J’assume !

De « La France, tu l’aimes ou tu la quittes » à «La France, tu l’assumes ou tu la quittes », Zemmour bombe le torse et radicalise l’injonction nationaliste. Le slogan, bien viril, plaît à plus d’un. S’il est vrai que pour les juifs ou les anciens colonisés, « assumer » le passé français suppose d’abord d’absoudre la nation des crimes dont ils furent les victimes, les Français dits « de souche » auxquels Zemmour s’adresse prioritairement en promettant que dans sa France tout le monde assumera sans plus poser de questions, ne se trouvaient jusqu’ici pas concernés par la nécessité d’absoudre leur pays. Jusqu’au moment où, aujourd’hui, la France catholique que Zemmour ne cesse d’encenser a quelque chose à se pardonner. A ce propos, que dit le peut-être futur candidat ? Silence radio pour l’instant. On s’interroge sur comment ce crime-là d’atteinte à l’intégrité des corps enfantins sera traité par le maître de l’absolution. Demandera-t-il à tous les Français de l’assumer comme appartenant à la structure de la France éternelle ? Ou est-ce que sur ce cas précis le mot « assumer » trouvera dans sa bouche son sens plein et entier, à savoir de prendre sur soi la responsabilité de ce qu’on fait et de porter les conséquences de ses actes ? 

 

 

Pour une fois que la France est à la pointe de l’innovation, il faut saluer l’événement. Alors que tous les autres régimes ou prétendants autocrates en sont encore à l’ancien « La/le/les (nom du pays), tu l’/les aimes ou tu la/le/les quittes », chez nous on en est désormais à un bien plus viril « La France, tu l’assumes ou tu la quittes ». Zemmour est décidément plus fort que Le Pen, Villiers et Sarkozy pris ensemble. C’est là l’avantage d’être un intellectuel qui réfléchit beaucoup (à l’histoire). Lorsque Sarkozy, en 2006, lançait l’infâme slogan, deux rivaux d’extrême droite en revendiquèrent immédiatement la paternité : Villiers, qui faisait toute sa campagne de 2006 sur ce mot d’ordre, et Le Pen qui rappelait que c’est lui qui l’avait inventé dans les années 1980 sous forme d’un autocollant proclamant « La France, aimez-la ou quittez-la. » À l’époque, toutes ces déclarations de paternité étaient fausses. Le slogan était en effet largement utilisé aux États-Unis dès les années 1960-1970 par des soutiens de la guerre du Vietnam qui considéraient la jeunesse protestataire américaine comme indigne de résider sur le sol de la patrie ; et auparavant, en 1960, c’est la dictature militaire brésilienne qui en usait déjà pour marquer au fer rouge tous ceux qui étaient en désaccord avec la torture et l’assassinat politique. Le Pen, Villiers, Sarkozy : tous avaient adopté un enfant étranger, et leurs cachotteries quant à son origine laissent supposer que les papiers d’adoption n’étaient pas tout à fait en règle. Pour Zemmour, qui, lui, aime vraiment la France et rien que la France, ce genre d’importation de produits extérieurs est inimaginable. Et comme il est également contre l’adoption monoparentale, il n’est que cohérent avec lui-même en cherchant dans la tradition française (chez Napoléon, excusez du peu) le slogan qui lui convient. En l’occurrence : « la France, tu l’assumes ou tu la quittes ».  

Ce n’est pourtant pas seulement la garantie de disposer d’un produit français, certes pas très frais mais français quand même, qui le pousse à se détourner du strict acte d’amour pour la patrie. Le problème avec l’amour — le lecteur du roman français qu’est Zemmour ne le sait que trop bien — est qu’il se contrefiche éperdument des défauts de la personne aimée. Voilà qui est inadmissible pour le presque-candidat : la France ne saurait avoir de défauts. Le ver entre dans le fruit de l’assimilation ardemment désirée, si l’on s’en tient à l’injonction d’aimer. Cette dernière laisse entendre que la France peut certes avoir des défauts, mais qu’elle mérite néanmoins l’amour de ses citoyens et de tous ceux qui veulent le devenir. À cette concession, il ne faut donner aucune chance. On arrête donc d’aimer et on assume. 

Telle est l’opération de subjectivation que l’assimilation est censée produire : un rapport à la France où ses défauts sont admirables, où ses crimes sont des sauvetages, où elle est parfaite peu importe ce qu’elle fait ou a fait. 

