Sur la route des Juifs Géorgiens : de la symbiose au grand exode

En Géorgie, on parle de la communauté juive locale au passé. Et pourtant, jamais cette dernière n’a connu l’antisémitisme. Clément Girardot et Yoann Morvan nous font ici découvrir l’histoire de cette surprenante exception géorgienne, nation dont le philosémitisme ne suffit pas à assurer la pérennité de la présence juive.

 

Portail de la synagogue de Gori, où viennent s’emmêler vigne et arbre fruitier, avec en arrière-plan la citadelle de Gori surmontée d’une croix et d’un drapeau géorgien.

 

« Nous, Géorgiens, pouvons être fiers qu’il n’y ait jamais eu de distinction en Géorgie sur la base de la religion. Nous avons toujours totalement accepté cette partie intégrante de la Géorgie qu’était la communauté juive », affirme la présidente géorgienne Salomé Zourabichvili lors de la remise du prix des “Amis de Sion” à Jérusalem en janvier 2020. Née en 1952 à Paris dans une famille d’exilés ayant fui les bolchéviques, Salomé Zourabichvili fait de brillantes études. Puis, elle entame une carrière dans la diplomatie française qui la mènera au poste d’ambassadrice à Tbilissi avant, fait rare, de quitter cette fonction pour devenir ministre des affaires étrangères (2004-2005) du pays d’origine de ses parents, où elle sera élue députée en 2016 puis présidente en 2018.

D’une superficie similaire à la région Rhône-Alpes-Auvergne, la Géorgie est située aux confins orientaux de l’Europe, et reste un pays largement méconnu à l’ouest du continent. La présence de populations géorgiennes dans la région transcaucasienne est attestée depuis au moins 3 000 ans avec la fondation du Royaume de Colchide au 13ème siècle avant J.C. sur la côte est de la Mer Noire. Vieille nation cimentée par une langue distincte et une adhésion précoce au christianisme, la Géorgie est aussi depuis longtemps une terre marquée par une forte diversité ethnique et religieuse.

Dans son discours, Salomé Zourabichvili parle des Juifs de Géorgie au passé. Certes, la grande majorité des Juifs géorgiens vit aujourd’hui en Israël, et une minorité dans quelques métropoles de diaspora (Saint-Pétersbourg, Vienne, Anvers, New York, etc.). Pourtant, une petite communauté dynamique, certes limitée à quelques milliers de membres, habite toujours en Géorgie. Elle réside principalement à Tbilissi, la capitale, où elle est active dans un grand nombre de secteurs de la vie sociale et économique. Elle peut s’appuyer sur une pluralité d’institutions religieuses et laïques, ainsi que sur la proximité et sur les flux touristiques en provenance de l’État hébreu. 

A Tbilissi où vivait jusque dans les années 70 une importante communauté juive, il n’est pas rare de croiser à la belle saison des touristes israéliens. Certains portent la kippa et ils ne rencontrent pas de réactions hostiles, voire même plutôt une certaine sympathie. Non seulement les élites politiques et économiques, mais aussi l’opinion publique géorgienne ont une vision positive des Juifs et d’Israël.

Leurs quartiers de résidence sont beaucoup plus diversifiés qu’auparavant, mais quelques familles juives continuent d’habiter dans la vieille ville de Tbilissi où l’on trouve encore d’anciennes maisons aux larges balcons en bois typiques de l’architecture traditionnelle géorgienne. C’est là que bat toujours le cœur de la vie juive locale. La capitale géorgienne compte actuellement deux synagogues actives quotidiennement, toutes deux situées dans le centre historique entre le fleuve Koura et la forteresse de Narikala. Ce quartier abrite aussi les bureaux de l’Agence Juive et du mouvement Habad, le musée de l’Histoire des Juifs de Géorgie, ainsi que trois restaurants cashers.

Depuis l’indépendance de 1991, les gouvernements successifs ont tous adopté une politique favorable envers la communauté juive et son patrimoine, ainsi qu’envers Israël. L’ex-président Mikheil Saakachvili a effectué en Israël un de ses premiers déplacements diplomatiques après la Révolution des Roses de fin 2003 et a fait de nombreuses apparitions publiques à la grande synagogue de Tbilissi. Son rival, l’oligarque Bidzina Ivanichvili, dont le parti “Rêve Géorgien” est au pouvoir depuis 2012, a contribué, via sa fondation, à la rénovation de nombreuses synagogues à travers le pays. 

