Nous, avec nos fusils sur les barricades, au milieu des ruines de nos maisons bombardées, nous – les soldats de la liberté et de l’honneur….
« Jojne, va à la guerre ! »[8] Il y est allé, honorables messieurs, et il est mort pour la Pologne.
Nous, pour qui « le seuil » de chaque maison qui s’effondrait sur nous « était une forteresse « [9].
Nous, Juifs polonais, rendus sauvages au milieu des bois, nourrissant nos enfants terrifiés de racines et d’herbe, traînant, rampant, titubant, avec quelque vieux fusil de chasse à double canon que l’on s’est miraculeusement procuré ou acheté à prix fort …
« Et connaissez-vous, cher Monsieur, la blague du garde-chasse Juif ? Excellente ! Le youpin, pensez, a tiré et de peur a fait dans son pantalon ! Ha, Ha ! »
Nous, les Job, nous, les Niobé, nous qui faisons pénitence pour des centaines de milliers de nos petites Ursule juives[10].
Nous, fosses profondes d’os brisés et écrasés, de cadavres tordus et couverts de coups.
Nous – cri de douleur ! Cri si prolongé que les âges les plus lointains l’entendront. Nous, Lamentation, nous, Hurlement, nous, Chœur, psalmodiant le funèbre El Mole Rahamim, dont l’écho se transmettra pour le siècle des siècles.
Nous, sanglant engrais, le meilleur de l’histoire, avec lequel nous avons fertilisé la Pologne, pour que ceux qui nous survivront savourent mieux le pain de la liberté.
Nous, macabre réserve, nous, derniers des Mohicans, débris du massacre, qu’un nouveau Barnum pourra promener dans le monde entier avec proclamation sur des affiches criardes ! : “Incroyable spectacle ! The biggest sensation in the world ! Des Juifs polonais – en chair et en os !” Nous, Cabinet des Horreurs, Schreckenskammer, Chambre des Tortures[11] ! “Les personnes aux nerfs fragiles sont priées de quitter la salle !”
Nous qui, assis sur la berge de fleuves ultramarins, pleurons comme jadis à Babylone. A travers le monde entier, Rachel pleure ses enfants, ils ne sont plus là ! Sur le Hudson, sur la Tamise, sur l’Euphrate, sur le Nil, sur le Gange et sur le Jourdain, nous errons dispersés en criant « Vistule ! Vistule ! Notre mère ! Vistule grise, rougie non de l’aube, mais de sang ! »
Nous, qui ne trouverons même pas les tombes de nos enfants et de nos mères – tant de strates les recouvrent, répandues à travers toute la patrie en une unique sépulture ! Et il n’existera aucun lieu réservé te permettant d’y déposer des fleurs, mais, comme un semeur, tu les disperseras d’un geste large de tes mains. Peut-être le hasard fera-t-il bien les choses.
Nous, Juifs polonais… Nous, légende d’où gouttent sang et larmes. Qui sait s’il ne faudra pas l’écrire en versets bibliques : « Qu’avec un stylet de fer et de plomb, elles [soient] gravées pour toujours dans le roc ! » (Job XIX.24). Nous, l’étape apocalyptique de l’histoire. Nous – Lamentations de Jérémie !
« Ils sont étendus sur le sol des rues, le jeune homme et le vieillard, mes vierges et mes adolescents sont tombés sous le glaive. Tu as fait tout périr au jour de ta colère, égorgé sans pitié (2.21) … Ils ont confiné ma vie dans la fosse et jeté des pierres sur moi. Les eaux ont monté par-dessus ma tête, et j’ai dit : ‘Je suis perdu !’ Mais j’ai invoqué ton nom des profondeurs de la fosse » (3.53-55).
« Tu as vu, Éternel, le tort qu’on m’a fait : défends mon droit ! … Puisses-tu leur rendre la pareille, ô Éternel, les traiter selon l’œuvre de leurs mains ! Inflige-leur l’angoisse du cœur : ta malédiction vienne sur eux ! Poursuis-les de ton courroux et anéantis-les de dessous la voûte de tes cieux » (3.59, 64-66)[12].
*
Au-dessus de l’Europe se dresse le spectre géant d’un macabre squelette, qui ne cesse de croître. Dans ses orbites vides brille le feu d’une dangereuse colère, et ses doigts se sont serrés en un poing osseux. Et c’est lui, notre Maître et Dictateur, qui dictera nos lois et nos exigences.
Julian Tuwim
New York, Avril 1944.
Traduit du polonais par André Laks (Mexico, août 2024 – Berlin, juin 2025)
Notes
1 | « My, Żydzi Polscy… »,1944. |