Entre 2009 et 2020, Marie Moutier-Bitan effectue, avec l’association Yahad-in Unum, environ 25 voyages dans les anciens territoires de l’Union soviétique. Son enquête de terrain s’attarde particulièrement en Galicie orientale, aujourd’hui l’Ukraine de l’Ouest, où l’auteure du Pacte antisémite tente de déceler les mécanismes du passage à l’acte qui ont mené à l’extermination des Juifs dans cette région, transformant, en l’espace de quelques semaines, les Juifs en victimes et leurs voisins en bourreaux.
Après, votre livre consacré à la Shoah dans l’Union soviétique occupée, entre 1941 et 1944, Le Pacte antisémite se concentre sur les toutes premières semaines de la Shoah en Galicie orientale. Comment avez-vous entrepris ce changement d’échelle, dans l’espace et dans le temps, et pourquoi ?
Marie Moutier-Bitan : Le premier livre, Les champs de la Shoah, balayait l’ensemble du territoire de l’Union soviétique occupée. J’avais effectué environ 25 voyages de terrain, pendant dix ans, à travers la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine, les Pays Baltes, la Pologne et la Moldavie. Il n’existait aucune synthèse en français de l’histoire de la Shoah commise sur ces territoires. Il s’agissait de combler un manque. Mais je ressentais aussi le besoin, après tant d’années de recherche, de me décharger d’un lourd fardeau, de partager une histoire difficile à porter. Le Pacte antisémite concerne une région bien déterminée, la Galicie orientale – qui correspond aujourd’hui à l’Ukraine de l’Ouest – où la concentration de la population juive était extrêmement importante : on parle d’environ 570 000 Juifs à la veille de l’opération Barbarossa. Je voulais étudier les mécanismes qui ont conduit toute une population à l’extermination. Je voulais déceler comment un territoire avait basculé dans la Shoah à l’échelle d’une ville ou d’un village, à l’échelle d’une famille. Comment, du jour au lendemain, l’on devient traqué, chassé, persécuté, assassiné. Comment, du jour au lendemain, on devient un tueur et parfois le bourreau de son voisin. Me concentrer sur une seule région pouvait me permettre d’accumuler toutes les archives, toute la documentation sur le sujet, réunir toutes les voix, à la fois des bourreaux et des victimes juives, mais aussi celle des voisins, pour démêler le processus génocidaire mis en place dès le moment de bascule du 22 juin 1941. Ce que je raconte se déroule sur une période d’environ quatre semaines. Quatre semaines où une très grande marge de manœuvre est laissée à la plupart des protagonistes, où l’initiative est laissée à la population locale, qui est libre de participer ou non au massacre des Juifs. Les soldats de la Wehrmacht membres des Einsatzgruppen peuvent eux aussi, à leur échelle, choisir de manière individuelle d’y participer ou non.
Et d’ailleurs, ils y participent.
Oui, ils y participent car, de fait, tout le monde bascule…
C’est un moment où la Shoah en est encore à son stade expérimental. Que va-t-il se produire à ce moment-là ?
Le 22 juin 41 constitue un tournant dans la persécution et l’extermination des Juifs de l’Est. Néanmoins, une étape avait déjà été franchie précédemment, lors de la campagne de Pologne. À partir du 1ᵉʳ septembre 1939, des Juifs ont déjà été massivement assassinés, ainsi, d’ailleurs, que des Polonais faisant partie de l’intelligentsia. Le but affiché par Hitler était de détruire la Pologne, qui représente à ses yeux l’affront du traité de Versailles. Il veut donc détruire les fondements même de la Pologne, mais des fusillades de Juifs sont également organisées. Et ceci dès septembre 1939, y compris en Galicie orientale qui est très brièvement occupée par les forces nazies avant d’être annexée par l’Union soviétique. Au début du mois de novembre 1939, environ 500 Juifs sont fusillés dans la ville d’Ostrów Mazowiecka en Pologne : c’est la première fusillade massive de Juifs, à l’échelle d’une ville entière, avec hommes, femmes et enfants. La Pologne, où les Einsatzgruppen sont déjà présents en septembre 39, est vue comme une sorte de laboratoire. Pour préparer l’opération Barbarossa, Hitler va tirer des conclusions de cette expérience sur le sol polonais en constituant des Einsatzgruppen plus nombreux et en édictant des directives qui recommandent par exemple de laisser l’initiative aux officiers et sous-officiers de la Wehrmacht dans les représailles qu’ils mènent contre la population civile. On se rend compte que dès le 22 juin 1941, les représailles menées par l’armée contre la population civile ciblent à 90% les Juifs. Et ces officiers ont le champ libre, ils peuvent donc, sur simples soupçons de présence de francs-tireurs ou d’une résistance, organiser des représailles contre la population civile.