Devant la synagogue de Tbilissi

Inauguré en 1940, le bâtiment qui abrite le Musée de l’Histoire des Juifs de Géorgie ressemble à une synagogue avec son imposante coupole mais il n’a jamais eu de fonction religieuse. Son exposition assez sommaire met en scène la très ancienne (depuis le 6ème siècle avant J.C., d’après certains récits historiques) et paisible présence de la communauté juive sur les terres géorgiennes. Dans ce cœur historique de la ville où vivait jusque dans les années 70 une importante communauté juive, il n’est pas rare de croiser à la belle saison des touristes israéliens. Certains portent la kippa et ils ne rencontrent pas de réactions hostiles, voire même plutôt une certaine sympathie. Non seulement les élites politiques et économiques, mais aussi l’opinion publique géorgienne ont une vision positive des Juifs et d’Israël, pays au sein duquel d’assez nombreux immigrés géorgiens (non-juifs) sont venus travailler. Ce philosémitisme spécifique à la Géorgie s’expliquerait par une intégration socio-culturelle forte et prolongée de la communauté juive. K. propose aujourd’hui le récit inédit de cette symbiose qui remonte à la fondation même de la nation géorgienne.

Aux origines d’un philosémitisme exceptionnel

L’histoire de la présence des Juifs en Transcaucasie débute durant la période antique tout comme celle des premiers royaumes géorgiens. D’après certains historiens, leur installation daterait du 6 ème siècle avant J.-C., même si plusieurs récits contradictoires existent. “La tradition historique soutient plutôt la version de « la Vie de Kartlie » (du chroniqueur Léonti Mroveli, 11ème s., nda.) selon laquelle la première vague des Juifs, provoquée par l’invasion de Jérusalem par Nabuchodonosor, avait atteint la Kartlie[1] en 586 avant J.-C., écrivit l’intellectuel et homme politique juif géorgien Jemal Ajiashvili (1944-2013). Des preuves archéologiques attestent de l’existence aux premiers siècles de notre ère d’une communauté juive dans la ville de Mtskheta, alors capitale du Royaume d’Ibérie[2]

De cette histoire émerge une donnée cruciale : les Juifs sont considérés en Géorgie comme ayant contribué à apporter le christianisme à la nation en formation. La monographie “The History of Georgian Jews”, écrite par Eldar Mamistvalishvili (2014), fait référence à de nombreuses sources indiquant que, durant les débuts de l’ère chrétienne, des membres de la communauté juive locale se seraient convertis et auraient diffusé la parole du Christ auprès des Géorgiens païens.

Nichée entre deux maisons, la synagogue de Gori au pied de la citadelle surplombant la ville.

Durant la période de l’âge d’or du Royaume de Géorgie au 12ème siècle, des Juifs étaient présents dans la cour du souverain. D’après certaines légendes, ce serait un marchand juif qui aurait été envoyé en Russie pour trouver un époux à Tamar, une femme qui avait le titre de “roi” et qui a dirigé le pays de 1184 à 1213. Une autre légende attribuerait des racines juives à la dynastie royale géorgienne des Bagrationi, en filiation avec le roi David ; légende très contestée par les historiens, mais une façon de prouver le caractère biblique du “peuple” géorgien.

Si les siècles suivants sont marqués par de multiples invasions arabes, mongoles, turques et perses, une identité géorgienne, à la fois plurielle et distincte, a cependant réussi à perdurer au fil des siècles. Les Juifs ont largement adopté les caractéristiques socio-culturelles géorgiennes, telles que l’art codifié du banquet (‘supra’ en géorgien) et la pratique de la viniculture[3] familiale tout en préservant leur identité religieuse. La communauté se diversifie aussi en raison de la position de carrefour de la Géorgie, entre Orient et Occident.  

“Les interactions avec d’autres territoires étaient nombreuses car les Juifs étaient engagés dans le commerce (un rôle nettement renforcé suite à l’abolition du servage dans l’Empire Russe en 1861, nda.). Au fil de l’histoire, des sous-groupes se sont implantés en Géorgie comme des Juifs des montagnes[4], des juifs iraniens et des Ashkénazes, tandis que des Juifs géorgiens se sont aussi installés ailleurs comme à Constantinople”, affirme Temur Yakobashvili, membre influent de la communauté juive géorgienne qui a occupé les postes de ministre à la réintégration (2008-2010) et d’ambassadeur aux États-Unis (2010-2013), pays où il vit toujours depuis la fin de la présidence de Mikheil Saakashvili (2004-2013).

 Les Juifs sont le seul groupe social non-géorgien à être dénommés comme « géorgiens », ce qui n’est pas le cas des principales minorités ethniques : Arméniens, Azéris, Ossètes ou encore Abkhazes. Contrairement à celles-ci, les Juifs géorgiens ont d’ailleurs adopté des patronymes géorgiens avec une terminaison en -chvili.

