Judith Butler : l’impuissance en acte

La bêtise des discours produits par la situation à Gaza fleurit partout, dans tous les camps. Mais c’est la bêtise des élites intellectuelles sur laquelle il faut s’attarder. Après tout, n’est-ce pas leur travail d’éclairer le monde au lieu de l’obscurcir ? N’est-pas pour cette raison que nos sociétés se dotent de cette fonction ? Notre collaborateur Karl Kraus en tout cas en est convaincu. Aussi s’interroge-t-il sur la tentative d’abêtir encore plus l’opinion public récemment entreprise par Judith Butler, rhétoricienne de son état mais communément présentée comme philosophe et honorée comme l’un des grands esprits de notre époque.

 

Theodor Adorno (c) Jakob Blumtritts Tagesgeschäft – WIkipedia Commons

 

« La tâche, quasiment impossible à résoudre, est de ne pas se laisser rendre bête ni par la puissance des autres, ni par sa propre impuissance. »

Cette petite phrase a été écrite en 1944 par Adorno, alors en exil américain.

Je n’aime pas Adorno. Je l’ai rencontré à Vienne quand il poursuivait ses études de compositeur auprès de Berg au début des années 1920. Il me persécutait. Moi et Lukacs, ce qui était quand même un drôle d’attelage d’idéaux pour un jeune homme. Il m’a semblé maniéré, sûr de lui et fragile en même temps. Doux. Aussi ses amis l’ont-ils appelé Teddy… Bref, rien à voir avec moi. Mais cette phrase, j’aurais pu l’écrire moi-même. Elle parle de l’hitlérisme et du défi propre qu’il constituait pour nous, qui étions censés penser ce qui était en train d’arriver. Personnellement j’ai rendu l’âme avant de pouvoir dire quelque chose d’intelligent sur cette question.

J’ai donc feuilleté un peu le livre où elle apparaît. Elle vient à la fin de plusieurs aphorismes où l’auteur avoue son désarroi moral et intellectuel face aux crimes en cours sur le vieux continent. Des aphorismes faits d’apories :  la vengeance, ardemment désirée, mais dont on sait qu’elle mènera seulement à la perpétuation de la catastrophe, se trouve face à la perpétuation d’une autre catastrophe qui consisterait dans l’impunité des coupables. Le refus de tuer, ou de légitimer philosophiquement l’exécution des bourreaux, côtoie l’effroi devant l’idée d’un monde où ceux qui ont fait « ça » pourraient continuer à vivre, agir et parler. La prise de distance avec l’affect de haine éprouvé, perçu comme le pire des conseillers, bute sur l’idée effrayante d’une guerre menée sans haine, froide, propre et efficace, ne nécessitant même plus d’individus motivés pour la conduire. Bref, il ne fait que questionner une situation qui semble pourtant, vue d’aujourd’hui, moralement évidente. Et on a envie (moi surtout) de se moquer du doux philosophe fragile qui élabore son impuissance au lieu de donner de fermes consignes d’action. Mais je dois avouer que la discipline qu’il s’impose, à lui le penseur juif, marxiste et bourgeois, face à la destruction de tout ce dont il s’est nourri et en quoi il a cru, force l’admiration. Discipline qui sert un seul objectif : ne pas tomber dans la bêtise, même si la violence de la réalité détruit toutes les catégories avec lesquelles on a cru pouvoir la penser.

Actualité de la bêtise politique

Actuellement, il y a de toute évidence beaucoup de bêtise. Aucun camp ici n’a de privilège. Elle fleurit chez certains défenseurs d’Israël lorsqu’ils déclarent qu’il n’y a pas d’innocent à Gaza (tout comme il n’y avait pas d’Allemand innocent en 1945), ce qui est censé justifier la destruction du territoire et de la population gazaouie jusqu’à la capitulation inconditionnelle du Hamas – et cela sans pour autant proposer un plan de reconstruction et d’intégration de la Palestine d’après, ce qui était tout même, si on veut mobiliser l’analogie avec la Seconde Guerre mondiale, le souci majeur des alliés. Le camp des pro-palestiniens n’est pas en reste : on déclare symétriquement qu’il n’y a pas d’Israélien innocent, puisque cet État serait issu d’un projet colonial abominable que chaque citoyen israélien perpétue tous les jours par sa simple existence sur cette terre. Et comme ici le but n’est pas la destruction d’une organisation politique israélienne qui déformerait la volonté véritable du peuple, mais la destruction de l’État d’Israël tout court, il est vrai que ce camp n’a pas à s’occuper de la question de l’après, puisque, si tout va bien pour lui, il ne restera rien ni personne à reconstruire ou à intégrer.