Sachant que derrière l’image du « franc-tireur », comme vous le développez dans un des chapitres du livre, se trouve la figure du Juif…
Absolument. L’image du franc-tireur se confond avec l’image du Juif, et plus spécifiquement avec l’image du Ostjude, du Juif de l’Est. C’est une représentation très particulière : les Allemands n’ont pas du tout la même vision des Juifs berlinois, par exemple. Le Ostjude est une figure symbolique extrêmement forte que l’on retrouve régulièrement dans la propagande nazie. Quand les soldats allemands découvrent ce territoire de l’Est et qu’ils rencontrent effectivement ces Ostjuden avec leurs cafetans, leurs longues barbes et leurs papillotes, ils vont les prendre immédiatement pour cible. Ils avilissent les Juifs en les forçant, par exemple, à marcher à quatre pattes. Ce qu’ils vont documenter en prenant des photos. Toute cette propagande est rendue publique. Les soldats allemands reproduisent ces persécutions de manière quasiment systématique, partout où ils arrivent. Dans l’aspect de ces hommes pieux, ils trouvent en quelque sorte une confirmation de ce qu’ils ont pu lire dans les journaux de propagande nazis. Ces Juifs religieux sont aussi aisément identifiables dans les actualités filmées ou dans la presse par le spectateur ou lecteur allemand.
Le retrait des troupes soviétiques qui a lieu au même moment est, pour les Allemands, une véritable aubaine pour désigner les Juifs comme coupables de la situation. Cela faisait-il partie de la stratégie nazie lors de la préparation de l’opération Barbarossa ?
Oui, dès le départ, il y a un discours consistant à présenter cette guerre d’anéantissement contre l’Union soviétique comme une guerre contre le judéo-bolchévisme. C’est immédiat. La découverte, dans les prisons de Lviv par exemple, de cadavres d’opposants ou d’anciens détenus des geôles soviétiques, va apporter de l’eau au moulin de la propagande nazie. Les Allemands vont s’emparer de cette preuve des atrocités commises par les Soviétiques pour appuyer leur discours de libérateurs de ces régions. Et en même temps, ils vont forcer des Juifs à extraire ces cadavres des prisons pour créer une sorte de lien presque physiologique entre les soi-disant bourreaux et leurs soi-disant victimes. Des photos sont prises ici également. Car, encore une fois, tout cela est également une opération de communication, adressée aussi bien aux soldats qui sont présents et qui assistent à ces mises en scène — parce que ce sont de véritables mises en scène – qu’à l’opinion allemande, pour la conforter dans l’idée que cette invasion était une guerre de défense face aux « hordes asiatiques prêtes à déferler sur l’Europe et évidemment soutenues par les Juifs ». Les Juifs sont les complices présumés de l’Union soviétique. Avec un tel discours, Hitler insiste sur le fait que quand on tue des Juifs, on déstabilise l’Union soviétique. Le mythe du judéo-bolchévisme s’exprime dès le tout début de la guerre et se superpose au mythe antisémite nettement plus ancien, ajoutant une strate supplémentaire et peut être une strate décisive, car ce mythe sert d’élément déclencheur, dans le sens où il sert de justification aux 4 millions de soldats allemands, roumains et autres alliés lancés dans la guerre contre l’Union soviétique. Il se superpose à des couches antérieures d’antisémitisme à la fois religieuses, culturelles mais également socioéconomiques, notamment dans ces régions encore polonaises avant 1939, dont les populations étaient extrêmement cloisonnées et où environ 80 % des commerçants étaient Juifs. Les Allemands vont s’appuyer sur toutes ces rancœurs socio-professionnelles que connaissait cette société qui fonctionnait bon gré, mal gré, mais avec de très vives tensions. La particularité de cette région de Galicie orientale est l’existence en son sein de trois populations extrêmement importantes, les Ukrainiens, les Juifs, mais aussi les Polonais. Les Allemands ont donc joué sur les tensions entre ces différentes populations.