Durant la longue période féodale, une partie importante de la population juive se concentre dans des bourgs ruraux dont les plus connus sont Kulashi, Vani et Lailashi à l’Ouest, puis Surami, Kareli, Gori et Tskhinvali plus à l’Est[5]. Ces dernières localités sont situées dans un des piémonts agricoles de la région centrale du grand Caucase (qui culmine un peu plus au nord au Mont Kazbek à 5054 m). De nombreux Juifs sont réduits en servitude par des seigneurs chrétiens mais certaines sources historiques mentionnent aussi l’existence de Juifs pouvant accéder à la propriété et comptant au sein de leur domesticité des serfs chrétiens (situation certes rare, mais impensable en Europe médiévale occidentale).

“Durant la période féodale qui dure en Géorgie jusqu’au début du 19ème siècle, une grande partie des Juifs sont actifs dans l’agriculture, beaucoup aussi dans le commerce et les opérations financières”, écrit le géographe Revaz Gachechiladze[6]. La plupart des Juifs engagés dans des activités commerciales sont des marchands itinérants qui se déplacent de village en village. Les Juifs géorgiens vivent donc à la charnière du monde rural, et assez peu sont concernés par le grand commerce, davantage dominé par les Arméniens, hormis à Akhaltsikhe à la lisière de l’Empire ottoman et plaque tournante d’échanges internationaux. La forteresse rénovée à la hâte en 2011-2012, notamment grâce à des financements turcs, témoigne de l’importance de la cité et de son caractère multiculturel avec la présence d’une mosquée et d’une église en son sein[7]. Elle surplombe la vieille-ville et ses deux synagogues où vivait une communauté juive[8] qui a compté jusqu’à plus de 3 000 personnes.

Deuxième synagogue de la vieille-ville d’Akhaltsikhe, qui n’est actuellement plus en usage, contrairement à la grande synagogue qui accueille principalement des touristes juifs. En arrière-plan, la forteresse de Rabati.

Ballottée entre les grands empires et morcelée entre ses différentes provinces, la Géorgie n’a plus d’unité territoriale à partir du 16ème siècle. L’évolution de la communauté juive de Géorgie a aussi été marquée par les vagues d’invasions étrangères et les divisions territoriales qui l’ont fragilisée. Mais elle a su aussi tirer profit de sa situation stratégique au carrefour d’importantes routes commerciales, que ce soit sous l’influence des puissances rivales Ottomane et Perse (16ème-18ème siècle) ou ensuite lors de l’intégration à l’Empire Russe (1801-1918). 

Cette dernière passe d’abord par un traité de protectorat entre le Royaume de Kartlie-Kakhétie et la Russie en 1783. Néanmoins, fait important pour l’historiographie géorgienne contemporaine, la Russie ne remplit pas ses obligations en laissant le Shah d’Iran conquérir et raser Tbilissi en 1795, puis en annexant la Kartlie-Kakhétie en 1801 avant de soumettre ou de vassaliser les territoires de l’ouest du pays. 

L’annexion russe et la conquête de la totalité de la Transcaucasie entraînent aussi un afflux de Juifs ashkénazes, en particulier à Tbilissi où se développent une vie culturelle et des institutions éducatives en langue yiddish, dont les traces ont aujourd’hui quasi disparu[9]. Pour marquer une distinction avec les “Juifs russes”, c’est alors que se popularise dans le débat intellectuel et au sein de la communauté l’expression ქართველი ებრაელები (kartveli ebraelebi) qui peut se traduire par “les Juifs géorgiens[10]. Les deux éléments sont considérés comme grammaticalement indissociables et témoignent de la symbiose pluriséculaire entre les Juifs et le peuple géorgien. Surtout, les Juifs sont le seul groupe social non-géorgien à être dénommés ainsi, ce qui n’est pas le cas des principales minorités ethniques : Arméniens, Azéris, Ossètes ou encore Abkhazes. Contrairement à celles-ci, les Juifs géorgiens ont d’ailleurs adopté des patronymes géorgiens avec une terminaison en -chvili[11] (fils de) tels que : Davitachvili, Eliachvili, Leviachvili, Abramiachvili… Dans sa monographie, Eldar Mamitsvalishvili recense 189 patronymes qui sont “en grande partie portés à la fois par des Juifs et des Géorgiens”. 

Une place singulière dans l’Empire russe et l’URSS 

L’abolition du servage dans l’Empire Russe en 1861 met un terme à une longue période féodale. Cette date majeure marque l’avènement de communautés politiques modernes et le renforcement de l’urbanisation. De nombreux Juifs deviennent alors commerçants et délaissent les localités les plus rurales. Dans un contexte local de philosémitisme, aucun mouvement ne vient porter l’affirmation de revendications d’émancipation propres à la communauté juive de Géorgie. 

