Jewish Scum Manifesto

Pour la Journée internationale des droits des femmes, K. publie un texte qui détonne par rapport à sa ligne habituelle. Une jeune femme juive nous a en effet fait parvenir un manuscrit qui, pastichant le célèbre SCUM Manifesto (1967) de la militante féministe radicale Valérie Solanas, exprime avec virulence sa colère face à la surdité du monde juif aux revendications d’émancipation féminine. Cette colère, c’est la voix politique qu’on obtient à maintenir le couvercle sur ce qui bout. Nous avons décidé de le traduire de l’anglais et de le publier.

Hommes à l’égo mal accroché, s’abstenir de lire ce texte.

 

Lilith Fall, par Jean Tuttle, 1987

 

Je consacre la majeure partie de mon temps à une tâche insurmontable : décentrer les hommes de ma vie. Mais puisque nous célébrons cette semaine la Journée internationale des femmes (n’oublions pas de mentionner leurs droits…) – une farce qui rappelle péniblement à l’autre moitié de l’humanité notre existence amputée –, profitons de l’occasion pour rappeler pourquoi cette besogne absurde, qui pourrit littéralement la vie des femmes, est nécessaire. Et puisque la communauté juive, qui est celle où j’évolue, n’aliène pas moins les femmes que le reste de notre société – quand le prétexte de dieu, de la tradition ou de l’assimilation n’en rajoute pas une couche –, laissez-moi vous inviter à une petite visite du terrain de jeu des hommes juifs. 

Je pourrais m’acharner sur les courants les plus conservateurs et archaïques de notre communauté, mais ce serait être malhonnête. Comme si la misogynie n’était que la fantaisie de quelques rabbins poussiéreux… Il est certes facile de souligner les piliers patriarcaux qui maintiennent la mechitzah[1] à la fois tangible et métaphorique entre les sexes. La modestie vestimentaire et cette voix feutrée que l’on impose aux femmes sont ici censées éviter le danger toujours imminent de la séduction – il est bien connu que tout ce que veulent les femmes juives, c’est baiser, et que ces pauvres, pauvres hommes n’ont pas de volonté propre. Baruch Hashem[2] qu’une myriade de rabbins réprimande quotidiennement les filles, car sinon, où irait-on ? Et il est tout aussi facile de pointer la discrimination structurelle et institutionnelle globale qui empêche les femmes de bénéficier des mêmes possibilités d’apprentissage, de participation à la vie communautaire et de statut que les « shnippés ». 

Cependant, la gangrène est partout, elle suinte dans toutes nos structures, professionnelles et personnelles, dans toutes les branches de la communauté, qu’elles soient laïques, intellectuelles ou culturelles. 

Il est bien connu que tout ce que veulent les femmes juives, c’est baiser, et que ces pauvres, pauvres hommes n’ont pas de volonté propre.

La beauté de l’appartenance et du sens juif de la communauté s’accompagne d’une peur solidement ancrée, nourrie par un endoctrinement obstiné : celle du non-conformisme. La pression exercée pour s’aligner sur la meute communautaire et les directives explicitement ou implicitement données par les dirigeants signifie que toute tendance s’écartant du cadre étroitement et illogiquement confiné du judaïsme suscite au mieux un malaise pénétrant, au pire l’exclusion et du carburant durable pour la rumeur. On ne tolère pas les divergences, encore moins quand elles viennent des femmes. Celles qui osent réclamer une meilleure place à la table, ou une place tout court, sont qualifiées de sous-produits problématiques et hystériques de l’adossement ou de l’intégration du monde juif à la société moderne. Elles sont immédiatement étiquetées comme des harpies qui trahissent la communauté en venant ruiner les fondements de milliers d’années d’unité et de survie. Quant aux hommes qui tentent d’être des alliés ou des béquilles pour l’expérience féminine juive, ils le font souvent avec leurs propres réserves, qui finissent par étouffer le véritable désir d’égalité. « Chaque chose en son temps… » N’est-ce pas ? « Vous ne pouvez pas forcer le changement si rapidement… » N’est-ce PAS ? « Vous devriez être plus reconnaissante de ce que cette communauté a déjà fait pour vous, de la façon dont je vous aide… » N’EST-CE PAS ? Et les très, très, très rares hommes qui, bien qu’ils ne puissent jamais connaître l’expérience de l’oppression vécue par les femmes juives, essaient de partager leurs privilèges lorsque c’est possible, ou de céder leur place dans le cas contraire, sont considérés comme des parjures faibles et lobotomisés, des émasculés qui provoquent la chute de l’ancestrale structure juive censée nous permettre, à nous tous, de respirer. Même si l’air est rempli de cette lente mort imminente que l’on appelle « perpétuation ». 