Pour revenir sur le titre de votre livre, que signifie l’expression « pacte antisémite » ? Quel type de collaboration induit ce pacte ? S’agit-il dans une certaine mesure d’un pacte tacite ? Comment se met-il en place ?
Les Allemands s’attendaient à ce qu’il y ait des pogroms… Or, on assiste non pas à des pogroms spontanés, mais à des pogroms à la fois « spontanés » et planifiés. Il y a une organisation qui les rend possibles. Une organisation et une histoire. Dès les années 1930, des liens extrêmement forts sont construits entre l’OUN, l’Organisation des nationalistes ukrainiens et l’Abwehr, le service de renseignement de l’armée allemande. L’Abwehr participe au financement de ce mouvement nationaliste ukrainien. Des liens sont ainsi tissés. Dès le début de la guerre, des nationalistes ukrainiens gagnent la zone d’occupation allemande de la Pologne. Ils se retrouvent notamment dans la ville de Cracovie, comme c’est le cas pour Stepan Bandera, qui est à la tête de l’OUN. Ils rentrent en discussion avec les Allemands qui préparent évidemment la suite de la guerre et l’opération Barbarossa. Pour s’assurer de l’appui de ces nationalistes ukrainiens, Hitler leur promet l’indépendance. Ils attendent ce moment depuis très longtemps et ils pensent que les nazis vont pouvoir le leur offrir. Dans ce discours nationaliste ukrainien, il y a l’idée d’une Ukraine qui ne soit qu’aux Ukrainiens, autrement dit d’une Ukraine débarrassée des Juifs, mais aussi des Polonais et des Russes. L’idée est de redonner toute la place aux Ukrainiens sur ces territoires. Concrètement, comment cela est-il mis en place ? Heydrich demande aux Einsatzgruppen de rentrer en contact avec ces nationalistes ukrainiens qui sont très bien implantés dans les campagnes. Il y a des activistes de l’OUN dans chaque village. Heydrich veut justement s’appuyer sur ce maillage des nationalistes ukrainiens, qui savent s’organiser de manière complètement clandestine. Les chefs des Einsatzgruppen vont donc s’appuyer sur ces relais locaux ukrainiens pour déclencher les pogroms. Le pogrom pouvait même commencer avant l’arrivée des Allemands, c’est-à-dire au plus tôt dès le retrait des troupes soviétiques. À partir de ce moment-là, une vacance de pouvoir s’installe, mais pour quelques heures seulement, parce que l’Organisation des nationalistes ukrainiens de Bandera a déjà désigné qui sera le maire de tel village, qui fera partie de tel comité municipal, etc. Tout ceci est organisé bien avant le 22 juin 1941. Dès que les soviétiques partent, des « comités municipaux » sont organisés, composés exclusivement d’Ukrainiens locaux. Les membres de ce comité peuvent être l’instituteur du village, souvent le prêtre uniate gréco-catholique, il y a également des femmes. Leur première décision officielle sera de lancer un pogrom, le lendemain ou dans les jours qui suivent. L’information circule tout de suite dans le village.