Sous la plume des intellectuels géorgiens aux aspirations nationalistes, la diffusion de l’expression “Juif géorgien” vient confirmer l’appartenance des Juifs à une nation géorgienne religieusement diverse alors que dans de nombreuses sociétés d’Europe orientale l’affirmation d’un sentiment national tend à exclure les communautés juives.

De leur côté, les Juifs prennent des positions contrastées concernant leur place dans le processus de construction nationale qui aboutira à l’instauration de l’éphémère première république de Géorgie (1918-1921). Les « assimilationnistes » partagent les thèses des intellectuels nationalistes qui voient d’ailleurs l’histoire du peuple juif comme l’exemple d’un peuple “fier” et indépendant. Ils distinguent fortement les Juifs géorgiens des ashkénazes immigrés récemment. 

Fait exceptionnel, la Géorgie, malgré ses diverses intégrations impériales, a garanti aux Juifs une stabilité de statut permettant la permanence et la continuité de leur présence.

Mais deux autres groupes suscitent davantage d’adhésion auprès des diverses populations juives locales : les Juifs orthodoxes qui entendent avant tout préserver la vie religieuse traditionnelle propre aux Juifs géorgiens au sein d’une patrie géorgienne partagée avec les Géorgiens chrétiens ; et les Sionistes qui soutiennent l’appartenance des Juifs géorgiens et des ashkénazes à la même nation, une nation juive distincte de la nation géorgienne. À ces groupes s’ajoute l’apparition du mouvement Habad à partir de 1916 à Kutaisi, comme le relate l’historien Gershon Ben-Oren dans In the Land of Golden Fleece (1992), mouvement promis à un bel avenir au sein des populations juives géorgiennes.

Si des actes de violence antisémite ont été documentés au XIXème et XXème siècles, ils sont restés des phénomènes isolés et n’ont pas altéré les bonnes relations entre Chrétiens et Juifs. “Tandis que les Juifs européens et russes étaient des sujets directs de l’État, perçus comme une ‘nation à l’intérieur de la nation’, les Juifs géorgiens ont trouvé en Géorgie l’espace intermédiaire et protecteur d’une patrie,” soutiennent les historiennes Nino Chikovani et Ketevan Kakitelashvili de l’Université d’État de Tbilissi, ainsi que la philologue Nino Pirtskhalava de l’Université d’État Ilia basée à Tbilissi dans un article  académique[12]

Fait exceptionnel, la Géorgie, malgré ses diverses intégrations impériales, a garanti aux Juifs une stabilité de statut permettant la permanence et la continuité de leur présence. “La Géorgie a été intégrée aux empires perse, ottoman et russe. La politique de chaque entité envers les Juifs aurait dû s’y appliquer mais ce ne fut pas le cas et cela est valable aussi pour la période soviétique », souligne Temur Iakobashvili auprès de K.. « Par exemple, les Juifs géorgiens n’ont pas été touchés par les lois discriminatoires de l’Empire Russe[13] et cela s’explique probablement par les 26 siècles de coexistence et de cohabitation.” 

Carte représentant la répartition de la population juive dans la République Socialiste de Géorgie en 1926. Source: Revaz Gachechiladze dans l’article : “A historical geography of Jewish settlement in Georgia (The Caucasus)”, 2021.

Durant la période soviétique qui débute en Géorgie avec l’invasion bolchévique de 1921, les Juifs sont considérés comme une nationalité distincte dans le cadre de la politique des nationalités et jouissent – théoriquement – d’une égalité de droits avec les autres citoyens selon la constitution. Pourtant, le régime soviétique, en combinant le vieil antisémitisme russe avec l’hostilité communiste envers les religions et l’impérialisme occidental, a une longue histoire de coercition et de discrimination envers les communautés juives présentes sur son territoire. 

Dans les années 1920 et 1930, le premier bouleversement est d’ordre géopolitique avec la mise en place du rideau de fer qui se matérialise dans le Caucase par la fermeture de la frontière avec la Turquie[14] et bloque les mobilités internationales jusqu’aux années 1970. Les interactions s’orientent alors presque exclusivement vers le nord et les grands centres urbains de Russie. De nombreux membres de la communauté juive jouent un rôle clé dans ce que l’on a appelé “la seconde économie”, le secteur non-étatique qui permet plus ou moins légalement de combler les manques de l’économie planifiée. Néanmoins, la collectivisation des entreprises et l’étatisation de l’économie, orientées vers les secteurs industriels et agricoles, posent d’importantes difficultés à une population qui s’est majoritairement tournée vers les activités commerciales.