Voilà deux figures de la bêtise qui se donnent un sentiment de puissance en s’enfermant dans la radicalité. La chose n’a rien d’étonnant. Après tout, le conflit israélo-palestinien n’est pas une de ces situations de « guerre sans haine » que Teddy redoutait et que l’Occident, depuis, se targue de mener lorsqu’il intervient militairement quelque part. Dans ce conflit, de part et d’autre, il y a de la haine parce qu’il y a de l’amour pour le propre que l’autre semble menacer de destruction. Si bien que, tant les acteurs restent arrimés à leurs affects, on est peu surpris de la radicalisation servant à justifier des actes, de part et d’autre de moins en moins justifiables.

Plus remarquable est la bêtise des élites. D’abord celle des élites gouvernementales israéliennes qui semblent se projeter dans une société entièrement fondée sur l’amour du propre et la haine de l’autre et martèlent le mantra de la destruction du Hamas, quoi qu’il en coûte, sans envisager dans le même temps que la suite logique de cette destruction devrait être un État palestinien. Je dis suite logique, puisque dès lors que le Hamas sera détruit, de quel droit ne ferait-on pas confiance au peuple palestinien débarrassé de ce démon qui le tient en otage ?

Et puis il y a la bêtise des élites intellectuelles. Non pas celle de ces demi-habiles qui s’érigent régulièrement en porte-paroles de mouvements militants et dont on oublie le nom immédiatement après les deux semaines de gloire qu’ils réussissent en général à se ménager à la radio et sur les plateaux télé. Mais la bêtise des intellectuels de renommée mondiale, spécialistes de leur champ, professeurs dans des universités dites extraordinaires (et le prix pour y entrer l’est souvent effectivement) et globalement reconnus comme les plus grands esprits de leur époque. À vrai dire, peu de personnes peuvent actuellement revendiquer d’appartenir à cette catégorie. Mais Judith Butler compte parmi ces rares élus.

Aussi, l’exceptionnalité du personnage se manifeste-t-elle dans la forme que prend ici la révolte contre l’impuissance. On n’est pas dans la révolte du citoyen ordinaire qui veut que quelque chose soit fait pour que l’horreur s’arrête, quitte à s’abêtir au passage ;  mais ici, on est dans la véritable révolte de l’esprit, protestant contre son enferment dans des catégories qui l’obligent à penser d’une certaine manière. En tout cas, c’est ce qu’elle nous dit.

Quelles sont alors ces catégories qui contraignent si injustement la pensée ? Celle de terrorisme d’abord. En quoi elle n’a pas tort, la catégorie oblige, puisque là où il y a acte terroriste, la condamnation politique et morale de l’acte s’ensuit directement. Celle de viol par la suite, et là aussi elle a raison, car là où il y a viol la condamnation morale et politique de l’acte s’ensuit également. Aussi Butler, au lieu de se déclarer en faveur d’un camp ou d’un autre, déclare souverainement invalide les catégories à l’aide desquelles les événements du 7 octobre sont communément décrits. Pour elle, ce n’était pas là un acte terroriste et antisémite, mais un acte de résistance armée contre Israël. Ceci lui permet d’exiger que l’on déplace collectivement le débat et se concentre sur la question de savoir si nous sommes, oui ou non, favorables à des actes de résistance armée. Voilà la vraie question à l’ordre du jour. Et, puisque le concept de résistance armée est un concept héroïque, et donc exclut structurellement la possibilité du viol, notre icône du féminisme mondial et de toutes les luttes pour les minorités sexuelles, doit logiquement nier qu’il y ait eu des viols le 7 octobre – en tout cas elle se refuse d’y croire tant qu’elle n’aura pas vu de la documentation crédible, et apparemment le rapport de l’ONU ne lui suffit pas. Attention, ce n’est pas qu’elle justifie les viols par le Hamas, c’est qu’elle doit les rendre inexistants puisqu’ils sont incompatibles avec le concept de résistance armée.