Il faut donc avoir conscience d’un maillage qui descend, disons, de Heydrich jusqu’à Bandera et aux membres de l’OUN. Il ne faut pas avoir l’idée d’une foule qui libère soudainement ses pulsions criminelles…
Non, absolument pas. Il n’empêche qu’au moment où le pogrom éclate, des gens vont s’y greffer et y participer de manière spontanée. Quand on songe aux pogroms de l’Empire russe, par exemple ceux d’Odessa, sur lesquels j’ai pu travailler, on se rend compte qu’il ne sort pas de nulle part : il y a toujours une instance gouvernementale qui est derrière. En 1905 à Odessa, par exemple, l’armée tsariste, pour contrer les activités révolutionnaires, va pousser la population locale contre les Juifs. En Galicie orientale, fin juin et début juillet 1941, il y a des directives qui circulent au sein du village pour dire « tel jour, pendant 24 heures, on fait ce qu’on veut avec les Juifs ». Certains vont assassiner des Juifs, d’autres vont rentrer dans leurs maisons et piller tout ce qui s’y trouve ou violer les femmes. Il y a carte blanche laissée à la population locale. Ce que l’on constate à propos de ces pogroms de 1941 en Galicie, c’est que l’autorisation ou l’encouragement des Allemands ne suffit pas. Il faut un relais local pour que la population se décide à participer aux pogroms. L’assentiment d’une figure d’autorité locale est incontournable. Je m’explique : dans certaines localités, assez peu nombreuses, mais il faut quand même le mentionner, le prêtre uniate s’est opposé à la tenue du pogrom et celui-ci n’a pas eu lieu.
Peut-on dire de manière assez ferme que les dirigeants de l’OUN voulaient liquider physiquement tous les Juifs dans le cadre de leur nouvelle Ukraine ?
Oui. Ils ne veulent plus aucun Juif sur leur territoire. Et c’est pour cela qu’ils vont évidemment participer de manière décisive aux pogroms qu’Heydrich réclame. Ils adhérent à ces massacres. Il est intéressant de noter, pour rebondir sur cette question, qu’en juin 1941, l’OUN s’en tient exactement à ce que les Allemands veulent d’eux, à savoir tuer des Juifs. Or, les nationalistes ukrainiens ne souhaitent pas seulement tuer des Juifs mais aussi se débarrasser des Polonais. Fin juin, début juillet 41, les Polonais qui habitent la région sont extrêmement inquiets. Pendant les pogroms, la plupart du temps ils restent cloitrés chez eux parce qu’ils se disent qu’ils sont les prochains sur la liste. Et ils seront effectivement les prochains, à partir de 1943, lorsque l’OUN avec l’UPA, sa branche armée, va, de sa propre initiative et sans attendre la réaction des Allemands, massacrer des villages polonais entiers.
Qu’est-ce que Bandera sait du projet d’extermination totale des Juifs ?
Bandera ? Pour ce qui est des Juifs de l’Est, il sait exactement qu’ils sont promis à l’extermination. Il a pu voir aussi ce qui s’est passé entre 1939 et 1941 pour les Juifs polonais. Les Ukrainiens de Galicie orientale en général, à la veille de l’opération Barbarossa, savaient quel était le sort réservé aux Juifs en Pologne. C’est aussi ce qui les encourage à commettre des pillages et autres crimes contre leurs voisins juifs. Bandera est au courant de tout. En plus, dans la région où il se trouve, où se trouvent aussi d’autres leaders nationalistes ukrainiens, il y a des camps d’entraînement, ceux de Trawniki notamment, qui sont composés d’Ukrainiens destinés à servir de policiers locaux, mais également, par la suite, de gardes dans les centres de mise à mort en Pologne.
Votre livre est le résultat de nombreux séjours dans cette région. Pouvez-vous nous raconter un peu les impressions de ces voyages ?