Au niveau démographique, les changements sont importants. D’après les recensements officiels, la population juive de Géorgie passe de 33 000 en 1926 à 55 000 en 1970[15]. Une forte migration des Juifs géorgiens vers les métropoles vient renforcer le rôle de Tbilissi, ville historiquement moins importante que Kutaisi, et majoritairement peuplée d’Ashkénazes au début du 20ème siècle. 

Alors que la guerre froide commençait, le régime soviétique percevait les synagogues comme un instrument de pression politique utilisé par l’Ouest. Les Juifs pratiquants étaient considérés comme des citoyens déloyaux qui utilisaient leurs synagogues comme des canaux de communication avec les ennemis de Moscou”, note l’historien Leonid Smilovitski.

Après la seconde guerre mondiale, l’URSS renforce sa politique antisémite et intensifie la persécution des communautés juives et de leurs institutions religieuses ou éducatives. “Alors que la guerre froide commençait, le régime soviétique percevait les synagogues comme un instrument de pression politique utilisé par l’Ouest. Les Juifs pratiquants étaient considérés comme des citoyens déloyaux qui utilisaient leurs synagogues comme des canaux de communication avec les ennemis de Moscou”, note l’historien Leonid Smilovitski dans un article publié en 2008 par les Cahiers du Monde Russe. 

En Géorgie, comme pour les églises, de nombreuses synagogues sont désacralisées et utilisées comme entrepôt ou club. En 1952, les autorités soviétiques tentent de fermer définitivement toutes les synagogues de la ville de Kutaisi, entraînant la révolte de la communauté locale. Le jour où des ouvriers arrivent pour transformer la synagogue principale en club pour l’organisation de la jeunesse communiste (Komsomol), des centaines de Juifs se rassemblent et se couchent sur la chaussée pour empêcher les camions de passer. Les autorités locales font marche arrière.

Cet événement est notamment rapporté dans un récit de voyage de l’israélien Ben Ami venu semi-clandestinement à la rencontre des communautés juives d’URSS durant les années 1960[16]. Il illustre la persistance de l’exception géorgienne malgré l’oppression. Selon l’auteur, la liberté religieuse ainsi que la pratique sont ainsi plus importantes en Géorgie qu’ailleurs dans l’empire soviétique.

“Les Juifs se cachaient pour prier mais la situation n’était pas comparable avec la Russie. À Gori, la vie était facile, on avait un rabbin. Mais comme nous n’avions pas accès à une éducation juive, la vie de la communauté est devenue plus séculière dans les années 70-80”, se souvient Arno Janashvili qui a grandi dans la petite ville, cité natale de Staline. Il vit actuellement avec sa famille à Tbilissi où, notamment, il produit et commercialise de l’alcool casher. La communauté de Gori se limite aujourd’hui à une quarantaine de membres et reste l’une des seules actives en dehors de Tbilissi. 

Portail de la synagogue de Gori, où viennent s’emmêler vigne et arbre fruitier, avec en arrière-plan la citadelle de Gori surmontée d’une croix et d’un drapeau géorgien.

Pour la majorité des Juifs géorgiens, restés pratiquants, une vie religieuse plus forte perdure dans la sphère familiale, refuge face aux difficultés à exprimer sa foi dans les synagogues existantes et dans l’espace public. “Le foyer compte généralement trois générations de même sang. Il est assez courant de voir dix à vingt personnes réunies autour d’une table, ce qui est très rare chez les Juifs ashkénazes (…). Le dimanche et les jours de fête, la famille tout entière se rassemble chez le grand-père”, décrit Ben Ami dans son ouvrage. 

Après le grand exode, le dilemme des Juifs géorgiens

Depuis sa fondation, le mouvement sioniste a de nombreux partisans en Géorgie même s’il est combattu par des rabbins orthodoxes ou affiliés à Habad. La dynamique migratoire débute dès la fin du XIXème siècle. Dans les années 20, déjà, un petit groupe de quelques dizaines de familles habitant la vieille ville de Tbilissi réussit à obtenir les autorisations pour migrer en Palestine avant l’interdiction totale des activités sionistes en URSS. Le sionisme géorgien a des accents différents de celui qui circule dans d’autres espaces culturels et politiques juifs. Il s’agit d’un sionisme plus religieux, et assez peu politique par rapport au monde ashkénaze. 

Il faudra attendre les années 70 pour que le mouvement de migration des Juifs géorgiens vers la Palestine, où a été fondé entretemps l’État d’Israël, reprenne et s’étende ensuite à toutes les communautés juives d’URSS.

Paquet de matzot à Kulashi

“La prophétie s’est réalisée : Israël renaît de ses cendres. Nous n’avons pas oublié Jérusalem, et elle a besoin de nos mains”, écrivent 18 familles juives de Tbilissi dans une lettre qu’elles adressent secrètement en 1969 à la première ministre d’Israël Golda Meir et aux Nations Unies. Cette longue lettre fait largement référence au rêve sioniste du retour et dénonce les difficultés administratives rencontrées par les candidats soviétiques à l’émigration vers Israël. 