Qui peut nier que, sur les questions liées au féminisme, le monde juif se complaît dans l’ignorance, avec une bonne conscience pleine de morgue ? Je ne veux plus qu’on me pointe les quelques exemples de femmes qui, à force d’obstination, parviennent l’exploit d’infiltrer le panthéon du judaïsme contemporain, comme s’il n’était pas insultant de devoir se démener pour un strapontin. Certes, quelques instances dirigeantes de la communauté ne sont plus exclusivement masculines, certes, ici ou là, une voix féminine émerge timidement dans les enseignements juifs et certes, il arrive qu’une œuvre de bienfaisance juive se trouve être dirigée par une femme. Mais toutes ces petites concessions n’ont bien sûr lieu que dans les espaces les plus mainstream : il n’y a que là qu’elles paraissent « acceptables ». Et il faudrait que nous applaudissions le Moishe ou le David pour ne pas nous avoir immédiatement claqué la porte au nez ? Quant au « privilège » de diriger des organisations caritatives, n’a-t-il pas toujours été celui des femmes, elles qui sont nées avec ce gène de la bonté qui les rend serviables et disponibles pour sauver ce que les hommes ont détruit au fil des siècles ? 

Et qu’en est-il des espaces non traditionnels ? Ceux qui sont réservés aux femmes ou queers, et qui ne sont rattachés à aucune instance communautaire juive ? Eh bien, ils sont considérés comme une nuisance, une menace, un simple grain de poussière qui, au bord de l’expérience juive mondiale, fait figure d’anomalie. Le judaïsme, le vrai, le seul légitime, est forcément masculin. Le reste n’est que bruit de fond, dont on espère qu’il sera bientôt réduit au silence. Bien sûr, il peut être amusant de découvrir des initiatives locales, de trouver un espace où d’autres partagent tout ou partie de vos griefs et de vos luttes. Mais l’exclusion du courant dominant a un prix : elle épuise. Pour se tailler sa propre place et s’y ancrer coûte que coûte, il faut se saigner jusqu’à la dernière goutte.

Comment se respecter soi-même quand on doit sans cesse mutiler ses objectifs et endosser des vertus que l’on n’a jamais désirées ?

Pendant des siècles, on a répété aux femmes juives que leur position dans le judaïsme était plus élevée, plus sacrée. Qu’elles étaient exemptées de la plupart des obligations religieuses relatives au temps, car elles étaient déjà si proches de Dieu. Qu’à condition de rester à leur place, elles seraient honorées et respectées. Mais comment se respecter soi-même quand on doit sans cesse mutiler ses objectifs et endosser des vertus que l’on n’a jamais désirées ? Je me fiche de savoir si le judaïsme est la seule vraie religion donnée par Dieu, ou simplement l’une des nombreuses sectes apparues il y a des milliers d’années et ayant réussi à s’implanter durablement, l’important, ce qui pèse sur nos vies et sur nos corps, c’est qu’il s’agit d’un dispositif de pouvoir et de contrôle de groupe. Dès l’origine, le judaïsme a organisé l’inégalité des sexes, mais il n’est pas nécessaire que j’étale ici mes griefs à l’encontre des ancêtres. Car que j’apprécie ou non la représentation essentiellement unidimensionnelle de toutes les femmes dans nos textes n’est pas vraiment pertinent pour la présente confession. Ce qui me dérange, c’est la façon dont ces histoires et ces modes de vie anciens ont été transformés en traditions rigides, enrichies au fil du temps de couches, d’exigences et de spécifications qui, curieusement, finissent par imposer toujours plus de restrictions aux femmes qu’aux hommes. Allez comprendre pourquoi.

J’aime profondément les femmes qui parviennent à trouver du réconfort et à s’épanouir dans le cadre communautaire et la pratique qui nous ont été imposés. Dans une autre vie, j’ai beaucoup partagé avec elles, j’ai aimé caresser la ligne qui sépare le permis de son au-delà. D’une certaine manière, je le fais encore. Et la structure donne une direction, donne du confort. Mais pour ma part, je ne peux plus supporter cette cage dorée dans laquelle nous sommes nées. Je la vomis. Je n’en veux pas pour moi, et je voudrais que les autres n’en veuillent pas non plus. Car ne vous leurrez pas : il ne peut y avoir aucune victoire au sein du patriarcat, pas même dans sa version juive. Quand on erre dans le labyrinthe patriarcal, échapper à une cage ne signifie jamais que basculer dans une autre. Comme il me démange de simplement exister. 

Quand on erre dans le labyrinthe patriarcal, échapper à un cage ne signifie jamais que basculer dans une autre.     

Encore aujourd’hui, la religion permet aux hommes d’assouvir leur besoin malsain de dominer les femmes et quiconque ne se plie pas à leur vision phallocentrée et cisgenre des relations humaines. Elle multiplie les alibis et les prétextes pour ne pas affronter les véritables problèmes, qui sont entretenus et acceptés comme le statu quo. Un mot à ce propos : si vous ne pouvez pas garder votre bite dans votre pantalon, peut-être devriez-vous reconsidérer votre existence. 