Mon premier voyage a eu lieu en 2013, avec l’association Yahad – In Unum. Jusqu’alors, j’avais été dans des régions très à l’Est, dans le Donbass principalement, dans l’est de la Biélorussie et aussi dans des régions russes comme la région de Smolensk ou de Krasnodar. En Galicie orientale, je me retrouvais dans une réalité toute autre, propre aux zones de confins, confrontée à l’histoire de ces tensions entre Polonais, Ukrainiens et Juifs. Surtout, je rencontrais des personnes âgées qui étaient nées entre le milieu des années 20 et le début des années 30, qui avaient été des enfants et des adolescents au moment de l’occupation nazie. Avant toute autre remarque, il faut souligner ce qui est très frappant quand on va dans cette région et que l’on connaît la diversité de sa population d’avant-guerre : à savoir que celle-ci n’existe plus. Il n’y a plus de Polonais, il n’y a plus de Juifs. On écoute la parole d’une population ukrainienne de gens âgés qui vont d’abord vous parler de cet avant-guerre en insistant sur les relations qu’ils avaient avec leurs voisins, à la fois les Polonais et les Juifs. Les mots, en 2013, de ces « voisins » étaient déstabilisants. Je me souviens, par exemple, d’un vieil homme qui nous conduit sur un site de fusillades – où d’ailleurs, il n’y avait aucun mémorial, aucune plaque pour rappeler que des Juifs avaient été tués à cet endroit – où il a mimé toute la scène du massacre avec sa canne. Et il était hilare. À la fin de l’interview, une fois que la caméra a été coupée, il nous a raconté qu’il avait été membre de l’UPA [la branche armée de l’OUN] et il nous a dit très tranquillement qu’il avait massacré des femmes et des enfants polonais à partir de 1943. Je me souviens d’un autre homme qui racontait qu’Hitler aurait dû tuer tous les Juifs. Qu’il n’avait pas fini le travail. Il était obnubilé par une histoire datant d’avant-guerre où son père avait bu à crédit dans une auberge tenue par un Juif. Lorsque cet aubergiste juif est venu lui présenter la note quelques temps plus tard, le père n’avait pas de quoi payer. C’était une famille très pauvre et son père a dû donner la dernière vache qui servait à nourrir la famille. Après ce récit, je me suis dit qu’il fallait vraiment étudier les relations entre Juifs et non Juifs dans cette région avant la guerre, avec ces récits de voisins, ces histoires familiales, personnelles, où persiste souvent énormément de ressentiment. Il fallait aussi que je trouve un contrepoids à ces récits en me plongeant dans les témoignages des survivants juifs de cette région. C’est ce qui, je pense, a été le plus passionnant dans mon travail, quand je me suis intéressée à cette région : ces rapports de voisinage, l’environnement local. J’avais, bien sûr, déjà une idée des mécanismes de l’extermination des Juifs par les nazis et j’ai voulu démêler ce qu’il en était des relations entre Juifs et non Juifs, confronter les différentes représentations qu’ils avaient d’eux-mêmes et des autres.
Vous avez rencontré combien de témoins, survivants juifs ou voisins ?
Sur une période de dix ans où je me suis rendu dans cette région, je n’ai rencontré aucun survivant juif. J’en ai rencontré ailleurs, en Bucovine ou dans la région de Tchernivtsi, par exemple. J’en ai rencontré aussi dans les zones soviétiques. Mais dans ce que fut la Galicie orientale, il n’y en avait plus. Le contexte de l’occupation était vraiment différent. J’ai donc utilisé les témoignages rassemblés par la Shoah Foundation, par la Fondation Spielberg, pour avoir la parole de ces survivants. La plupart d’entre eux avaient émigré, soit aux États-Unis, soit en Israël, soit au Canada. Beaucoup, évidemment, étaient déjà décédés quand j’ai conduit ces recherches. Si je n’ai rencontré sur place aucun survivant juif, j’ai rencontré environ 500 voisins ukrainiens dans les près de deux cents villages où je me suis rendue. Comme des Juifs avaient habité dans chacun d’entre eux, que des fusillades ont été perpétrées dans quasiment chaque village, l’enquête a pris des proportions considérables. D’ailleurs, ce qui est frappant, c’est que la moitié de ces lieux n’a aucun mémorial pour indiquer l’emplacement de la fosse commune.
Cela veut dire qu’il y a la moitié qui en ont. On aurait tendance à penser qu’il n’y en a que très peu…
Il y a des mémoriaux, qui sont bien sûr pour la plupart financés par des organisations étrangères. Mais la moitié des lieux, ce n’est pas beaucoup par rapport au reste de l’Ukraine ou à des pays comme la Biélorussie et la Lituanie. En Lituanie, il y a eu un travail récent de mémorialisation de l’ensemble des fosses communes.