La lettre de 1969 vient contredire la propagande soviétique affirmant que sa population juive se désintéresse d’Israël. C’est un document historique puisqu’il constitue le premier appel public de Juifs soviétiques pour le droit au retour[17]. Ce texte, écrit dans un russe très élaboré, a des répercussions fortes à la fois en Israël et au niveau international. 

“Il s’agit sans doute de l’un des moments les plus marquants de l’histoire des Juifs d’Europe au cours du dernier demi-siècle”, écrit la chercheuse américaine Izabelle Tabarovsky dans le magazine en ligne Tablet. “La lettre a inspiré les activistes juifs ailleurs en Union Soviétique. (…) Elle a incité le gouvernement israélien à modifier radicalement sa politique, après l’avoir soutenu clandestinement, l’émigration juive soviétique devient une cause publique. Et elle a ouvert la voie à l’exode définitif de 1,5 million de Juifs soviétiques hors d’URSS.” De 1970 à 1988, ce sont presque 300 000 Juifs qui quittent l’URSS[18].

Le sionisme géorgien a des accents différents de celui qui circule dans d’autres espaces culturels et politiques juifs. Il s’agit d’un sionisme plus religieux, et assez peu politique par rapport au monde ashkénaze. 

D’après les chiffres officiels, le nombre de Juifs en Géorgie, qui était en 1970 de 55 000 dont 45 000 Juifs géorgiens, descend à 28 300 en 1979 et à 24 800 en 1989, marquant un ralentissement de l’émigration durant la décennie 1980. La Géorgie perd 60% de sa population juive et Tbilissi 42%. 10% des départs sont à destination d’autres pays qu’Israël, notamment Vienne, plaque-tournante des migrations et échanges Est-Ouest durant la guerre froide. 

Durant les années précédant la dissolution de l’URSS, alors que Mikhaïl Gorbatchev entame un processus de réformes avec la perestroïka et la glasnost, un renouveau culturel juif est perceptible dans toute l’Union et notamment à Tbilissi. La métropole caucasienne accueille en novembre 1989 le congrès de fondation du syndicat des étudiants juifs soviétiques.  

“Des représentants sont venus de 46 villes de l’URSS. C’était quelque chose d’historique car ce n’était pas légal à 100% d’avoir une conférence dédiée aux questions juives”, se souvient Itsik Moshe, la soixantaine, alors émissaire de l’Union Mondiale des Étudiants Juifs, venu spécialement d’Israël pour l’occasion. Cet homme d’influence, né en Géorgie mais qui a grandi dans l’État hébreu, dirige actuellement la chambre de commerce Israélo-géorgienne ainsi que l’ONG Israeli House.

Pages dédiées au congrès des étudiants juifs soviétiques organisé à Tbilissi en 1989 dans le livre d’Itsik Moshe, assez largement auto-promotionnel, publié en 2021 en hébreu.

Peu après cette conférence, il revient à Tbilissi en tant que représentant de l’Agence Juive qui établit dans la métropole caucasienne son premier bureau dans l’Union Soviétique : “C’était un défi majeur de pouvoir entrer en URSS, c’était incroyable car les relations diplomatiques avec Israël étaient inexistantes”, continue Itsik Moshe.

Durant ces dernières années de l’Union Soviétique puis la période post-soviétique qui débute en 1991, un mouvement de migration encore plus massif que celui des années 70 s’enclenche dans toute l’Europe orientale et l’Asie Centrale, moins pour des raisons idéologiques qu’à cause de la rapide dégradation des conditions de vie. Les départs concernent les Juifs tout comme le reste de la population.

Dans tous les secteurs de la société géorgienne, des familles choisissent l’exil pour fuir la profonde récession économique des années 90 ainsi que les problèmes sécuritaires liés au règne des gangs mafieux et aux conflits séparatistes avec les provinces d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud.  

Au début des années 2000, suite à la révolution des Roses et à l’élection du réformateur pro-occidental Mikheïl Saakachvili en 2004, le pays se stabilise et reprend le chemin du développement économique et social. Mais la communauté juive a alors quasiment disparu. Entre 2002 et 2014, le nombre de personnes répondant “juif” concernant l’affiliation religieuse lors du recensement national passe de 3 700 à 1 400. 