Trop nombreuses sont les histoires où des hommes juifs en position d’autorité abusent de leur pouvoir pour violer, harceler, agresser et violenter des femmes. En fait, le syntagme « en position d’autorité » est presque superflu dans cette phrase. Il suffit de regarder en Allemagne, en France, ou au Royaume-Uni pour ne citer que quelques cas récents. Et il ne serait pas difficile d’en indiquer d’autres en Europe et dans le monde. Mais les yeux restent clos, les oreilles bouchées et le poing prêt à écraser toute perturbation qui ébranlerait la vie communautaire « saine ». Ces incidents sont systématiquement minimisés, toujours présentés comme des cas isolés, et ce n’est que si les voix se font si fortes qu’il devient impossible de s’obstiner à ignorer la victime, que l’on condescend à les traiter. Et même dans ce cas, c’est l’homme qui reçoit la grâce et la bienveillance générales de la communauté, qui se voit offrir un million de secondes chances et dont les exploits « réels » sont rappelés. Car comment une femme ose-t-elle tenter de détrôner le rabbin accueillant et attentionné, la brillante et spirituelle recrue de la synagogue, le jeune militant héroïque luttant contre l’antisémitisme… La liste est longue et nous connaissons tous quelqu’un qui. Comment osez-vous détourner le regard ?

Aussi pénible que cela puisse vous paraître d’affronter la réalité, de couper les liens qui vous tenaient à cœur ou de vous livrer aux franches conversations que demande l’introspection communautaire, je vous assure que ce n’est rien en comparaison de ce qu’a subi la femme qui porte maintenant en elle le traumatisme. C’est elle qui a cru avoir affaire à une personne inoffensive et évoluer dans un espace juif sûr. Non seulement elle devra se débrouiller avec les séquelles de l’abus de sa confiance et de son corps, mais en plus elle se verra sans cesse rappelée à l’horreur qu’elle a vécue, obligée de la surmonter encore et encore. Et ce, parce que nos communautés préfèrent faire passer l’intégrité de l’ego masculin avant tout le reste.

L’étroitesse d’esprit des hommes, incapables de voir au-delà de leur propre horizon étriqué et tordu – résultat de siècles de suprématie écrasante ayant maintenu leurs cerveaux dans un état de sous-développement chronique -, est à la fois risible, prévisible et époustouflante. Ce comportement enfantin et puéril consistant à refuser de comprendre qu’un pas vers l’égalité profite en fin de compte à tout le monde m’exaspère parfois tellement, que j’aimerais bien vous prendre entre quatre yeux dans la cour de récréation et vous cogner la tête contre votre poteau de football adoré. Ce n’est pas comme si je ne l’avais pas déjà fait quand j’étais encore une jeune écolière juive… Mais même à l’époque, je me souviens m’être sentie lorgnée par les autres garçons et que, sous leur regard, cette rage prenait une connotation sexualisée à laquelle il était impossible d’échapper. 

L’étroitesse d’esprit des hommes, incapables de voir au-delà de leur propre horizon étriqué et tordu – résultat de siècles de suprématie écrasante ayant maintenu leurs cerveaux dans un état de sous-développement chronique -, est à la fois risible, prévisible et époustouflante.

Où que vous essayiez de vous tourner en tant que femme, vous êtes le sexe. J’élève la voix, j’exige ce qui m’appartient, je me rebelle contre la norme – je suis considérée comme une petite chose fougueuse qui veut juste être dominée par les couilles remplies de cholent [3] qui m’entourent. Je joue à la gentille, j’apaise, je me tais – je suis une tapisserie qui n’attend que d’être saisie par vos doigts libidineux, pour que soit libérée la bête de sexe de vos fantasmes. Mais Dieu nous préserve qu’une femme exprime ne serait-ce qu’une once de désir sexuel. Enfermez-la et doublez sa tente de tzniout[4].

Tout est question de sexe. Sauf le sexe, le sexe est une question de pouvoir.

Aucun refuge sûr dans la synagogue, dans la salle de réunion, dans la chambre à coucher, au club de kiddouch. Ne me parlez pas de votre abri imaginaire du groupe des Dames de Rosh Chodesh. Ou de la reconnaissance annuelle du fait qu’Esther, Ruth et compagnie sont les véritables héroïnes de notre histoire et de notre permanence juive. Sans blague Sherlock ! La seule raison pour laquelle vous, votre communauté et l’histoire telle qu’elle existe sont ce qu’ils sont, c’est à cause des femmes. Parce que nous étions là depuis la première semaine, à endurer vos conneries et à réparer vos merdes. Et ne vous avisez pas de monter mes filles Lilith et Eve l’une contre l’autre. Regardez d’abord dans le miroir. Et ensuite, creusez-vous une tombe.


Valeria Solanstein

Notes

1 Une mekhitsa (Hébreu: מחיצה, partition ou division) est la séparation physique entre les hommes et les femmes dans les synagogues traditionnelles. [Ndt]
2 Baruch Hashem veut dire ‘Merci Dieu’ et il s’agit d’une expression courante utilisée pour exprimer sa gratitude. [Ndt]
3 Le cholent est un ragoût typique de la cuisine juive ashkénaze, servi le jour du shabbat. [Ndt]
4 La tsniout (hébreu : צניעות tzeniout, tznious ou tznies) est un domaine de pensée et de loi juive, traitant au sens large de la modestie et de la pudeur (principalement pour les femmes) et, au sens plus restreint, des rapports sociaux et intimes entre hommes et femmes. [Ndt]

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