Comment jugez-vous la mémoire des événements dont votre livre fait le récit dans l’Ukraine d’aujourd’hui ?
J’avais repéré un changement dans le récit des voisins au début de la guerre de 2014. Lorsqu’ils parlaient de l’organisation des fusillades des Juifs, ils ne mentionnaient plus la participation de la police locale ukrainienne. Ils disaient qu’il s’agissait de policiers russes, et plus précisément de « Vlassov » — comme on appelait les collaborateurs russes au régime nazi. Ce fait est impossible. Quand on les interrogeait sur le rôle de la police ukrainienne locale, ils nous répondaient aussi qu’elle se contentait de missions de surveillance dans les rues de la bourgade. Qui aidait les Allemands à garder le ghetto ? La réponse était : la police juive. Toute seule. Le rôle de la police ukrainienne disparaissait complètement. C’étaient des personnes âgées qui nous parlaient alors, influencées par le discours ambiant, dans le cadre d’une guerre contre la Russie – celle de l’annexion de la Crimée et de la guerre dans le Donbass. Là où j’ai senti également un glissement, c’est que jusqu’en 2013, justement, les hommes âgés que je rencontrais, qui avaient fait partie de l’OUN ou de l’UPA, nous le disaient hors-caméra, de manière un peu confidentielle, un peu secrète. Ils n’étaient pas honteux mais ils ne voulaient pas que cela se sache. En revanche, à partir de 2014 – ce fut vraiment flagrant – ils se sont très ouvertement déclarés, lors même de l’interview, comme des anciens membres de l’OUN. Je ne pourrais pas dire qu’ils le revendiquaient, mais ils n’étaient plus du tout dérangés à l’idée de mentionner ce passé.
Pourquoi ?
Il y a eu un intérêt local pour leurs combats, de la part des jeunes générations. D’ailleurs, que ces hommes puissent dire qu’ils avaient été membres de l’OUN nous a permis de mener des entretiens sur la manière dont l’OUN s’organisait à l’époque. Les circonstances ont permis de libérer une parole. Évidemment, ils ne parlaient pas de l’implication de membres de l’OUN dans l’extermination des Juifs dans les villages de Galicie orientale, mais du moins, ils assumaient le fait d’avoir fait partie de l’OUN. Ils en parlaient bien volontiers. Ce n’était plus secret. D’ailleurs, lors de mes derniers voyages, je voyais des portraits de nationalistes ukrainiens comme Stéphane Bandera tout le long des routes de Galicie orientale. Les mémoires se superposaient et avaient tendance à effacer la participation locale à l’extermination des Juifs.
Et quel était le discours des Ukrainiens, plus jeunes, que vous avez pu rencontrer en dehors du cadre de vos entretiens ?
Il était beaucoup plus modéré et, pourrait-on dire, plus « européen ». Mais il y a toujours cette idée que les Ukrainiens et les Juifs avaient souffert ensemble de l’occupation nazie. Ils ne rejetaient pas complètement le fait que les Juifs ont été victimes de la Shoah. Bien sûr que non. Mais ils avaient l’idée d’une sorte de communauté de destin. Les seuls coupables, c’étaient les Allemands.
Dans tous les cas, vous étiez confronté à une falsification de l’histoire.
Ils adoptent un discours politique extrêmement simpliste, sans aucune nuance. Mais l’histoire de cette région est très complexe, avec des souffrances réelles de la part des différentes populations durant la période d’occupation nazie puis sous le régime soviétique. Hélas, la guerre actuelle rend la complexité et les nuances de l’histoire inaudibles, au profit d’un discours politique plus manichéen.
Quand vous étiez face à des Ukrainien manifestement antisémites, que vous répondaient-ils si vous leur rappeliez qu’un Juif est à la tête de l’Ukraine en guerre contre les Russes ?