Une alternance politique pacifique a lieu en 2012 avec l’arrivée au pouvoir du “Rêve Géorgien”, une formation attrape-tout dirigée par l’oligarque Bidzani Ivanishvili qui a bâti sa fortune en Russie. Poursuivant initialement la politique pro-européenne de Saakachvili, le nouveau gouvernement négocie un accord d’association avec l’Union Européenne signé en 2014, mais adopte au fil du temps des positions de plus en plus conciliantes avec Moscou, en particulier depuis le déclenchement du conflit ukrainien. Symbole du tournant pro-russe du régime, le gouvernement fait définitivement adopter par le parlement fin mai une loi sur les « agents de l’étranger » concernant le financement des ONGs. Fortement inspirée des réglementations russes hostiles à la société civile, cette loi a suscité une mobilisation massive des Géorgiens dans la rue et la condamnation unanime des « partenaires » occidentaux.

 ‘Nous pensons que la diaspora ne doit plus exister. Certes en Géorgie il y a une belle histoire dépourvue d’antisémitisme mais c’est terminé ! Il est préférable de vivre en Israël.’

Suite au déclin continu de la communauté juive dans les années 90 et 2000, les Juifs de Géorgie font face à un double dilemme. D’abord, rester ou partir ? Puis, faire vivre la communauté ou sauvegarder l’immense et méconnu patrimoine juif du pays qui illustre un philosémitisme plurimillénaire ? 

Pour les sionistes, tel Itsik Moshe, le débat est vite tranché : “Nous pensons que la diaspora ne doit plus exister. Certes en Géorgie il y a une belle histoire dépourvue d’antisémitisme mais c’est terminé ! Il est préférable de vivre en Israël ”. 

Dans le cadre de ses activités de la chambre de commerce ou de l’ONG Israeli House, il n’a d’ailleurs qu’assez peu de liens avec la communauté juive géorgienne toujours présente à Tbilissi. Fondée en 2013, Israeli House met l’accent sur la coopération culturelle: “Nous ne travaillons pas à la préservation de la culture juive géorgienne mais à sauvegarder le patrimoine, ce qui constitue une base pour des bonnes relations entre la Géorgie, Israël et le monde juif ”.

Synagogue de Vani

Ce patrimoine, largement constitué de cimetières et de synagogues désaffectés, se situe principalement le long de la dorsale Est-Ouest reliant Tbilissi à la Mer Noire, rappelant la répartition géographique de la population juive géorgienne à l’époque pré-moderne, marquée par l’importance des activités de colportage. Dans le cadre du programme des “routes européennes du patrimoine juif” soutenu par le Conseil de l’Europe, Israeli House a conçu un itinéraire géorgien comprenant une quarantaine de lieux disséminés dans tout le pays[19], s’appuyant sur les nombreuses synagogues rénovées le long de cet axe Est-Ouest[20]

À l’écart de cet axe, dans la région montagneuse de Racha au nord-ouest de la Géorgie, la magnifique synagogue d’Oni, véritable joyau architectural construit en 1895, est devenue un emblème de la localité et attire quelques touristes dans cet ancien foyer juif autrefois très actif religieusement. “Durant ma jeunesse, plusieurs centaines de familles juives vivaient à Oni. Il ne reste aujourd’hui que 12 personnes ”, indique Mikheil Khananashvili, originaire de Oni, la fin de quarantaine, et à présent shohet à Tbilissi.

À l’opposé du travail d’Israeli House, l’organisation de jeunesse Hillel tente de combiner sensibilisation au patrimoine et revitalisation de la vie juive en Géorgie. “Une bourse du Fond Humanitaire Juif Hollandais nous permet d’emmener des jeunes visiter les localités où les Juifs vivaient et formaient des communautés importantes jusqu’aux années 1990. 95% des étudiants n’ont jamais visité ces localités”, affirme Keti Chikviladze, coordinatrice[21] pendant 10 ans à Tbilissi de ce réseau international fortement implanté dans les pays d’Europe orientale. Au programme des excursions : Akhaltsikhe, Surami mais aussi Oni. 

Synagogue d’Oni

Entre 50 et 80 jeunes prennent part régulièrement aux activités d’Hillel, ils sont soit issus de familles mixtes soit ils ont récemment redécouvert leurs racines juives, principalement ashkénazes. Keti Chikviladze, dont une grand-mère est ashkénaze et une autre originaire de la communauté des “Juifs des montagnes” dans le Nord-Caucase, s’est aussi seulement réappropriée son identité juive à l’adolescence à la suite d’un voyage en Israël. 

Elle espère que les actions d’Hillel permettront de redynamiser la communauté juive locale : “Certaines personnes à l’intérieur de notre communauté sont pessimistes. De notre côté, nous essayons d’impliquer les jeunes car nous voulons préserver une vie juive en Géorgie. Sinon, ce sera fini dans une génération « .