Faisons-lui crédit pendant un bref moment. Envisageons l’hypothèse qu’elle considère sincèrement que les catégories à l’aide desquelles on décrit la réalité du 7 octobre et ses suites empêchent la véritable pensée de l’événement. Admettons que chez elle le sentiment d’impuissance ait conduit non pas à un engagement rendu aveugle par l’affect, ni au silence, mais à une tentative de redonner une certaine puissance à la pensée en catégorisant autrement la réalité. Le résultat de l’opération serait alors le suivant : on serait face à un acte de résistance dont on peut discuter, nous dit-elle, la stratégie – i.e. son caractère armé – contre un oppresseur étatique injuste et révoltant. La guerre à Gaza serait donc juridiquement illégitime – contre des résistants, l’occupant mène des actions de police, mais pas une guerre –, politiquement révélatrice, puisque cette guerre démontre qu’Israël, en « punissant » les résistants, est en réalité un État fasciste, et moralement condamnable, parce que nous, démocrates libéraux occidentaux, nous nous devons, du fait de notre histoire, d’être du côté des résistants.

La bêtise qu’on mérite ?

Dont acte. La question reste pourtant de savoir si ce déplacement catégoriel rend quiconque plus intelligent. Pas vraiment en réalité. Car la position défendue est exactement celle des pro-palestiniens radicaux, traitant Israël directement d’État colonial illégitime voué à disparaître. Rien de nouveau ici, aucun gain de connaissance ou de compréhension de la situation. Et au moins ceux qui assument par ailleurs cette position ont-ils le courage de justifier leur engagement par des émotions fortes qui prétendument les obligent à choisir aveuglement un camp et, donc, à être bêtes.

Nul ne sait si un quelconque affect est à l’origine de la bêtise de Judith Butler. Probablement tout de même l’affect contre sa propre impuissance de théoricienne face à la surpuissance d’une réalité insupportable. Sa solution pour ne pas l’éprouver semble simple : nier l’insupportable, l’effacer, le renommer et le glorifier au passage (et ceci bien qu’elle n’ait pas « aimé », nous assure-t-elle, les massacres du 7 octobre). Rien de cela n’aide à penser le réel, rien ne le rend plus intelligible et donc traitable politiquement. Bien au contraire, l’opération épaissit encore le brouillard dans lequel nous nageons en prétendant …  qu’il n’est pas là. Et, tout comme il y a des gens qui veulent croire à la clarté produite par le discours de Netanyahou, il y en a qui veulent croire à celle produite par Butler. Aucune différence pourtant entre ces deux manières de « clarifier » la situation.

Peut-être a-t-on les intellectuels que l’on mérite. Et peut-être ce qu’on mérite aujourd’hui, ce sont des sophistes déguisés en philosophes, détestant le questionnement, ayant toujours déjà une réponse ainsi que les bonnes catégories qu’il faut juste imposer dans le débat pour voiler une réalité insoutenable. Peut-être que l’on mérite Judith Butler, ce genre de penseurs qui traduisent nos affects les plus immédiats, et souvent les plus bas, en « pensée » dite subversive, quitte à effacer ce qui ne nous plaît pas : des viols suivis de mise à mort des femmes israéliennes, ou, en face, la famine qui ravage Gaza. Peut-être donc, le problème n’est pas Judith Butler, mais des sociétés qui produisent ce genre de phénomène à renommée mondiale; lequel, ne nous voilons pas la face, révèle juste leur incapacité, ou leur manque de volonté politique, d’élaborer de manière intelligente leur impuissance et, par cette voie, d’en sortir.


Karl Kraus

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