Je n’ai jamais posé cette question. Et je ne suis pas retournée là-bas depuis le début de l’agression russe en 2022. Face à certains discours ouvertement antisémites entendus lors des entretiens que je menais, on est préparé à maintenir une distance d’historien. Mais je dois préciser que toutes les personnes rencontrées ne tenaient pas ce genre de discours, loin de là. J’ai aussi été accueilli par des personnes extrêmement bienveillantes, dont les souvenirs sont tout autres que ceux sur lesquels nous avons insisté. Je me souviens, par exemple, d’une vieille dame allongée à moitié sur son lit parce qu’elle était très peu mobile, qui expliquait comment elle allait amener de la nourriture dans le ghetto pour son amie, comment elle a essayé de la tirer de la colonne qui la menait vers la fusillade. Il y a aussi eu des histoires d’amitié touchantes, surtout que les personnes avec lesquelles je me suis entretenu étaient des enfants ou des adolescents à l’époque. Ils étaient donc moins impliqués que les adultes dans les structures d’occupation. Quand j’explique le travail que j’ai mené pendant dix ans, on me dit souvent : « tu as interrogé des bourreaux. » Les choses sont beaucoup plus complexes que ça. Ce sont vraiment les voisins, même si cette catégorie mérite une définition enrichie, plus poussée – c’est d’ailleurs un enjeu de l’historiographie actuelle. Certains, et c’est indéniable, ont été bourreaux, mais ce qui m’intéressait surtout était cet entre-deux, cette zone grise extrêmement complexe à délimiter : ces civils pris en étau entre bourreaux et victimes, avec une proximité géographique du crime qui empêche tout comportement « neutre ». Un enfant qui a participé au pillage et a récupéré une paire de chaussures dans la maison de ses voisins. Quel est son statut dans l’extermination ? Quel est le statut de ces personnes qui sont réquisitionnées par l’administration locale pour creuser les fosses, puis pour combler les fosses ? Ou qui sont réquisitionnées avec leurs chariots pour emmener les biens des Juifs du ghetto qui vient d’être liquidé jusqu’à la gare ? Des témoignages de survivants juifs racontent qu’ils ont été sauvés par des policiers locaux, les mêmes qui avaient tué le reste de leur famille…
Vous évoquez en effet dans votre livres quelques histoires de voisins qui ont sauvé « leur » Juif…
Oui. Mais le contraire est aussi vrai. Je veux dire : le fait de bien connaître « son » Juif peut être au détriment de ce dernier. C’est d’abord ou seulement lui qui est assassiné par le voisin. J’ai vraiment voulu faire une enquête à hauteur d’homme, pour comprendre tous les mécanismes sociaux qui avaient pu être enclenchés. J’ajoute ici que la plupart des personnes âgées ukrainiennes que j’ai rencontrées en Galicie orientale étaient animées par l’idée de rendre aussi hommage à leurs voisins juifs, beaucoup nous ont accompagné avec émotion sur les emplacements des fosses communes. Il arrivait régulièrement que les petits enfants assistent à l’interview de leur grand-parent. Par ailleurs, une nouvelle génération de chercheurs ukrainiens s’empare de ces sujets de voisins, de collaboration, de nationalistes et de mémoire de la Shoah. Je n’ai jamais rencontré aucune difficulté en Ukraine lors des recherches sur la Shoah. Aussi, je veux être optimiste et j’ai bon espoir que cette histoire de la Shoah, si complexe, si douloureuse, si terrible car produite dans un environnement familier, soit enseignée et transmise avec toute la rigueur requise en Ukraine dans les prochaines années.
Propos recueillis par Stéphane Bou et Elena Guritanu
Docteure en histoire contemporaine à l’EHESS, Marie Moutier-Bitan a consacré sa thèse au « Permis de tuer. La première phase de l’extermination des Juifs en Galicie orientale, 22 juin-1er août 1941 ». Elle a travaillé durant dix ans dans l’association Yahad – In Unum et effectué de nombreuses missions de terrain en Ukraine, Russie, Biélorussie, Moldavie, Lituanie et Pologne, afin de documenter la Shoah en ex-Union soviétique occupée. Outre ‘Le pacte antisémite’, elle est l’auteure des ‘Lettres de la Wehrmacht’ (Perrin, 2014) et des ‘Champs de la Shoah. L’extermination des Juifs en Union soviétique occupée, 1941-1944′ (Passés composés, 2020).