Clément Girardot et Yoann Morvan

Notes

1 Région centrale de la Géorgie.
2 Durant l’antiquité, l’Ibérie couvre la partie orientale de la Géorgie actuelle et la Colchide, la partie occidentale.
3  Ben Ami rapporte dans son ouvrage Les Juifs en Union Soviétique (Fayard, 1968) que la communauté juive de Géorgie participa depuis l’antiquité à la culture de la vigne et au commerce du vin.
4  Groupe aussi appelé ‘Juhuro’, originaire de Perse, qui s’est ensuite principalement établi à l’est et au nord du Caucase, en particulier entre Daghestan et Azerbaïdjan.
5  Ancien centre majeur de la vie juive en Géorgie qui est depuis 1992 la capitale de la République autoproclamée d’Ossétie du Sud, soutenue par la Russie. Il n’existe plus de communauté juive actuellement à Tskhinvali, contrairement à la ville voisine de Gori.
6 Source : Revaz Gachechiladze. (2021). A historical geography of Jewish settlement in Georgia (The Caucasus). Georgian geographical journal, 1.
7  A ce sujet: « Sharing the Not-Sacred: Rabati and the Display of Multiculturalism », Silvia Serrano in Darieva T, Mülfried F., Tuite K. Sacred Places, Emerging Spaces. Pilgrims, Saints and Scholars in the Caucasus, Berghahn, 2018, pp. 203-225.
8  Reportage vidéo intéressant sur un membre de la communauté juive d’Akhaltsikhe qui a peint des scènes de la vie quotidienne au XIXème siècle: https://special-projects.chaikhana.media/The-Legacy-of-Jewish-Communities/story1.html.
9 Deux écoles et des publications en yiddish subsistent. Un groupe de théâtre en langue yiddish vient d’être créé de nouveau cette année – il en existait un au début du XXe siècle. Depuis quelques années, le yiddish est aussi enseigné au département des Etudes Juives de l’Université d’Etat Ivane Javakhishvili de Tbilissi.
10 Durant la période médiévale, ce sont les termes de “ebraeli” (sans kartveli) et d’“uria” qui étaient les plus utilisés. L’étymologie d’uria est sujette à débat et serait liée au toponyme Ur : soit une ville située dans le Caucase dont les traces ont disparu, soit la biblique “Ur des Chaldéens” située actuellement en Irak.
11 Pour notre texte, nous avons choisi d’adopter la graphie internationale en -shvili sauf pour les patronymes très connus.
12 Jewish identity in Georgia in light of the European cultural-political tradition at the turn of the twentieth century, Frankfurter Judaistische Beiträge 42 (2018) 89-128.
13 Adoptées en 1881, les Lois de Mai interdisent aux Juifs d’habiter où ils veulent (les populations juives sont déjà contraintes de vivre depuis 1791 dans les limites de la “zone de résidence” qui comprend les territoires occidentaux de l’Empire), fixent des quotas restrictifs pour l’accès des Juifs à l’éducation et à certaines professions. En parallèle de cette politique antisémite, les pogroms se multiplient sur le territoire de l’Empire Russe.
14 Les mobilités transfrontalières d’abord permises dans les années 20 sont fortement restreintes durant la période stalinienne (1924-1953), notamment dans les années 30 à la suite de l’introduction des passeports et de la création d’une “zone frontalière interdite” le long de la frontière turque dont l’objectif est d’éviter la contrebande et l’entrée d’éléments subversifs, mais aussi toute tentative d’émigration.
15 Source: Revaz Gachechiladze. (2021). A historical geography of Jewish settlement in Georgia (The Caucasus). Georgian geographical journal, 1 (1).
16  Ben Ami,  Les Juifs en Union Soviétique, Fayard, 1968.
17  Christian Jelen et Léopold Unger relatent en détail cette mobilisation et sa portée dans le livre Le grand retour, Albin Michel, 1977.
18  Source: https://daviscenter.fas.harvard.edu/events/half-century-jewish-emigration-former-soviet-union-demographic-aspects#:~:text=Based%20on%20collected%20data%2C%20it,of%20about%20half%20a%20century
19  L’itinéraire inclut aussi les synagogues des villes de Soukhoumi en Abkhazie et de Tskhinvali en Ossétie-du-Sud, deux provinces qui ont fait sécession de la Géorgie dans les années 90 avec le soutien de Moscou et qui sont difficilement accessible aux touristes étrangers.
20 Hormis Kutaisi, elles sont situées dans des bourgades où ne subsistent en général qu’un ou deux habitants juifs, pour la plupart âgés (et sans guère de ressources).
21 Keti Chikviladze quitte Hillel à partir de septembre 2023, suite à des différends consécutifs à l’organisation d’une cérémonie religieuse juive, œcuménique et inclusive à Tbilissi.

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