Un esprit mal tourné pourrait s’interroger : mais n’assume-t-on pas des responsabilités, des erreurs, des fautes, voire des crimes ? Assumer la France, est-ce demander alors de prendre sur soi sa participation à la Shoah et son passé colonialiste, pour ne parler que des crimes qu’elle a commis ? Zemmour aurait-il subrepticement un concept plus complexe d’intégration que le martèlement de l’impératif d’assimilation ne nous le fait croire ? Loin s’en faut. Maître de la langue française, tendre amant du verbe national, Zemmour, sur ce point précis de la langue, se fait adepte de ce qu’il croit être le parler du peuple. « J’assume », dans son esprit, c’est une parole de père de famille qu’on imagine passablement aviné, qui réplique à sa bourgeoise se plaignant de son état et des conséquences sur les comptes du ménage. « J’assume », c’est la parole du jeune homme de retour à la maison à qui le père reproche la énième bagarre inutile dans laquelle il s’est embarqué. « J’assume », c’est la parole du fameux mâle blanc qui veut bien entendre que les femmes ne sont pas naturellement plus débiles que les hommes, mais qui le pense quand même. Bref, « j’assume », pour Zemmour, c’est la parole du « mec qui en a », jusqu’à poser fièrement dans sa propre bêtise en bombant le torse ; d’un « mec qui en a » jusqu’à se trouver superbe alors qu’objectivement il ne l’est pas, et de rester parfaitement indifférent au monde extérieur qui lui dit et redit qu’il n’est pas si génial que cela. « La France, tu l’assumes ou tu la quittes » veut dire « La France, tu la trouves formidable ou tu la quittes ». Tu la juges ainsi non pas malgré ses défauts (comme dans l’amour) mais, à cause de ses défauts. Telle est l’opération de subjectivation que l’assimilation est censée produire : un rapport à la France où ses défauts sont admirables, où ses crimes sont des sauvetages, où elle est parfaite peu importe ce qu’elle fait ou a fait. 

Afin de pouvoir la trouver si extraordinaire, bien évidemment, il faut une opération supplémentaire. En tout cas, c’est nécessaire quand on est juif. Car des crimes, elle en a commis la France, et Zemmour ne l’ignore pas. Donc il l’absout : certes, la rafle du Vel d’Hiv fut perpétrée par des policiers français, mais c’étaient des ordres allemands. La France n’aurait fait que les suivre. L’Allemagne est coupable, la France ne l’est pas. Puis, il faut du mensonge, puisqu’il y a des choses qui ne s’absolvent pas. Ainsi Pétain aurait sauvé les juifs français, et bien qu’on regrette qu’il ait suivi les ordres allemands et livré les juifs étrangers, ce n’est pas la France qui est coupable, c’est encore l’Allemagne. Par où l’on voit au passage que le « tu assumes ou tu quittes » est un produit d’exportation difficile, puisqu’il ne semble marcher qu’à la condition de considérer son propre pays comme la pauvre victime de manigances extérieures – ce qui, il est vrai, n’est pas sans avantage dans certains cas, puisque s’ouvre au slogan le marché de l’Autriche, jusqu’à la Pologne en passant par tout l’ancien bloc de l’Est… 

Quoi qu’il en soit des succès futurs de cette invention bien de chez nous, il est clair que ce sont exclusivement d’anciennes victimes de la France que l’absolution est exigée. Absoudre, cela n’est possible que si le geste vient d’elles. Le Français « de souche », comme on dit, lui, peut juste se contenter d’assumer. Ce sont les juifs et les ressortissants ou descendants des anciennes colonies françaises qui doivent accomplir l’opération supplémentaire de l’absolution afin qu’on puisse assumer pleinement.  Zemmour, en juif, est dans la position de pouvoir leur montrer le chemin. Et c’est bien ce qu’il fait : il absout tout, de Maurras à Pétain en passant par Papon, tout est pardonné. C’est à se demander si la véritable raison de son hésitation à se présenter à la Présidentielle n’est pas que son but réel n’est pas du tout de devenir Président, mais plutôt Pape.

C’est peut-être la raison pour laquelle Zemmour se fait moins catholique depuis plusieurs jours. Il se peut qu’il doute : la pédophilie, est-ce là vraiment un projet qui puisse emporter l’adhésion ?

Mais voilà qu’un événement survient : le Français « de souche » se trouve soudain à son tour très concerné par l’obligation d’absoudre. Depuis quelques jours la question se pose et s’impose. Dans cette France dont Zemmour ne cesse de rappeler les racines catholiques — catholiciser activement les autres religions fait partie de son programme d’assimilation — il est beaucoup question d’absolution, mais en bien mauvaise part, et pas du côté qu’on attend.

C’est peut-être la raison pour laquelle Zemmour se fait moins catholique depuis plusieurs jours. Il se peut qu’il doute : la pédophilie, est-ce là vraiment un projet qui puisse emporter l’adhésion ? Détruire la vie de centaines de milliers d’enfants, est-ce de ça que rêve la société française ? Absoudre, ne pas parler du crime, se taire, assumer… Voilà des mots qui d’un coup sonnent autrement pour l’électorat bien français auquel Zemmour s’adresse. Et si la France ne voulait pas absoudre ce crime-là, catholique autant qu’elle est, commis à l’égard de ses propres enfants ? Et si la France dans son ensemble, et non seulement ses juifs et ses musulmans, ses immigrés et enfants d’immigrés, se posait subitement la question de savoir en quoi il serait bon d’absoudre ? À maintenir une illusion de propreté qui en réalité détruit des vies ? À quoi bon faire semblant que tout est formidable, lorsque des enfants juifs sont assassinés, des enfants d’immigrés discriminés et des enfants bien français abusés ? Le Pape en poste répondra, c’est presque sûr, pour la gloire de l’Église éternelle. Le Pape Zemmour, lui, dit que ce pour quoi on ment, c’est la France éternelle. Or on entend aujourd’hui les victimes de l’Église catholique lui demander qu’elle « assume », et retrouver par là le véritable sens du mot. En fin de compte, peut-être l’éternité importe moins pour la République laïque que la vérité.


Karl Kraus

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